Eglises d'Asie

La Cour suprême interdit le recours à tout argument fondé sur la religion et la caste dans le processus électoral

Publié le 03/01/2017




Le 2 janvier dernier, la Cour suprême de l’Inde a statué qu’il était désormais interdit à tout candidat à un office électif de recourir, durant le temps de la campagne électorale, à des arguments fondés sur la religion, la caste, ainsi que l’appartenance communautaire ou linguistique. Les sept juges, qui se sont prononcés à quatre contre …

… trois sur le sujet, ont estimé que la défense du caractère laïque de la Constitution indienne était à ce prix, et qu’un candidat qui viendrait à user de tels arguments pour se faire élire pourrait voir son élection annulée en justice. Les trois juges qui se sont opposés à cette décision l’ont fait en estimant qu’une telle mesure allait contre la liberté d’expression, une liberté inscrite dans la Constitution, et qu’en matière électorale, le juge n’avait pas à se substituer au législateur.

Selon les attendus du jugement, « la relation qui existe entre l’homme et Dieu ainsi que les moyens que les êtres humains adoptent pour se connecter au tout-puissant sont des affaires qui ressortent des choix et des préférences de chaque individu ». Ceci étant dit, « l’Etat est dans l’obligation de permettre la pratique et la propagation de la foi religieuse des citoyens, mais il peut interdire l’interférence des religions et des croyances religieuses dans les activités séculières telles que les élections ». « Mêler la religion avec le pouvoir de l’Etat n’est pas permis, écrivent les juges. L’Etat étant de nature laïque, il ne peut être identifié avec aucune religion ou dénomination religieuse. »

Le jugement de la Cour suprême fait les gros titres de la presse indienne tant l’affaire est sensible dans un pays où, si l’héritage des pères fondateurs de l’Inde indépendante est indéniablement laïque, la vie politique est largement teintée par les questions liées à l’appartenance religieuse, de caste ou linguistique des citoyens indiens. On ne compte plus les partis politiques qui sont organisés sur des lignes communautaristes, que ce soient les partis qui promettent aux dalits et aux basses castes de se saisir du pouvoir pour réparer des siècles d’injustices, ceux qui défendent l’usage de telle ou telle langue locale, ou bien encore les manœuvres de la droite nationaliste hindou pour mobiliser l’électorat hindou (80 % de la population) en stigmatisant la minorité musulmane du pays (14,2 % de la population).

Une vie politique traversée par les questions liées aux appartenances communautaires

Ce jugement intervient aussi quelques mois avant des échéances électorales importantes, notamment dans l’Etat de l’Uttar Pradesh, l’Etat le plus peuplé de l’Union, avec 200 millions d’habitants, où le BJP (Parti du peuple indien, au pouvoir au plan fédéral) cherche à contenir la pression du Bahujan Samaj Party, formation politique fondée par la très célèbre Mayawati, première femme dalit à occuper un poste de ministre-président. D’autres élections doivent aussi être prochainement organisées dans les Etats du Pendjab, d’Uttarkhand, de Goa et de Manipur. Des échéances électorales importantes avant 2019, date à laquelle l’actuel Premier ministre, le nationaliste hindou Narendra Modi, devrait sans doute briguer un deuxième mandat.

Les partis politiques ont immédiatement commenté la décision de la Cour suprême et il semble, pour l’heure, que ce soit plutôt l’unanimité qui l’emporte, même si les motifs de satisfaction des uns et des autres ne sont pas les mêmes. Le Vishwa Hindu Parishad (Conseil mondial hindou), composante centrale de la mouvance idéologique dont est issue le BJP, a fait savoir par la voix de son secrétaire général que c’était la fin de « la politique des votes en bloc », dénonçant là la propension du Parti du Congrès, le grand rival du BJP, à mobiliser en sa faveur les votes en bloc des minorités, qu’elles soient chrétienne ou musulmane, ou bien encore liées à l’appartenance de caste.

Porte-parole du Parti du Congrès, Priyanka Chaturvedi a déclaré « accueillir le message pragmatique donné par la Cour suprême avec à l’esprit la manière dont la politique s’est laissée dominée par les questions liées à la religion et à la caste, tout particulièrement du fait de certains partis qui ont fait de ces questions une part notable de leur idéologie pour se hisser aux premières places ».

Le Jamaat-e-Islami Hind, l’une des principales formations politiques musulmanes du pays, a de son côté appelé de ses vœux une application « pleine et entière » du jugement de la Cour suprême, y voyant une arme contre les agissements des nationalistes hindous, notamment à Ayodhya, où, sur les lieux d’une mosquée détruite en 1992, des hindouistes projettent de construire un temple dédié au dieu hindou Ram.

Réduire la démocratie à une abstraction

Les trois juges qui se sont opposés à la décision de leurs pairs ont estimé que l’affaire était si sensible qu’ils se devaient de faire connaître les raisons de leur dissension. Selon eux, le jugement de la Cour suprême réduit « la démocratie à une abstraction ». « Aucun gouvernement n’est parfait. La loi ne peut interdire l’échange, le dialogue, la discussion sur des sujets qui intéressent les électeurs », ont-ils fait valoir, soulignant que ces échanges, ces discussions faisaient partie de la mobilisation sociale qui permet à des groupes marginalisés de s’insérer dans la vie politique de la nation.

Selon la presse indienne, la décision de ce 2 janvier vient renverser une jurisprudence établie il y a un peu plus de vingt ans. En 1995, saisie par homme politique du Shiv Sena, formation politique hindouiste implantée au Maharashtra, la Cour suprême avait défini l’hindutva comme « le mode de vie » (‘way of life’) des Indiens. L’hindutva est ce terme qu’on peut traduire par l’hindouité mais qui est utilisée par la droite nationaliste hindoue pour signifier le caractère exclusivement hindoue de la nation indienne. Immédiatement, le BJP s’était engouffré dans la brèche en monopolisant le terme. Là où les juges de la Cour suprême s’étaient gardés de définir le contenu exact de l’hindutva, laissant penser que les musulmans et les autres minorités religieuses y avaient leur place, le Parti du peuple indien était très clair : l’hindutva est « la grande idéologie nationaliste ». « L’hindutva est là pour durer. Il appartient aux musulmans de savoir s’ils veulent être inclus dans le nouvel esprit nationaliste de Bharat [le nom officiel de l’Inde en sanskrit]. Il appartient au gouvernement et aux dirigeants musulmans de savoir s’ils veulent provoquer la fureur hindoue ou au contraire travailler avec les dirigeants hindous pour montrer que les musulmans et le gouvernement prêtent attention aux sentiments des hindous », peut-on lire sur le site officiel du BJP.

Selon India Today, hebdomadaire anglophone réputé, l’hindutva telle que définie par le BJP comprend, entre autres choses, la construction d’un temple dédié à Ram sur le site d’Ayodhya, une interdiction complète de l’abattage des bovins (la vache est un animal sacré dans l’hindouisme), l’abolition des dispositions juridiques propres à chaque communauté religieuse au profit de la mise en place d’un Code civil unique inspiré de l’hindouisme, ou bien encore l’abrogation de l’article 370 de la Constitution portant sur le statut particulier du Jammu-et-Cachemire, le seul Etat à majorité musulmane de l’Union indienne. « Quand le BJP était au pouvoir [au plan fédéral] entre 1998 et 2004, ces demandes étaient déjà formulées mais le gouvernement dirigé par [le Premier ministre] Atal Vajpayee ne les défendait pas avec vigueur. Aujourd’hui, depuis que le BJP [de nouveau au pouvoir au plan fédéral, depuis 2014] dispose d’une majorité au Lok Sabha [la Chambre basse du Parlement fédéral], l’ordre du jour fondamental des nationalistes hindous revient sur le devant de la scène », peut-on lire dans les colonnes de cet hebdomadaire. La question est désormais de savoir si l’hindutva, mot-lige de la politique menée par le BJP, se trouvera désormais encouragée ou au contraire combattue par les conséquences de la décision prise par la Cour suprême ce 2 janvier.

(eda/ra)