Eglises d'Asie – Philippines
Désintoxiquer les drogués plutôt que les tuer. Une paroisse catholique à l’œuvre à Manille
Publié le 28/09/2016
… un président qui multiplie les déclarations promettant un mandat « sanglant » et l’objectif de tuer 100 000 criminels ou réputés tels. L’impunité dont jouissent les forces de l’ordre semble totale et Rodrigo Duterte ne se prive pas d’insulter ou de menacer ceux, qui à l’image de la sénatrice Leila De Lima, osent une voix critique contre lui.
Dans ce contexte de peur grandissante mais où l’homme de la rue semble soutenir le président dans sa volonté de s’attaquer au problème de la drogue, des initiatives se démarque toutefois de la voie choisie par Rodrigo Duterte. Dans la grande banlieue de Manille, à Caloocan City, un prêtre argentin s’attache non à tuer les drogués mais à les désintoxiquer pour les sortir de la drogue. L’agence Catholic News Service a publié le reportage ci-dessous le 6 septembre dernier. La traduction en français est de Marguerite Jacquelin.
Le 1er septembre 2016, vingt toxicomanes se sont rendus à la police sous l’œil attentif du P. Luciano Feloni, prêtre argentin de la paroisse Notre-Dame de Lourdes à Caloocan, au nord de Manille. Vingt de plus devraient encore faire de même, dans le cadre du programme « Guérir, et non tuer » lancé par la paroisse.
Cette reddition de masse – orchestrée par le P. Feloni, aidé de la police et des autorités locales – fait suite à la multiplication des exécutions extrajudiciaires de narcotrafiquants qui ensanglante le pays depuis que le nouveau président, Rodrigo Duterte, a lancé une lutte impitoyable contre la drogue.
Selon le P. Feloni, les exécutions extrajudiciaires ont commencé quelques jours avant l’investiture de Rodrigo Duterte, le 30 juin dernier. Depuis, toutes les semaines, sur le territoire de la paroisse, trois à cinq personnes se font tuer. Une de victimes s’est même fait tuer en face de l’église, à la sortie d’une messe.
« Je sais combien il y a eu de victimes car nous avons célébré les funérailles. Presque à chaque fois, c’est la même chose : une moto arrive avec deux personnes dessus, celle qui est à l’arrière descend, sort un pistolet, tire, et les deux s’enfuient. Et personne ne se fait jamais arrêter ou inculper », témoigne le P. Feloni à Catholic News Service.
Le P. Luciano Feloni, à Caloocan City. DR
Actuellement, la paroisse du P. Feloni travaille en collaboration avec les autorités locales pour accompagner les narcotrafiquants qui se sont rendus à la justice. Ils les aident à se désintoxiquer et à être réhabilités, et leur fournissent également de la nourriture en échange de travaux d’intérêt général effectués dans le quartier.
Le prêtre n’hésite pas à déclarer qu’il soutient la lutte contre la drogue engagée par le président Duterte. « Tout le monde doit savoir que l’Eglise soutient à 100 % le président et sa lutte anti-drogue ; la drogue détruit le pays. Je viens d’Amérique Latine et je sais à quel point elle peut faire des ravages. Mais il est tout aussi clair que nous sommes contre toutes ces exécutions », explique-t-il.
Le 4 septembre, la police nationale des Philippines a annoncé que ses services avaient tué plus de 1 000 consommateurs et revendeurs présumés de drogue, depuis que Duterte avait pris ses fonctions de président et que ce dernier avait déclaré aux policiers de ne pas s’inquiéter de la manière de faire les choses. « Mon mot d’ordre est : tirez pour tuer. Je me fiche des droits de l’homme, vraiment, croyez-moi », avait affirmé Rodrigo Duterte le 5 août.
Presque 1 400 meurtres de présumés consommateurs de drogue, commis au cours de la même période, ont été qualifiés d’« homicides en cours d’instruction ». Beaucoup de ces meurtres ont été commis par des tueurs engagés par des trafiquants de drogue qui s’inquiétaient de voir certains des leurs se rendre et révéler trop de noms à la police.
Le 29 août, le surintendant principal de la police de Manille, Joel Napoleon Coronel, a expliqué à Catholic News Service que les tensions internes au sein des gangs et entre les gangs de narcotrafiquants étaient dues à l’effondrement du marché et étaient la cause de nombreux meurtres. Il a aussi parlé d’enquêtes menées par les autorités pour dépister les « ripoux, dans les rangs de la police, qui éliminent leurs anciens fournisseurs ».
Suite à la vague d’assassinats sans précédent qui déferle actuellement, des dizaines de milliers de toxicomanes – la plupart accroc au shabu, la méthamphétamine locale – se sont rendus à la police, préférant vivre dans des geôles surpeuplées plutôt que de risquer de se faire abattre dans la rue.
C’est en voyant les ravages de ces tueries au sein même de sa paroisse que le P. Feloni a décidé de convoquer le conseil paroissial, qui a approuvé le fait que quelque chose devait être entrepris. Le président du conseil avait justement perdu son frère, un policier, au cours d’une fusillade contre des revendeurs de drogue.
« Nous étions tous d’accord que tuer n’était pas une solution, précise le P. Feloni. Nous nous sommes demandé ce que nous pouvions faire. Nous avons exprimé notre désaccord face aux exécutions, et nous avons demandé l’avis des personnes avec qui nous sommes amenés à travailler. Selon eux, nous parlions, parlions, parlions, mais n’agissions pas. Notre message en faveur de la campagne anti-drogue n’avait pas été bien compris. Nous avons donc commencé à nous demander comment nous pouvions agir de manière concrète, avec plus qu’une simple déclaration contre la mort de toutes ces personnes. »
En travaillant avec les autorités locales et la police, le P. Feloni a obtenu de celles-ci qu’elles s’engagent à aider les narcotrafiquants qui accepteraient de se rendre. « Le gouvernement ne propose pas vraiment de programme. Ils pensent que les personnes qui se rendent vont rentrer chez elle et arrêter la drogue du jour au lendemain. C’est insensé. La peur ne fait pas cesser une addiction. C’est une maladie, qui demande un traitement psychosocial pour être guérie, explique-t-il. Si tuer n’est pas la solution, se rendre ne l’est pas non plus. C’est juste un début. Les gens ne guériront pas comme ça si on ne leur propose pas une vraie méthode pour s’en sortir. »
Il faudrait aussi développer des moyens permettant aux ex-dealers d’avoir de nouvelles sources de revenu, met-il encore en avant. « Presque tous les consommateurs de drogue sont des revendeurs. Ils vendent pour s’assurer un petit revenu et ne pas avoir à payer pour consommer. Si on arrête leur business, ils n’auront plus de quoi vivre, et plus de quoi nourrir leurs enfants », explique le prêtre.
Le P. Feloni raconte avoir parlé franchement à la police au cours de la mise en place du projet. « J’ai été très franc avec eux et leur ai bien dit : ‘ Ne venez pas les tuer après’. »
Le prêtre, qui dit être sur la même longueur d’onde que la police, fait part de ses inquiétudes concernant les effets de ces exécutions macabres sur la société aux Philippines. « Beaucoup de gens prennent les idées du président très au sérieux, et c’est dangereux. Ils décident du sort et de la vie des autres, donnent le titre de barons de la drogue à des personnes simplement dépendantes. La situation va bientôt ressembler à celle de l’Etat islamique. Les alcooliques ou les gens avec une longue barbe, ceux qui trompent leur conjoint ou ceux qui jouent aux cartes pourraient être ciblés. En fin de compte, tout le monde devrait être tué », s’inquiète le P. Feloni.
« Notre société est en train de devenir beaucoup plus violente qu’elle ne l’était auparavant. Et cela pourrait dégénérer très rapidement. En tant que représentants de l’Eglise, nous devons faire quelque chose. Aujourd’hui ils m’ont demandé ce qui pourrait arriver aux personnes travaillant sur le projet. Nous aussi, nous pouvons devenir la cible de ces violences. J’ai répondu que le plus grand danger était que l’Eglise ne fasse rien. Autrement, lorsque nous arriverons devant le Seigneur, Il nous demandera ce que nous avons fait à part célébrer des messes d’enterrement », poursuit le prêtre.
Le P. Feloni, prêtre aux Philippines depuis vingt-deux ans, ne cache pas les risques personnels encourus. « Nous essayons de faire en sorte que les personnes quittent les réseaux [du trafic de drogue]. Plus il y aura de personnes réhabilitées, moins il y en aura qui achèteront de la drogue. Cela risque de ne pas plaire aux trafiquants qui perdront leurs clients. Les policiers qui protègent ces réseaux ne seront pas contents non plus. Beaucoup de personnes voudront la peau du capitaine de police du quartier ou la mienne », explique le P. Feloni, qui a déjà pris des mesures de précaution pour éviter d’être une cible trop facile.
Mgr Antonio Tobias, évêque de Novaliches, était présent lors de la cérémonie de reddition des narcotrafiquants. Selon le P. Feloni, l’Eglise considère son projet comme un projet pilote pour le diocèse et au-delà. « Si le prêtre de paroisse que je suis est toujours en vie dans six mois, cela encouragera les autres paroisses à entreprendre de tels projets », conclut le P. Feloni.
(eda/ra)