Eglises d'Asie

L’Eglise face à la lutte anti-drogue du président Duterte

Publié le 12/10/2016




« Je suis vraiment atterré de voir autant de groupes et d’individus, y compris des prêtres et des évêques, se plaindre du nombre de tués dans des opérations visant à éradiquer les drogues illégales », protestait Rodrigo Duterte, dans un discours le 10 octobre dernier. « Si j’arrête cette guerre, c’est la …

génération d’après qui périra », affirmait encore le président philippin, dont les propos sont rapportés par l’agence Reuters.

Si l’action du président en matière de lutte anti-drogue tout comme les insultes qu’il n’hésite pas à lancer au pape François, au président Obama ou aux Européens ont fait de lui une personnalité à la notoriété planétaire, qu’en est-il aux Philippines, et plus précisément au sein de l’Eglise, une institution de poids dans ce pays dont 85 % des 100 millions d’habitants se réclament du catholicisme ? Force est de constater que la guerre antidrogue déclenchée par le président philippin, qui a déjà fait plus de 3 500 morts, divise jusque dans les rangs de l’Eglise.

Officiellement, l’Eglise catholique des Philippines condamne les morts de la guerre antidrogue, tout en proposant d’accueillir au sein des institutions qu’elle anime les consommateurs de drogue afin de les guérir de leur addiction. Mais la présidence de Rodrigo Duterte, élu en mai dernier par plus de 16 millions de Philippins, représente un défi pour l’Eglise, jusqu’ici une institution incontournable du premier pays catholique d’Asie. Après avoir appelé à mots couverts à voter contre Duterte, la Conférence des évêques catholiques des Philippines (CBCP) a d’abord offert sa « collaboration vigilante ». Aujourd’hui, avec l’opération de mobilisation « Tu ne tueras point », la CBCP fait partie des acteurs qui s’opposent avec le plus de vigueur à une campagne antidrogue jugée meurtrière.

Le président de la CBCP, Mgr Socrates Villegas, archevêque de Lingayen-Dagupan (au nord de la capitale), est l’un des premiers à avoir publiquement dénoncé des « tueries extrajudiciaires ». Le 15 septembre, dans une déclaration de la CBCP signée de sa main, Mgr Socrates Villegas s’est fait menaçant : « La mort par la terreur ou la violence, la mort causée par nos semblables est un appel à la vengeance du Ciel. »

Avant même son investiture à la présidence, le 30 juin dernier, Rodrigo Duterte avait insulté la CBCP. De son côté, la CBCP avait jugé « inquiétante » l’augmentation des « exécutions extrajudiciaires », mais sans nommer directement le président. « Nous sommes préoccupés par le nombre croissant d’assassinats de personnes suspectées d’être impliquées dans des trafics de drogue, sous prétexte qu’elles se sont opposées à leur arrestation par les forces de police », pouvait-on lire dans le communiqué des évêques catholiques philippins « Appel à la raison et à l’humanité », publié le 20 juin dernier. En août, le président de la CBCP en appelait au « sens de l’humanité » du peuple philippin, s’inquiétant publiquement que dans sa volonté de se débarrasser du fléau de la drogue, le pays ne devienne un vaste « champ de la mort ». Le 4 septembre, l’archevêque réitérait son appel, dénonçant les exécutions extrajudiciaires en ces termes : « Le but de la justice n’est pas la revanche. Le but de la justice est de restaurer l’harmonie. »

Mgr Fernando Capalla, archevêque émérite de Davao, est une figure respectée de l’épiscopat philippin. Très actif au sein de la Conférence des évêques et des oulémas, une instance de dialogue islamo-chrétien de Mindanao, il est aussi l’évêque de la ville dont Duterte a été le maire pendant près de vingt ans. Le 8 octobre, il a dénoncé les exécutions extrajudiciaires, y voyant « une spirale qui va en s’intensifiant ». « Nos conscience s’endurcissent. La fin ne justifie pourtant pas les moyens. Notre sens de la moralité, de ce que sont les valeurs morales, de ce qui est bien et mal n’est plus clair », a affirmé l’évêque, appelant le président « à écouter les gens, les pauvres qui sont ceux qui souffrent ». Deux jours plus tard, la réponse présidentielle a cinglé : « Ce Capalla, notre évêque là-bas, me critique. (…) Mais tous ces prêtres sont des fils de p… . » L’instant d’avant, Rodrigo Duterte avait accusé Mgr Capalla et les prêtres qui mettent en cause les manières expéditives de la police d’entretenir « des maîtresses ».

– Figure majeure de l’épiscopat philippin, le cardinal et archevêque de Manille Luis Antonio Antonio Tagle se montre plus discret dans sa condamnation de la campagne menée par le président Duterte. Il appelle à accueillir les personnes dépendantes de la drogue. Dès le 19 juin dernier toutefois, comme une mise en garde adressé au pays dix jours avant l’investiture officielle du président nouvellement élu, Mgr Luis Antonio Tagle exhortait tous les Philippins à estimer la vie humaine et à rejeter la « culture de mort ».

Le P. Joel Tabora, directeur de l’université jésuite Ateneo de Davao, est l’un des rares soutiens visibles du président Duterte au sein de l’Eglise catholique. A Davao, grande ville de Mindanao, le Sud philippin, Rodrigo Duterte est fortement soupçonné d’être lié aux escadrons de la mort qui, selon les ONG de défense des droits de l’homme, ont été responsables de la mort de plus d’un millier de personnes, du temps où il était maire.

Au sujet des personnes tuées dans le cadre d’exécutions extrajudiciaires, le P. Joel Tabora interroge : « Les moyens mis en œuvre sont-ils forcément illégitimes ? ». « Des gens meurent, oui, mais en même temps, on vient en aide à des millions d’autres », affirme-t-il.

Le P. Joel Tabora vient d’être élu à la tête de l’Association catholique pour l’éducation (CEAP), l’organisation la plus importante de l’enseignement privé. « Ceux qui m’ont élu ont voulu s’assurer que ma loyauté envers l’Eglise, ses impératifs moraux et l’Association catholique pour l’éducation prime sur ma loyauté au président Rodrigo Duterte, dont je tiens d’ailleurs à faire savoir qu’il n’est pas mon directeur spirituel. », a-t-il déclaré à l’issue de son élection, le 30 septembre dernier.

– Pour sa part, Mgr Ramon Arguelles, archevêque de Lipa, au sud de Manille, émet l’avis suivant au sujet du président Duterte : « Je pense qu’il ne s’en sort pas si mal, même s’il a cette fâcheuse habitude de donner dans le discours tapageur. » Mgr Ramon Arguelles ajoute que le président de l’archipel est « constant dans la poursuite de son objectif » et « souhaite améliorer le quotidien des pauvres et, pour cela, je l’encourage à persévérer ». Avant de nuancer ses propos, évoquant un projet présidentiel est loin d’être parfait, y compris dans sa volonté de changer le pays. La campagne antidrogue, cependant, semble, selon lui, commencer à produire des effets. « Voit-on des viols commis sous l’influence de la drogue ? Probablement qu’il y en a toujours, mais pas autant qu’auparavant », a-t-il affirmé à l’occasion des 100 jours de la présidence Duterte.

– En dehors de l’Eglise catholique, l’évêque Noel Pantoja, directeur national du Conseil philippin des Eglises évangéliques (Philippine Council of Evangelical Churches), partage à peu près le même avis. « La situation est loin d’être parfaite mais le changement promis arrive malgré les défis », déclare-t-il, en référence au « bain de sang » de la guerre antidrogue. « La mort de milliers de personnes alimente la rancœur des membres des familles et d’amis des victimes à l’égard de la police, du gouvernement et du président lui-même, de quoi produire d’autres criminels », blâme Noel Pantoja. Ce protestant évangélique affirme soutenir les efforts du gouvernement pour changer le pays, tout en évoquant certains « mots, déclarations et actions contraires à la parole divine ».

Porte-parole de Rodrigo Duterte, Ernesto Abella est un ancien pasteur évangélique chargé aujourd’hui de faire l’exégèse des propos présidentiels. A l’agence Reuters, le responsable politique affirme que l’Eglise catholique est libre d’émettre des commentaires, sans qu’il y ait « même de quoi insinuer » que quiconque au sein du clergé pourrait être pris pour cible. « L’Eglise doit prendre en considération les récents sondages montrant que le peuple fait confiance et apprécie les efforts présidentiels, sans présupposer que tout le monde partage son système de croyances », précise-t-il.

Selon la dernière étude en date, publiée le 6 octobre par l’institut SWS (Social Weather Stations), 76 % des Philippins sont satisfaits de leur président et 84 % des personnes interrogées se déclarent « satisfaites » ou « plutôt satisfaites » de la « guerre antidrogue » menée depuis trois mois. Mais 71 % jugent également « très important » de maintenir en vie les suspects visés par la guerre antidrogue.

(eda/md)