Eglises d'Asie

« La société indienne fait face à une crise ontologique »

Publié le 19/10/2015




Le 28 septembre dernier, le musulman Mohammad Akhlaq a été lynché à mort par des hindous qui lui avaient faussement reproché d’avoir consommé de la viande de bœuf. Dans la religion hindoue, pratiquée par une grande majorité des Indiens, la vache est un animal sacré. L’incident, qui s’est déroulé à …

… Dadri, en Uttar Pradesh, relance la polémique entourant la consommation de viande bovine et l’abattage des vaches. Un sujet sensible et hautement politisé, dans un pays dirigé depuis mai 2014 par le gouvernement nationaliste hindou du Premier ministre Narendra Modi.

Pour Eglises d’Asie, Vanessa Dougnac et William de Tamaris ont recueilli, le 16 octobre à Delhi, l’analyse du sociologue Deepak Metha, professeur à l’université de Shiv Nadar (New Delhi). Il souligne une résurgence des tensions communautaires. A ses yeux, la société indienne traverse une crise identitaire.

Eglises d’Asie : Quels sont les mécanismes sociaux à l’œuvre qui, régulièrement, transforment les tensions entre hindous et musulmans en épisodes violents ?

Deepak Metha : En Inde, on assiste à des vagues de violence nationales. Elles ont commencé dans les années 1960 et se sont intensifiées dans les années 1970, durant la période de l’état d’urgence déclaré par Indira Gandhi entre juin 1975 et mars 1977. Elles surviennent à nouveau en 1984, lors des émeutes antisikhs à Delhi (2 800 morts), puis en 1992 en Uttar Pradesh après la destruction de la mosquée d’Ayodhya par des fondamentalistes hindous (2 000 morts à travers l’Inde), et enfin en 2002 avec des émeutes antimusulmanes au Gujarat (1 100 morts). Tous les dix à quinze ans, l’Inde s’embrase.

Aujourd’hui, tout indique que nous sommes dans cette configuration : des signes avant-coureurs sont identifiables, comme l’incident de Dadri. Il est probable qu’avant la fin du mandat du Premier ministre Narendra Modi, qui dirige l’Inde sous les couleurs du parti nationaliste hindou du Bharatiya Janata Party (BJP), les violences communautaires vont s’intensifier dans le pays. La crise qui couve peut s’expliquer par des motifs politiques, mais ces motifs ne pourraient prendre corps dans la société sans une polarisation préalable. Le pays est réellement et profondément divisé. Il ne s’agit pas seulement d’un phénomène politique ; les ressorts en sont plus complexes. Ils s’inscrivent dans l’enjeu du sens collectif du « soi » : existe-il un « soi » hindou ? Un « soi » musulman ? La société indienne fait face à une crise ontologique. Elle a besoin d’ennemis, et les musulmans forment une cible idéale.

Que révèle le lynchage de Mohammad Aklhaq de la société indienne ?

L’histoire de l’Inde est parsemée de massacres liés à l’abattage de viande bovine. La vache est une figure passionnelle. De nombreux mouvements politiques ou sociaux ont utilisé cette figure. Certes, la culture végétarienne est importante, et c’est un argument recevable. Mais, pour la première fois, des personnes s’arrogent le droit de violer l’intimité d’une autre personne. Mettons que je sois à table, et le milicien d’un groupe fondamentaliste peut entrer chez moi, fouiller mon réfrigérateur, et m’intimider : « Tu n’as pas le droit de manger ceci ou cela ! ». Ce phénomène est inquiétant.

L’historien indien Dwijendra Narayan Jha a été menacé de mort par des extrémistes hindous pour ses recherches mettant en cause le caractère sacré de la vache. Et les critiques accusent les partisans de l’hindutva, l’idéologie des nationalistes hindous, de vouloir réécrire l’Histoire. Est-ce le cas ?

A l’époque védique, la consommation de bœuf était courante. Dans les lois de Manu, un des textes fondateur de l’hindouisme, il n’y aucune référence à cette interdiction. Les partisans de l’hindutva se permettent de réécrire l’Histoire, mais tout le paradoxe est qu’ils n’ont aucune idée de la complexité historique de notre culture. Dans ces groupuscules, on ne trouve que des amateurs qui critiquent les universitaires. Désormais, les intellectuels ont peur d’émettre une opinion contraire à l’idéologie du régime. Dans l’Etat du Karnataka, le 30 août, les radicaux hindous n’ont pas hésité à tuer un penseur rationaliste, le professeur Kalburgi, pour ses prises de positions en faveur de la laïcité.

Peut-on parler d’un climat liberticide ?

Tout à fait. Ces partisans de l’hindutva ont développé un fantasme, littéralement. Ils se battent contre des fantômes. S’ils connaissaient leur histoire, ils se rendraient compte que plus de la moitié des hindous consomment du bœuf ; les intouchables et les basses castes, la haute caste des Rajputs, et d’autres encore, mangent du bœuf.

Est-ce que les extrémistes hindous se sentent plus en confiance pour agir sous le gouvernement de Narendra Modi ?

Narendra Modi ne condamne pas fermement les agissements des extrémistes hindous. Ils se sentent donc libres d’agir à leur guise. Mais si nous prenons le cas de l’Uttar Pradesh, où ont eu lieu les récents événements de Dadri, la corruption et l’impunité sont profondément ancrées dans les mécanismes politiques. Un exemple : le Samajwadi Party, un parti au pouvoir dans cet Etat, n’est que la vitrine politique d’une association de criminels… Et le BJP n’est pas en reste. Il en résulte une concurrence dans ces activités illégales, qui n’est pas confrontée à un système judiciaire efficace. Du fait de structures sociales et économiques défaillantes, les gens n’ont plus confiance. Trouver un ennemi commun permet donc de cristalliser cette tension. Et les musulmans, encore une fois, sont associés à une menace pour la société hindoue.

Les tensions entre communauté se forment autour de symboles, comme la vache. Ces symboles servent-ils de levier politique ?

Pour incarner cette division, le pouvoir s’appuie sur des symboles, avec une forte connotation émotionnelle et profondément irrationnelle. Notre histoire politique en est parsemée : le sel, par exemple, fut un des principaux points de ralliement lors de la résistance à l’occupation britannique. La brique, la galette de farine… Il s’agit en général de petites choses du quotidien auxquelles toute la population peut s’identifier. En ce qui concerne la vache, il est possible que les événements actuels soient liés à une volonté d’utiliser ce vecteur émotionnel. Mais je ne suis pas sûr que ce symbole ait une forte résonnance : trop d’hindous consomment du bœuf.

Peut-on décrire ces phénomènes de lynchages comme étant de l’hystérie collective ?

D’un point sociologique, je ne décrirais pas les massacres et les lynchages comme relevant d’une hystérie collective. Ces phénomènes relèvent plutôt d’un processus orgiaque. Il existe des structures émotionnelles bien identifiables. Pour Dadri, j’en note deux : d’une part, la rumeur et la diffusion de la rumeur et, d’autre part, une panique contrôlée. Mais je ne parlerais pas d’hystérie, puisqu’à Dadri, tout a été organisé : les extrémistes hindous ont battu le père, puis le fils, sans s’attaquer aux autres membres de la famille, puis la foule a fouillé la maison. Elle a agi avec méthode. Mais le plus important réside dans la diffusion programmée de la rumeur. Au départ, tout naît de l’élaboration de stéréotypes, comme la polygamie ou l’idée que les musulmans battent leurs femmes.

Entre les nouvelles prohibitions du bœuf dans certains Etats, l’interdiction de toute viande à Bombay en septembre pour quatre jours lors d’un festival jaïn, la promotion du végétarisme, ou l’influence des gourous comme Baba Ramdev qui fournit l’armée indienne en produits exclusivement végétariens…, le BJP tente-t-il d’établir une politique visant à réguler le régime alimentaire de la population ?

Cette volonté politique d’uniformiser les habitudes alimentaires de la société ne peut se réaliser que si la cible de ce message répond positivement. Pour autant, l’hindutva tend à présenter une identité figée de l’hindou. Mais l’hindouisme n’est pas un système unifié et s’incarne à travers un ensemble de courants qui tolèrent la différence. En ce sens, le BJP n’est pas un parti traditionaliste puisqu’il propage des idées obscurantistes, mais cette révision de la tradition est résolument moderne. Tout comme l’islamisme radical. Tous deux obéissent à un fantasme identitaire.

(eda/vd)