Eglises d'Asie – Japon
Les missions catholiques au Japon à partir des années 1870
Publié le 10/03/2017
Si la sortie récente du film Silence du réalisateur américain Martin Scorsese a été l’occasion de se pencher sur l’histoire de la première évangélisation du Japon, à partir de saint François Xavier, qui posa le pied sur la terre japonaise en 1549, jusqu’aux terribles persécutions de la fin du XVIe siècle et de la première moitié du siècle suivant, l’épisode qui suit l’ouverture du Japon sous la contrainte des « navires noirs » du Commodore Perry en 1853 est moins connu.
Certes la rencontre du P. Petitjean, des Missions Etrangères de Paris, et des chrétiens d’Urakami le 17 mars 1865 est célèbre et bien documentée. Le missionnaire lui-même l’a conté en ces termes : il est à peu près midi ce jour-là, dans l’église de Ôura bâtie sur les pentes dominant le port de Nagasaki, quand les portes du lieu de culte s’ouvrent et qu’un groupe de Japonais entre ; le missionnaire les engage à faire une visite : « J’avais à peine le temps de réciter un Pater noster que trois femmes s’agenouillent tout près du lieu où je priais et me disent la main sur la poitrine et à voix basse, comme si elles eussent craint que les murs entendissent leurs paroles : ‘Notre cœur à nous tous qui sommes ici ne diffère point du vôtre’. ‘Vraiment, leur dis-je, mais d’où êtes-vous donc ?’ ‘Nous sommes d’Urakami. Dans notre village presque tout le monde nous ressemble.’ »
La liberté de religion n’a pas encore cours – elle sera reconnue dans la première Constitution du Japon, celle de 1889 – et la persécution peut se déclencher à tout moment. L’édit d’interdiction du christianisme, qui remonte à 1614, ne sera levé qu’en 1873. En 1867, les autorités japonaises sévissent massivement contre les chrétiens d’Urakami ; 3 400 d’entre eux sont déportés en divers points de l’archipel, 670 autres meurent, la plupart sous la torture.
Le 26 février 2017, les catholiques d’Imamura, une localité de la préfecture de Fukuoka située à une centaine de kilomètres à l’est de Nagasaki, ont fait mémoire de cette persécution mais aussi des liens qui les unissent à la chrétienté d’Urakami. Il y a cent cinquante ans en effet, le P. Petitjean apprit que des chrétiens cachés pouvaient se trouver à Imamura. Il envoya quatre de ses confrères en reconnaissance. Après trois jours de marche, les quatre missionnaires arrivèrent le 26 février 1867 dans le village d’Imamura. Une habitante les invita sous son toit, les quatre étrangers n’ayant nulle part où aller. Quand elle commença à leur préparer à manger, en s’apprêtant à cuisiner des œufs et du poulet, les missionnaires déclinèrent l’offre, expliquant qu’à cette période de l’année – le Carême cette année-là –, ils s’abstenaient de viande et d’œufs. Leur hôte leur répondit : « Vous aussi ? », et le lendemain, deux autres villageois partirent pour Nagasaki informer le P. Petitjean que ses confrères étaient sains et saufs et que des catholiques existaient bien à Imamura. Depuis cette date, les communautés catholiques de Nagasaki et d’Imamura ont toujours gardé des liens étroits.
Pour marquer ce cent-cinquantième anniversaire, un DVD retraçant l’histoire de la communauté d’Imamura a été réalisé et, du 16 au 18 février 2017, neuf catholiques ont parcouru à pied les 100 km qui séparent Nagasaki d’Imamura. Le 26 février, le nonce apostolique en poste à Tokyo, Mgr Joseph Chennoth, est venu célébrer la messe à Imamura à l’occasion de cet anniversaire.
Le texte que nous vous proposons ci-dessous ne relate pas tant cette histoire que celle du travail missionnaire accompli par les prêtres des Missions Etrangères de Paris des années 1870 à 1930. Une plongée dans l’histoire de la mission où l’on verra que les défis que durent relever ces missionnaires « ambulants » furent immenses et que la destinée d’un de ces missionnaires a partie liée avec le tremblement de terre du 11 mars 2011 et la centrale accidentée de Fukushima.
Paru dans la Revue MEP du mois de mars 2017, ce texte a été écrit par le P. Antoine de Monjour, MEP. Originaire du diocèse de Nanterre, ordonné prêtre en 1992 et envoyé la même année au Japon, le P. de Monjour a commencé par trois années d’apprentissage de la langue japonais, avant, en 1995, d’être envoyé dans le diocèse de Saitama situé au nord de Tôkyô. Il est actuellement « en poste » dans le secteur des paroisses de Tokorozawa et Miyadera – cette dernière église construite en 1912 reste la plus ancienne du nord de Tôkyô.
La chapelle de Miyadera construite en 1912 par une communauté fondée par les missionnaires « ambulants ». (photo A. de Monjour)
La Mission itinérante du Nord Japon
par le P. Antoine de Monjour, MEP
Repères historiques : L’Eglise au Japon a été fondée par saint François Xavier qui posa le pied au pays du Soleil Levant le 15 août 1549. Après un rapide développement, surtout dans le sud du Japon, une longue période de persécutions d’environ 250 ans (1613-1868) a arrêté net l’extension de l’Eglise pendant la période dite d’« Edo », ancien nom de la capitale actuelle Tokyo, où se trouvait le pouvoir réel du pays détenu par les shoguns (sorte de maire du palais qui dirigeait le pays au nom de l’empereur) de la famille Tokugawa.
Les étrangers furent expulsés et le pays se ferma aux influences étrangères sauf par un port situé à Nagasaki. Les chrétiens semblaient avoir disparu. L’ouverture forcée du pays aux relations commerciales et diplomatiques à partir du milieu du XIXe siècle a entraîné une reprise en main du pouvoir par l’Empereur Meiji au détriment des Shoguns. Cela a permis un retour des missionnaires, d’abord limité à quelques ports ouverts aux étrangers et pour leur service dans les années 1860.
L’un des événements majeurs de cette époque fut ce qu’on appelle « la découverte des chrétiens cachés » par le P. Petijean, MEP, le 17 mars 1865 dans la petite église de Ôura bâtie sur les pentes dominant le port de Nagasaki. Il serait plus juste de dire que ce sont les chrétiens qui attendaient le retour des « Pères » et sont sortis de la clandestinité dans laquelle ils gardaient et transmettaient leur foi de génération en génération. La réaction des autorités japonaises fut d’abord très dure envers eux et beaucoup furent emprisonnés ou exilés à travers le pays. Les changements de pouvoir s’accompagnèrent d’un assouplissement progressif envers les chrétiens, la présence et l’activité des missionnaires qui a pu s’étendre progressivement à l’intérieur du pays dans les années 1870 jusqu’à la liberté religieuse reconnue dans la première Constitution du Japon de 1889. La particularité de cette période fut ce qu’on appelle les « ambulances missionnaires » dont certaines ont duré jusque dans les années 1930.
Saitama-Ken (souvent traversé par les « ambulants ») dans la ville de Chichibu. Le temple de Kinshô-Ji avec sa célèbre Maria-Kannon, statue de la Vierge Marie à l’Enfant sous les traits d’une statue bouddhique de la déesse Kannon, statue du temps des « chrétiens cachés ». (photo A. de Monjour)
Les « ambulants » ou missionnaires apostoliques
Les missionnaires arrivés au moment de l’ouverture du Japon furent, comme tous les étrangers, d’abord confinés dans les limites des ports ouverts.
Dès le début des années 1870 ils purent obtenir, par l’entremise de la Légation française, un « passe-port » pour circuler à l’intérieur du pays. Les conditions étaient alors strictes : il fallait justifier une raison de santé, un voyage d’études ou une visite à une ou des personnes déterminées, indiquer l’itinéraire envisagé avec les étapes prévues et ne pas rester plus de trois jours, quatre au plus, dans le même endroit en faisant viser son passeport par l’autorité locale, police ou maire du lieu, à l’arrivée et au départ. Cela peut paraître très contraignant mais pour des hommes jeunes et avides d’action c’était une porte ouverte pour sortir enfin de ces concessions où ils se sentaient « casernés ».
Les missionnaires surent profiter de ce commencement de liberté, d’autant plus que ces passeports n’étaient pas limités ni dans l’espace ni dans le temps et chaque itinéraire pouvait ainsi s’étaler sur plusieurs semaines, voire plusieurs mois, et des centaines de kilomètres parcourus à pieds, parfois en voiture à porteurs ou à cheval. A partir de la fin des années 1870 et ce jusqu’à la liberté religieuse en 1889 les conditions de circulation s’assouplirent et les voyages devinrent plus faciles. L’évangélisation des provinces, en particulier dans le nord du Japon encore peu visité, vers Niigata, Akita sur la côte ouest ou encore vers Sendai, Morioka sur la côte est et jusqu’à Hirosaki et Aomori tout au nord, fut régularisé avec des missionnaires attitrés en charge chacun d’une vaste région déterminée. Comme ces missionnaires ‘Apostoliques ’ passaient leur temps à circuler, surtout à pieds, ils furent appelés les « ambulants » et leurs voyages-missions des « ambulances ». D’une ou deux ambulances par an certains missionnaires parvinrent à en faire jusqu’à quatre dans l’année, profitant de l’amélioration des moyens de transport, en particulier du développement des voies de chemin de fer.
Ces ambulances n’étaient pas sans difficultés, d’anciens préjugés contre les étrangers rendaient parfois l’accueil et surtout le logement aléatoire, les chemins étaient encore sommaires et les chaussures pas toujours bien adaptées à ces longues pérégrinations par tous les temps avec les dangers dus à la neige en hiver, à la saison des pluies, au début, et aux typhons, à la fin de l’été. Ce pays d’îles et de montagnes connaît aussi les tremblements de terre, parfois les tsunamis les accompagnant sur les côtes ou les glissements de terrain dans les reliefs, ou encore les éruptions volcaniques… Les ambulants s’adaptaient, plus ou moins, à la chaleur humide des mois de juillet-août avec leur soutane noire au tissu épais, aux hivers vigoureux dans le nord dans des maisons dont le chauffage se résumait à un braséro, à la nourriture locale qui paraissait bien spartiate pour les estomacs européens. Un missionnaire décrit ainsi son menu de voyageur : « un bol de riz simplement cuit à l’eau, quelques légumes bouillis, du poisson, pas toujours, trois tranches de grosse rave confite dans le sel, et c’était tout, avec une petite tasse de thé sans sucre car mettre du sucre dans le thé est un luxe que les japonais ne connaissent pas ou plutôt qu’ils dédaignent ». Un autre mentionne la bière, alors boisson de luxe, nouvelle au Japon, que de généreux chrétiens lui avait offerte : embarrassé par un tel présent il n’en prend qu’une gorgée. Et voilà que plusieurs mois plus tard, revisitant la même famille, celle-ci lui ressort sa bière entamée et gardée précieusement sur une étagère…
Certaines coutumes locales en « étonnaient » plus d’un parmi ces prêtres formés à la fin du XIXe siècle, comme les bains publiques, parfois mixtes, pris dans les sources thermales répandues dans tout le Japon, la vie à raz du sol des maisons, sans chaise ni table ni lit, sur les « tatamis » (natte), à ces cloisons légères qui laissaient passer tous les sons ou à ces panneaux coulissants couverts de papier que n’importe qui n’importe quand pouvait ouvrir et qui laissaient passer tous les vents, à dormir à la dure directement sur les tatamis dans des « futons » (un fin matelas par dessous et une ‘couette’ par dessus) trop courts pour la plupart de ces missionnaires français, etc.
Un autre problème était aussi à résoudre. Ces voyages continuels des missionnaires, malgré leur frugalité et les privations qu’ils s’imposaient, n’étaient pas sans coût… Et devenaient même de plus en plus coûteux, à mesure que les chrétiens se multipliaient et que les « stations » (étapes fixes) se constituaient. Il s’agissait de faire accepter aux chrétiens mêmes la charge de ces voyages, afin de pouvoir continuer à les visiter. Les missionnaires hésitèrent longtemps avant de commencer à faire appel à leur générosité.
Les missionnaires auraient voulu être partout en même temps, ne prenaient guère de repos mais étaient limités par leur nombre, par leurs moyens et parfois par leurs forces. Il fallait une solide constitution et de très fortes motivations pour tenir durant ces longues ‘ambulances’ plusieurs fois dans l’année.
Quand je regarde la liste des missionnaires ambulants du nord du Japon, je ne suis guère étonné de découvrir, mais me garde bien de juger, le nombre de ceux qui sont morts jeunes, ou qui ont abandonné les ‘ambulances’ soit pour rester dans une station dans une grande ville ou un port, soit pour se trouver un autre type d’apostolat au gré des demandes de traducteur-interprète, enseignant pour le français, soit pour repartir en France…
Cette époque des ‘ambulances’, ou de la mission itinérante, ou encore de l’itinérance, fut décrite comme « l’âge d’or de la Mission au Japon ». Ces fameux passeports furent une chance pour l’évangélisation de tout le pays du fait qu’ils obligeaient les missionnaires à des déplacements continuels qui rappellent l’envoi des disciples par Jésus : « (…) Le Seigneur désigna encore 72 autres disciples et les envoya deux par deux, devant lui dans toutes les villes et localité où il devait aller lui-même. Allez ! Voici que je vous envoie comme des agneaux au milieu des loups. (…) Dans quelques maison que vous entriez, dites d’abord : paix à cette maison.(…) Demeurez dans cette maison mangeant et buvant ce qu’on vous donnera, car le travailleur mérite son salaire.(…) Dans quelque ville que vous entriez et où l’on vous accueillera, mangez ce que l’on vous offrira.(…) Dites : Le règne de Dieu est arrivé jusqu’à vous. » (Voir Luc 10,1-11)
Certes, rares furent les ambulants envoyés deux par deux au Japon. Voici comment est décrit une ‘ambulance’ menée par le P. Vigroux (1842-1909), l’un des tout premiers missionnaires du Japon à sortir de Tokyo, parcourant jusqu’à 400 km vers le nord et tout autant vers le sud. En 1880, cette immense étendue fut partagée entre plusieurs ambulants, et le P. Vigroux ne garda « plus qu’un rayon » de 120 à 240 km au nord et à l’est de la capitale. Après cinq ans d’ambulance seul, il lui fut joint un compagnon pour partager son activité missionnaire, le P. Cadilhac, originaire comme lui de Rodez. Quoique d’âge et de caractère différents ils donnèrent à ceux qui les connurent pendant 8 ans un bel exemple de binôme animé par un même esprit :
« En passant on s’arrêtait dans chaque ville ou village, on y prenait une tasse de thé et un peu de repos ; on y faisait quelque connaissance ; un étranger alors était une curiosité ; d’autre part, les japonais de ce temps-là n’étaient pas pressé comme ceux d’aujourd’hui ; ils venaient volontiers voir quel était cet homme habillé de noir. En l’entendant parler japonais, leur empressement redoublait, pour savoir ce qu’il pouvait bien dire. Comme il disait généralement des choses sensées, ils lui faisaient l’honneur de trouver qu’il résonnait comme un japonais. Chaque soir, en arrivant à l’hôtel, il fallait faire viser son passeport. Souvent un employé de la police venait en personne voir l’étranger ; quelques fois le maire ou l’instituteur y venaient aussi ; d’autres personnes se joignaient à eux par derrière ; chacun interrogeait le nouveau venu dans le pays, à sa manière (…).
Cependant cette vie d’ambulant était très fatigante. Après avoir marché la journée entière, souvent mouillé, quelquefois glacé, quand on était arrivé à l’hôtel ou dans quelque maison particulière, commençait la séance de nuit. Elle consistait à attendre d’abord plus ou moins longtemps assis sur la natte, dans le creux de ses pieds, à recevoir des salutations, à les rendre, non pas une mais des centaines, à entendre des questions, des objections de toute nature et à y répondre, dans une langue à moitié énigmatique, et cela pendant trois heures de suite ou même d’avantage, car les japonais ne se lassent pas de parler ni d’entendre parler ; et, sans gêne ni fatigue apparente, ils prolongent volontiers leurs veilles jusqu’au milieu de la nuit (…).
Il était naturel d’amener l’entretien sur la religion ; il y venait de lui-même. A cette époque, tout ce qui était européen intéressait les japonais, les choses religieuses comme tout le reste. Parmi les auditeurs, quelques-uns surpris d’abord, demeuraient frappés de ce qu’ils avaient entendu. La fois suivante, quand le missionnaire repassait, ils conduisaient avec eux quelques amis pour le voir. Peu à peu le nombre augmentait, la conversation devenait une vraie conférence. Plus tard des réunions publiques étaient annoncées, des affiches mises dans les rues de la ville ; la police était avertie de tout ; le rez-de-chaussée d’un hôtel, ou quelque autre maison, était indiqué comme lieu de réunion : les japonais, toujours avides de s’instruire, venaient en plus ou moins grand nombre, écoutaient tant qu’on voulait parler, exposaient ensuite leurs doutes, posaient leurs questions, et ce que chacun avait entendu et vu, il le répétait le lendemain par la ville. Quelques-uns venaient aussi, amené par un esprit de contradiction, et, sans le vouloir, rendaient service aux autres. En combattant de toute leur force ce que disait le missionnaire, ils provoquaient des explications plus lumineuses ; d’autres, les entendant, désiraient se rendre compte plus à fond et demandaient à voir nos livres, de telle sorte que l’opposition elle-même devenait semence de salut. Ainsi l’Evangile était promulgué, le flambeau allumé, et les hommes de bonne volonté étaient mis en chemin de trouver le salut.
Ces tournées apostoliques étaient plus ou moins longues, d’ordinaire de 30 à 40 jours, parfois d’avantage. De retour à Tôkyô, il s’agissait de voir l’évêque pour lui donner l’état de la mission, de mettre en règle ses comptes et sa correspondance et de se préparer à repartir.» (Notice biographique sur le P. Paulin Vigroux, par A. Maury, Tokyo, 1910, pp. 7-10)
Avec la liberté religieuse inscrite dans la Constitution de 1889 la vie missionnaire se réorganisa avec le début des « stations », étapes où les ambulants pouvaient souffler un peu plus longuement, prendre plus de temps avec les gens, rassembler les petites communautés naissantes. Ce furent les embryons des futures paroisses dont certaines gardent encore aujourd’hui précieusement le souvenir de ces « missionnaires – marcheurs » (en japonais cela se dit « aruku-senkyôshi ») dont la photo orne encore souvent une salle paroissiale, ou une sacristie, voire l’église elle-même.
Quelques figures de missionnaires ambulants du nord du Japon :
Je me limiterai à trois de ces figures : deux missionnaires, morts jeunes, l’un ambulant vers le Nord-Est, le P. Henri Rispal (1867-1896), l’autre ambulant vers le Nord-Ouest, le P. Jean-Marie Cussonneau (1860-1890), et le troisième, le P. Hippolyte Cadilhac (1859 – 1930), cité plus haut, considéré comme l’un des modèles les plus représentatifs de la Mission itinérante, qui sillonna le Nord-Kanto (i.e. Nord et Nord-Est de Tokyo avec les départements de Saïtama, Gunma, Tochigi, Ibaraki et Chiba) de 1883 à 1930 dont les huit premières années avec le P. Vigroux.
La dramatique ambulance du P. Rispal
Né en 1867 à Saint-Etienne, ordonné prêtre au séminaire des Missions Etrangères le 27 septembre 1891, le P. Henri-Justin-Régis Rispal arriva à sa mission au Japon à Hakodate en janvier 1892. A cette époque Hakodate était le siège d’une zone apostolique s’étendant du nord de Tokyo jusqu’à l’île du Hokkaido comprise.
Le P. Henri-Justin-Régis Rispal, MEP (Archives MEP)
D’abord envoyé étudier le japonais sur la côte ouest à Niigata, il fut ensuite chargé en 1894 des communautés chrétiennes de Morioka dans le département d’Iwate, situé au nord-est du Japon dans l’île principale du Honshu. Dès 1895 il fut déchargé de Morioka pour pouvoir se consacrer tout entier aux « ambulances » qui avaient sa préférence et à l’évangélisation des postes de campagne de tout l’Iwate : « Comme genre de ministère, écrivait-il, l’ambulance est sans contredit beaucoup plus conforme à mes inclinations naturelles qu’une résidence à poste fixe. D’ailleurs, des visites plus fréquentes aux chrétiens de la campagne sont devenues de toute nécessité ».
Marcheur infatigable il sillonnait son immense district accompagné le plus souvent par un catéchiste. C’est ainsi qu’après la Semaine Sainte de 1896, passée à Hakodate, il retourna à Morioka et de là entreprit une nouvelle ambulance fin avril partant vers la côte du Pacifique pour la ville de Miyako. Là, il apprit qu’un chrétien de Ofunato, à environ 100 km plus au sud sur la côte, était gravement malade. Il décida de se rendre immédiatement auprès du mourant et quitta Miyako le 15 juin à 2 heures du matin, empruntant le seul sentier qui existait alors et suivait les sinuosités de la côte très abrupte. Il arriva en fin d’après midi en vue de Kama-Ishi, petit port côtier, après avoir parcouru à pieds plus de 50 km en grande partie sous la pluie ! Il trouva avec son catéchiste une chambre dans un hôtel où un chrétien du lieu vint les rejoindre.
Il était alors l’heure du dîner quand une forte secousse de tremblement de terre se fit sentir. La maison où ils se trouvaient ayant bien tenu ils s’apprêtaient à remettre de l’ordre dans leurs affaires renversées quand, vers 20h, « on entendit un grand bruit, comparable, disent les témoins, à la décharge simultanée de plusieurs dizaines de canons. Cette détonation fut aussitôt suivie d’un bruit étrange semblable à la crépitation d’un immense brasier ». Le cri de « tsunami !, tsunami ! » résonna à travers la ville et tous de sortir des maisons dans la nuit tombante pour se réfugier vers la montagne. Le P. Rispal et ses deux compagnons suivirent le mouvement mais au moment de se diriger vers la falaise le P. se montra hésitant et malgré les appels désespérés du catéchiste s’en retourna vers l’hôtel. Etait-ce pour y reprendre des affaires ? Le P. Rispal, qui en était encore à ses débuts au Japon, pouvait ne pas avoir compris le sens du mot ‘tsunami’, inconnu alors du vocabulaire français. Nous ne le saurons jamais car si ses compagnons ont sauvé leur vie de justesse, le P. Rispal fut emporté par la vague du tsunami qui rasa l’hôtel, emportant l’étage sur plus de 200 mètres vers l’intérieur et, lors du retour de la vague, arrachant le rez-de-chaussée qui fut englouti par les flots. Son corps ne fut jamais retrouvé.
Ce séisme suivi d’un tsunami qui fit alors plus de 50 000 morts ou disparus en 1896 s’est passé sur la même côte que celui tout récent du 11 mars 2011 où la centrale accidentée de Fukushima fait encore parler d’elle…
Malgré une activité missionnaire d’à peine deux ans, le P. Rispal, mort à l’âge de 29 ans, a laissé par son zèle missionnaire et son intrépidité d’ « ambulant » une marque profonde chez les chrétiens de cette côte nord-est qui continuent encore aujourd’hui d’entretenir sa mémoire.
Les ambulances du P. Cussonneau : entre les neiges d’hiver et les fièvres de l’été
Né au Pin-en-Mauge dans le diocèse d’Anger en 1860, ordonné rue du Bac le 7 mars 1886, le P. Jean-Marie Cussonneau arrive à Yokohama le 17 juin de la même année et se met aussitôt à l’apprentissage de la langue. Destiné à la mission de Hakodate il est envoyé en décembre 1886 à Sendai sur la côte est avant de rejoindre Akita sur la côte ouest au printemps 1887.
Le P. Jean-Marie Cussonneau, MEP (Archives MEP)
Il se met aussitôt à la tâche et entreprend ses premières ‘ambulances’ non sans quelques difficultés qu’il prend avec humour et dont il parle dans ses lettres :
« Un seul ennui : je me frappe la tête continuellement dans les portes japonaises qui sont trop basses pour moi. Ces bons japonais construisent leurs maisons à leur taille qui est petite, sans se douter qu’ils auraient un jour un grand missionnaire à venir les évangéliser. »
« Je suis seul perdu au milieu des montagnes car mon confrère, malade, est parti en retraite à Tokyo. Me voilà donc abandonné, ayant sur les bras un district de 320 km de long sur 120 à 160 km de large. C’est la vie du missionnaire de courir sans cesse. »
« La chaleur m’a fait tremper plus d’une chemise, même à ne rien faire. Et dans quelques semaines, il va falloir monter un poêle dans ma chambre, pour ne pas geler. Car dans mon pays, il fait très chaud l’été, et grand froid l’hiver. Vers le premier de l’an, nous commencerons à avoir une petite couche de neige de 1 mètre à 1m50 d’épaisseur… C’est cela qui sera intéressant ! »
« Quand on veut sortir, il faut prendre des souliers de paille. Pas cher : deux paires pour un sou, mais pas solide ! On en use deux paires par jour, une le matin et l’autre le soir. J’ai déjà fait l’expérience de ces beaux souliers en passant la montagne vers Morioka, au mois d’avril. C’est commode, mais pas chaud pour les pieds qui en souffrent… »
Il est confronté aussi aux nombreux incendies qui ravagent les villes toutes en bois : « Hier de nuit, il y a eu un petit incendie qui m’a fait sortir du lit pour voir s’il y avait du danger, mais non. L’année dernière (1887) il y a eu dans la ville d’Akita plus de 5 000 maisons brûlées en une seule nuit, dont la résidence des missionnaires. Il a fallu en reconstruire une autre, mais malheureusement (faute d’argent), le bon Dieu n’est plus aussi bien logé. »
« Dans mon pays, il fait actuellement (décembre1888) un vent à emporter les maisons et un froid de Sibérie. Et ce n’est que le commencement. Encore quatre mois de ce temps épouvantable. La neige commence à tomber, et elle ne cessera que vers la fin du mois de mars. Comment faire pour voyager pendant ce temps là ? Et pourtant, il le faudra bien, soit pour me confesser, soit pour la conversion des âmes. L’autre jour en revenant de voyage, j’ai été pris par un temps affreux. J’ai cru geler. (…) Un autre jour je suis allé enterrer un bon vieux à 20 km d’ici. Temps splendide la veille au soir et vent et neige le lendemain qui n’a pas cessée de tomber jusqu’au soir. J’ai tout fait à pieds. » Il parle ailleurs d’aller se confesser chez son plus proche confrère à 150 km de chez lui, trois jours pour aller, trois jours pour revenir : 1,50 m de neige, vent en tempête, sandales de paille aux pieds et sac sur le dos !
« Que dire d’intéressant, moi pauvre missionnaire, perdu seul au milieu des montagnes de l’Akita. Que je regarde devant, derrière, à droite, à gauche, toujours des montagnes. (…) Mais vive la joie quand même, car, lorsqu’on fait son devoir, et qu’on est là où le Bon Dieu le veut, on est toujours heureux. C’est le principe que j’ai adopté depuis longtemps, dans l’appréciation de ma misère et de mon bonheur, et je m’en trouve fort bien. » Il se moque un jour, dans une lettre écrite en 1889, d’un mal de pieds après avoir « fait une petite course de 150 km dans la neige »
Beaucoup de peine pour un résultat minime dont il connaît l’une des raisons :
« Je suis venu ici après seulement neuf mois d’étude de la langue japonaise de sorte que je ne comprends guère, encore. (…) Je suis comme un ermite. (…) Il n’est pas rare d’écouter parler quelqu’un pendant une heure, sans avoir pu deviner ce qu’il a voulu dire, mais il n’y a qu’à se résigner à son sort, et, lorsque le visiteur est parti, rire un bon coup, pour se détendre. »
« Vous me demandez si je convertis les japonais comme je veux ; non bien sûr. La langue n’est point si facile que cela. Les japonais ont la tête dure et le cœur léger. Mais cependant, on réussit de temps en temps, à en prendre quelques-uns dans les filets du Seigneur. »
Ces ambulances et ce rude climat auront raisons de sa santé : en plein été 1890 il est pris par de violents maux de tête, des coliques, des douleurs aux jambes. Il était accablé par la chaleur. « Cela ne finira qu’à mon dernier soupir », confie-t-il à un jeune confrère enfin arrivé en renfort un an plus tôt. Obligé de garder le lit début septembre il meurt de la fièvre typhoïde le 15 du même mois à l’âge de 30 ans et 3 mois. Sa joie missionnaire et sa placidité en toute circonstance ont laissé une profonde impression chez tous ceux qui, japonais ou confrères, l’ont côtoyé pendant ces presque quatre années d’activité « d’ambulant ».
Paysage d’hiver à Yonezawa, dans le nord-ouest du Japon. (photo A. de Monjour)
L’infatigable P. Hippolyte Cadilhac, « ambulant » pendant près de 47 ans !
Né à La Cavalerie en 1859 dans le diocèse de Rodez, ordonné prêtre aux Mep le 22 septembre1882, le P. Hyppolyte Cadilhac s’embarque peu après à Marseille pour arriver le 26 décembre à Yokohama au Japon. Après quelques mois passés à Tokyo pour s’initier à la langue il rejoint le P. Vigroux avec qui il collaborera huit ans entre 1883 et 1891 dans les « ambulances » du Nord Kanto, comprenant cinq départements au nord et à l’est de la capitale. Il poursuivra cette itinérance jusqu’à son dernier souffle en 1930.
Le P. Hippolyte Cadilhac, MEP (Archives MEP)
Peu de jeunes missionnaires envoyés auprès de lui résistèrent à cette déambulation perpétuelle, même avec les débuts des « stations » qui permettaient de se poser quelque part, car le confrère se retrouvait seul : l’un d’eux qui devait s’initier à la langue s’en plaint auprès du P. Cadilhac à qui il reproche de l’avoir laissé 32 jours d’affilé… seul et sans possibilité de communiquer avec quiconque !
Comment résumer cette longue vie missionnaire ambulante sinon en citant une phrase du P. Cadilhac lui-même qui a laissé un très précieux et abondant courrier :
« Les araignées n’ont pas le temps de tisser leurs toiles entre mes jambes ! »
Je propose quelques extraits de ses lettres, dans l’ordre chronologique, en se rappelant toutefois que le P. Cadilhac est de son temps : une formation marquée par l’urgence du Salut à apporter aux âmes pour les sauver de l’Enfer ; l’ignorance, voire le mépris, des « religions païennes », l’absence de réflexion sur l’accueil de l’Evangile dans une autre culture, tout simplement parce que, à l’époque, on ne se posait pas la question.
Le vrai chemin du ciel :
En 1886 une épidémie de choléra touche la région de Tokyo. Le P. Cadilhac de retour d’une ambulance de près de trois mois avec son confrère Vigroux écrit à sa soeur : « A mon retour à Tokyo où le choléra fait de très grand ravage nous avons vu les Pères entrer dans les hôpitaux et baptiser plus de trois cents personnes dont le grand nombre est mort. Nous ne pouvons guère parler mal du choléra, il devient quelquefois le vrai chemin du ciel. » Il est frappant, en parcourant les premières pages des registres des baptêmes dans le nord Kanto (et sans doute ailleurs) de constater le nombre des baptêmes conférés ‘in periculo mortis’, à toute extrémité.
Les chrétiens cachés :
Toujours en 1886, au cours de leurs pérégrinations, le P. Cadilhac rapporte la découverte de ‘chrétiens cachés’ qui avaient traversés le temps des persécutions : « Dans mon dernier voyage, j’ai trouvé dans un village encore tout païen, une belle image de Jésus-Christ priant au Jardin des oliviers. Cette image date très certainement du temps des anciens chrétiens et martyrs. Le chef de cette famille, mort il y a trois ou quatre ans l’adorait, et n’adorait point d’autre divinité. La famille actuelle m’a promis de s’instruire et de recevoir le baptême et cela devient le principe d’une petite Eglise. »
L’évangélisation pour sauver de l’infanticide :
Au Japon, en particulier dans le nord où la disette était fréquente, les familles pratiquaient l’infanticide et des personnes âgées se retiraient dans les montagnes pour se laisser mourir afin de ne plus être une charge en période de famine. Le P. Cussonneau, cité plus haut, en parle dans ses lettres. Le gouvernement japonais mis progressivement fin à ces pratiques grâce notamment à l’amélioration des voies de communication. Le P. Cadilhac, en 1887, se trouve aussi confronté à cette situation : « J’ai eu le bonheur de régénérer dix personnes dans les eaux du Baptême, dans un pays, que je n’ose pas trop qualifier, à cause des nombreux infanticides qui s’y commettent. Oh ! Qu’ils ont besoin de notre Sainte religion pour réapprendre même les sentiments qu’enseigne la nature. J’ai trouvé une personne qui a appris, avec surprise, que tuer ses propres enfants, était, je ne dis pas un grand crime, mais péché ! Voyez donc qu’un vernis de civilisation ne suffit pas, il faut la religion avant tout et pardessus tout. »
Bagages et territoires d’ambulances :
Le P. Cadilhac s’adresse de nouveau à sa sœur : « Je pars demain (nous sommes début septembre 1888) pour voyager et ne rentrerai à Tokyo que vers la fin octobre. Je suis donc en train de faire mon petit bagage, pas lourd : une ou deux chemises, trois paires de chaussettes, ma chapelle ambulante, deux ornements doubles, rouge et blanc, violet et noir, petite pierre d’autel, petit calice de voyage. Le tout entre dans une petite valise. Ma croix, mon bréviaire, mon chapelet et mon parapluie ! Pas de pipe, on peut être bon missionnaire sans cet appendice. » (Notez qu’il ne parle pas de soutane de rechange…)
« La mission (va) tous les jours en se développant en cinq préfectures, du nom de Chiba, Ibaraki, Tochigi, Gunma, Saitama : prends ta carte et tu verras que ce territoire est joliment long et large, mettons 80 lieues carrées (environ 320 km2). Le nombre des habitants est effrayant, plus de 4 100 000 distribués dans 9 000 villes ou villages. Et nous voilà curés de 9 000 villes et villages… Quand on y pense c’est effrayant. Nous avons plus de paroisses que les curés d’arrondissement (dans le diocèse de Rodez) n’ont de paroissiens. Il faut parcourir cet immense territoire au moins quatre fois l’an ; et quand je te disais que dans mes voyages, j’usais plus de bottes que tu n’usais probablement de souliers, ce n’était pas une plaisanterie. Toute l’année en voyage, qu’il pleuve, qu’il neige, qu’il gèle on a réglé ses jours, on l’a fait savoir à nos chrétiens, qui viennent aux rendez-vous, et il faut s’y trouver. »
La ‘caste des êtas’ (ou Yetas) et les missionnaires :
Pendant la longue période Edo, la société japonaise fut divisée en classes : les nobles et les samouraïs, les paysans, les commerçants et les ‘êtas’, sorte de parias à qui étaient réservés les métiers impurs, tels que ceux d’équarrisseur, tanneur, corroyeur, etc. Ils vivaient à part dans des hameaux réservés, appelés buraku, d’où le nom qu’on leur donne de ‘Burakumin’ ou le peuple des villages d’êtas. Les missionnaires furent très bien accueillis dans ces villages où la population était touchée, en plus du message libérateur de l’Evangile, par ces hommes venus de si loin sans la moindre discrimination à leur égard. Le P. Cadilhac en parle dans l’une de ses lettres (octobre 1888) : « On les appelait ‘Yetas’, on les appelait ‘Kabo’, on les appelait ‘Banta’. Tout nom injurieux leur était appliqué (…). Sous l’ancien régime (i.e. Edo), c’est-à-dire 21 ans auparavant, cette caste n’avait pas de communication honnête avec les autres japonais. (…) Jamais un Yeta ne pouvait pénétrer dans la demeure d’un japonais. C’est à deux pas de la porte que l’affaire se traitait. (…) Dans l’ancien temps pour être condamné à mort comme homicide de Yeta il fallait en avoir tué sept ! A sept ils avaient valeur d’un homme. Et que valait un homme ? On condamnait à mort tout fripon voleur de 20 francs, donc un Yeta valait 3 francs pièce et avec perte… Voilà ce qu’étaient nos pauvres chrétiens de Nihongi. Ils ont nom de chrétien et ils en sont justement fiers. Ils connaissent aujourd’hui leur vraie valeur, ils valent autant que Dieu puisque Dieu a donné son Propre Fils pour leur Rédemption. C’est chez ces chers Yetas que je loge. On m’y offre une hospitalité que les anges d’Abraham m’envieraient. »
Les fatigues des ambulances (1888) :
« Tu me demandes comment je fais mes voyages : autant que possible soutenu par l’amour du Bon Dieu et du prochain et sur mes deux jambes. Je t’assure que ce n’est pas pour l’amour des voyages. Voilà quatre ans que je ne fais que cela, et tous les jours c’est la même histoire. Tous les jours je fais et défais mes bagages. Si bien que si je devenais aveugle je saurais retrouver les objets dans mes paquets. En résumé, ces voyages sont très fatigants et au moral et au physique, mais aussi, en revanche, très consolants parce qu’on voit avancer rapidement l’œuvre de Dieu. »
Difficultés spirituelles de la Mission au Japon (1890) :
« Si je ne souffre pas dans mon corps, je souffre énormément dans mon âme. Venir dans un pays pour le sauver, en l’aimant, et le pays ne croit pas à notre amour pour lui. Il ne veut pas se laisser sauver, se laisser faire du bien. Plus nous allons, plus le bien est difficile à faire. L’éducation athée, officiellement exigée sur le modèle de nos écoles laïques en France, nous forme une génération de matérialistes, de jouisseurs qui amèneront des désastres sur ce pauvre pays. Depuis quelques années, la ruse et le vol sont de mise et est bien sot qui n’use pas d’expédients pour hâter sa fortune. Les rapports avec les japonais deviennent de plus en plus difficiles. On craint toujours d’être dupé, et on l’est de temps en temps malgré la plus scrupuleuse attention. »
Alors pourquoi partir comme missionnaire dans un tel pays ? (1893) :
« J’ai besoin de me dire souvent : mais mon garçon, cela valait-il la peine de quitter son père, sa mère, ses frères, ses sœurs, son pays, ses amis ? Tout ce qui fait le charme de la vie pour franchir dix milles lieues de distance, venir dans un pays inconnu, vivre avec un peuple qui a la réputation d’être gentil, poli, aimable, c’est vrai, mais qui, crois le bien, est composé d’hommes soumis aux sept péchés capitaux, et qui vous aurait promptement dégouté si une force supérieure ne vous attachait au devoir en vous remplissant de patience et de charité. Et si après une vie de privation, de souffrances, de sacrifices, si après être allé si loin, on allait au diable finalement. Quelle folie ! Si par sa faute, on rendait toute sa vie inutile, et si on manquait la porte du paradis. Non, il ne faut pas la manquer cette porte du paradis, devrait-on souffrir tous les tourments, endurer toutes les misères. »
Roulé par son catéchiste fidèle depuis 18 ans, à Maebashi (Dpt du Gunma, 1901) :
« Mon cher Xavier (son plus jeune frère), je ne veux pas te laisser ignorer que le Bon Dieu m’a donné une lourde Croix. Oh ! Ce n’est pas pour m’en plaindre. La Croix a sauvé le monde, et me sauvera. La Providence a permis qu’elle me fut imposée par un homme que j’avais tiré de la misère, que j’ai aimé comme l’un de vous pendant dix-sept ou dix-huit ans. J’avais une confiance illimitée en lui… Ne pouvant posséder au Japon, j’avais acheté en son nom des terrains pour l’église de Maebashi de façon à faire vivre et le missionnaire et le catéchiste. Il m’a tout hypothéqué et a tout joué à la bourse, et a tout perdu. Si je n’avais Dieu en vue, le résultat de mes travaux et de mes sacrifices serait bien mince. (…) Priez aussi pour le malheureux que je voudrais sauver malgré tout. Il me semble que je l’aime encore plus que par le passé, presque à scandaliser quelques chrétiens… »
Planter la Croix dans le département du Tochigi et la ville du même nom (1912) :
D’après une recherche effectuée par le P. Jean Waret, le P. Cadilhac écrit à la procure de Paris vers 1910 lui demandant d’envoyer un lot de Croix du missionnaire (« le plus possible » !), du modèle de celle que l’on remettait aux partants lors de la cérémonie du départ rue du Bac. Dans une lettre datée de 1912 il annonce qu’il « va (dans la ville de Tochigi) essayer de planter la Croix afin que Notre Seigneur attire tout à lui. Elle a plus de 25 000 âmes et pas un seul chrétien ». Je ne sais s’il a réussi rapidement en cette ville cette mission qui lui tient tant à cœur (une « station » y a été ouverte en 1947 et la première église érigée en 1952 !), mais j’ai eu la chance d’avoir le témoignage d’une famille, la famille Yamanaka, qui vivait non loin de là dans le bourg de Heiya. L’arrière-grand-père de 94 ans que je visitais régulièrement dans une maison de retraite entre 2000 et 2004 (il est mort en 2005) se souvenait très bien, petit garçon de 6 ans, des visites du P. Cadilhac qui l’impressionnait beaucoup par sa taille, sa barbe (très longue et abondante), sa gentillesse et les effluves qu’il laissait derrière lui après son départ (On se souvient que le missionnaire n’emportait qu’une soutane pour ses deux-trois mois de pérégrination). Toute la famille a été baptisée en même temps et a reçu une Croix que j’ai pu voir dans la maison familiale à Heiya où elle est conservée précieusement, accrochée au mur de la pièce de séjour, et cela malgré sa reconstruction déjà par deux fois. Il se souvenait aussi qu’après le baptême et « la plantation de la Croix », le P. Cadilhac avait, aidé de ses frères aînés remplis de zèle, vidé la Maison « de ses idoles », à savoir la « Kamidana » (lit. ‘L’étagère aux divinités’) qu’ils avaient dans leur magasin (ils étaient commerçant en riz), et l’autel des ancêtres qui était dans la pièce principale de leur maison. Le tout avait été traîné jusqu’au milieu de la rue et brûlé aux yeux de tout le village : « nous dansions autour avec mes frères » racontait-il. Sa belle fille, qui est peut-être la plus pratiquante de la famille, m’a confirmé avoir entendu souvent cette histoire et que ce beau-P., sévère, avait conditionné son mariage à la réception du baptême… J’ai eu la joie de baptiser deux de ses arrières petits enfants.
Le P. Cadilhac parle de nouveau, dans une lettre de 1929, de ces Croix plantées pour demander qu’on lui en envoie un autre lot : « Je les ai toutes distribuées. La plus belle est dans une bonne famille (le lieu n’est pas cité) qui m’a donné en retour toutes ses tablettes des ancêtres. (…) Les autres divinités ont été brûlées par le fils cadet, au beau milieu de la cour, et les enfants se chauffaient avec plaisir. »
1915 : temps de guerre en Europe, il faut continuer les ambulances de nouveau seul :
« La moitié des confrères ont été rappelés en France. Notre mission est à demi-abandonnée. Il faut nous remuer et nous ne suffisons pas à la besogne. Je suis obligé de faire quelques fois dix heures de chemin de fer et six heures de chemin à pieds pour donner l’extrême-onction à un mourant. »
« Je suis en train de courir pour donner les derniers sacrements et pour marier les gens. Jugez un peu : plus de douze heures de chemin de fer pour donner l’extrême-onction à un pauvre vieux et six heures pour marier une jeune fille qu’on est venu épouser de la Corée (alors annexée au Japon depuis 1910). Le mari a plus de mérite que moi, il est venu certes de plus loin ! »
Le missionnaire est un ambulant et un mendiant (1917) :
« Je ne désespère pas de faire, je ne dis pas ma cinquantaine mais ma soixantaine. C’est promis avec le Bon Dieu, soixante ans de missionnaire ambulant ou mendiant, comme vous voudrez. C’est plutôt le dernier terme qui convient, puisque je mange toujours le riz des autres et loge sous leur toit. Croyez-le malgré tout, il y a du plaisir à être mendiant. Et si Notre Seigneur me demandait comme il fit à ses disciples : ‘quelque chose t’a-t-il manqué durant tes voyages ?’, je répondrais hardiment : rien Seigneur. De plus en plus, je touche du doigt les tendresses de la Providence à mon égard. Soyez lui en reconnaissants avec moi, par une plus grande ardeur à le servir. »
Joie d’annoncer l’ordination d’un prêtre japonais issu de « son district » (1929) :
« Le 16 mars 1929, en France, a été ordonné Prêtre un japonais dont j’ai baptisé l’arrière Grand-P., le Grand-P., le P., la Mère, les frères, les sœurs, les neveux et nièces. C’est la seconde famille qui a reçu le baptême dans l’Ibaraki. La première aura aussi son Prêtre, l’année prochaine. Il est actuellement à Paris au séminaire de St Sulpice. Ce sera le troisième Prêtre issu du district que je parcours. Je vous l’affirme, on a plus de plaisir à voir faire un Prêtre que mille chrétiens. Quand je serai mort, ils continueront l’œuvre. »
Paysage du Tochigi-Ken traversé par le P. Cadilhac et d’autres missionnaires « ambulants » venant de Tokyo et allant vers le Nord. (photo A. de Monjour)
Le P. Cadilhac s’est éteint le 19 novembre 1930, rassuré et consolé par cette relève japonaise pour laquelle il avait œuvré toute sa vie de missionnaire d’ambulant, fidèle à la vocation MEP de travailler pour la formation d’un clergé local.
P. Antoine de Monjour, MEP
(eda/ra)