Eglises d'Asie

Campagne électorale à Djakarta : les adversaires du gouverneur Ahok attisent les tensions religieuses

Publié le 31/03/2017




Le 19 avril prochain, les Indonésiens retournent aux urnes pour le deuxième tour des élections locales dans sept des trente-quatre provinces du pays ainsi que dans 76 districts et 18 municipalités. L’attention est concentrée sur la ville de Djakarta, où le candidat qui est sorti en tête à l’issue du …

… premier tour du 15 février dernier fait face à des attaques répétées sur son appartenance religieuse. Selon bon nombre d’analystes locaux, ces élections, qui se jouent sur le terrain politico-religieux, viennent tester l’identité plurielle et démocratique de l’Indonésie post-Suharto.

Du premier tour, le gouverneur sortant, Basuki Tjahaja Purnama, plus connu sous le nom de « Ahok », est sorti en tête, avec 42,9 % des suffrages et une faible avance sur son rival immédiat, Anies Rasyid Baswedan, qui a réuni 39,9 % des voix. D’origine chinoise et de religion chrétienne, Ahok mène campagne alors qu’il est sous le coup d’une procédure judiciaire pour « insulte à la religion », un chef d’inculpation qui peut lui valoir jusqu’à cinq ans d’emprisonnement. Après une déclaration en septembre dernier sur l’utilisation du Coran à des fins politiques, le gouverneur de Djakarta avait été attaqué en justice par le Front des défenseurs de l’islam, une organisation musulmane radicale bien connue pour sa volonté d’imposer une lecture rigoriste de l’islam au pays.

Musulman mais « infidèle » car allié à Ahok le chrétien

Tandis que la justice suit son cours (on ne s’attend pas à un verdict avant plusieurs semaines), la campagne électorale bat son plein. Et l’on constate que les partisans d’Anies Baswedan n’hésitent pas à user de la carte religieuse pour signifier aux musulmans l’impossibilité pour eux de voter pour un non-musulman. Le 11 mars dernier, des musulmans ont ainsi barré le passage à Djarot Saiful Hidayat, le co-listier d’Ahok. Musulman, ce dernier voulait se rendre dans une mosquée de Djakarta-Est pour y prier ; il s’est vu refuser l’accès au lieu de culte au prétexte qu’il était un « infidèle », du fait de son association politique avec le chrétien Ahok.

Sur les réseaux sociaux, devenus ces dernières années le principal vecteur d’information des Indonésiens, des appels circulent pour que les imams interdisent de cérémonie funéraire les musulmans « qui votent pour un dirigeant infidèle ou blasphémateur ». Toujours sur les réseaux sociaux, des messages sont répandus pour dire que ceux qui votent pour un non-musulman n’auront pas accès au paradis.

La répétition de ce genre de messages semble faire son effet. Gouverneur populaire pour s’être attaqué de front à nombre de maux qui étouffent la capitale indonésienne (déficit de logements, insuffisance des infrastructures, corruption endémique, lutte contre les islamistes), Ahok est désormais en deuxième position dans les sondages. Selon Pollster Indonesian Survey Circle, le gouverneur sortant n’est plus crédité que de 40 % des intentions de vote, tandis que son adversaire Anies Baswedan recueille 49 % d’intentions de vote. Un autre sondage, réalisé par Indonesian Survey Institute, donne Ahok à 39,7 % et Baswedan à 46,3 %.

Instrumentalisation de la religion à des fins électoralistes

Selon Bonar Tigor Naipospos, du Setara Institute for Democracy and Peace, ONG qui milite pour les droits de l’homme et la liberté religieuse en Indonésie, la chute d’Ahok dans les sondages indique que la politisation de la religion « a pris racine » dans l’électorat musulman. « Instrumentaliser la religion est la seule manière que les rivaux d’Ahok ont de le battre car le bilan du gouverneur [élu vice-gouverneur en 2012, il est gouverneur de Djakarta depuis 2014] l’a rendu populaire auprès d’une majorité des habitants de la capitale », explique-t-il, ajoutant que bien que 65 % des habitants de la métropole se déclarent satisfaits de son action, ils disent aussi ne pas vouloir de lui pour un deuxième mandat du seul fait qu’il n’est pas musulman.

Pour Usep Ahyar, analyste politique au Populi Center, un think-tank local, il est clair que « de nombreux électeurs sont en train de perdre leur liberté de choix : la peur les domine et ils ne savent pas comment contrer la tactique mise en œuvre par des religieux et les groupes qui combattent Ahok ». Pour autant, l’influence des religieux sur le vote ne doit pas être surestimée, explique-t-il, ajoutant que tout se jouera dans le secret de l’isoloir.

En attendant le 19 avril et le verdict des urnes, face à la pression exercée via les réseaux sociaux, où les « fake news » le disputent aux informations vérifiées, relativement rares sont ceux qui se risquent à dénoncer l’instrumentalisation de la religion dans cette élection. Le P. Yohanes Kristoforus Tara, prêtre franciscain bien connu, anime le centre Justice, Peace and Integrity of Creation ; il dénonce la campagne des opposants à Ahok comme « la plus ignominieuse des manœuvres politiques menée à des fins communautaristes ». Il fustige en particulier l’appel à interdire l’accès aux cérémonies funéraires. « Il faut rendre la religion à son essence. Rendre à la religion son pouvoir libérateur pour ses adeptes. Sanctuariser les lieux de culte. Et laisser les gens mourir en paix pour se préparer à faire face à Dieu », lance-t-il à l’intention des auteurs de ces manœuvres.

Ahmad Syafii Maarif est un intellectuel musulman reconnu en Indonésie. Président de 1998 à 2005 de la Muhammadiyah, l’une des deux plus importantes organisations musulmanes de masse d’Indonésie, il déplore la tournure prise par la campagne électorale et estime que la religion « est vendue à vil prix ». Il ne cache pas qu’il espère que près de vingt ans après la chute du dictateur Suharto (au pouvoir de 1966 à 1998), la maturité démocratique des électeurs fera qu’ils sauront, le 19 avril, faire la part des choses entre une instrumentalisation de l’islam par les milieux radicaux alliés pour la circonstance aux cercles conservateurs, et la défense d’une société démocratique au sein d’une nation diverse et plurielle.

(eda/ra)