… respectueuse des libertés de ses citoyens. La liberté religieuse s’y épanouit notamment au point que Taiwan est devenue une sorte de pépinière où toutes les religions peuvent s’épanouir.
Du campus de Fu Jen, l’université catholique de Taipei, chez les aborigènes Amis ou encore au cœur de la multinationale humanitaire bouddhiste Tzu Chi, Frédéric Mounier, du journal La Croix, nous emmène à la découverte de la vitalité et de la diversité du paysage religieux taïwanais. L’article que nous reproduisons ci-dessous est paru le 12 avril 2017 dans La Croix sous le titre « Taiwan, le porte-avions des religions ».
« Taiwan, c’est un peu le paradis des libertés, des religions et des spiritualités », sourit M. Lin, éditeur réputé sur son île chinoise. « Nous avons toujours su vivre avec nos différences, poursuit-il. Nous sommes une grande communauté avec des membres très différents, dans tous les domaines. »
C’est ainsi que le vice-président Chen Chien-jen est un catholique ouvertement très pratiquant, alors que ses coreligionnaires ne sont qu’environ 270 000 pour 23 millions d’habitants. Au sein de son gouvernement, Audrey Tang, ministre en charge du numérique, est une personne transsexuelle. Et Taiwan pourrait bien être prochainement le premier pays d’Asie à adopter le mariage homosexuel. Tandis que les nouveaux mouvements religieux issus du taoïsme et du confucianisme (tel le Yiguandao) ou du bouddhisme (telle la multinationale humanitaire Tzu Chi) prospèrent avec plusieurs millions de fidèles. Le P. Bernard de Terves, des Missions étrangères de Paris (MEP), à Taiwan depuis 2007, reste étonné d’avoir la possibilité, admise par tous, de bénir les candidats bacheliers de sa paroisse catholique… sur le lieu même des examens publics.
Autre initiative paradoxale, qui ne repose sur aucun accord officiel mais sur un sens pragmatique bien développé, tant à Taiwan qu’en Chine populaire : à la faculté de théologie de l’Université catholique Fu Jen, à Taipei, la moitié des 200 étudiants provient de Chine continentale. Depuis sept ans, chaque année, une trentaine de prêtres, religieux et religieuses viennent suivre à Taipei, en trois ans, un parcours de théologie reconnu canoniquement par le Vatican. Prudent, le P. Louis Gendron, jésuite canadien recteur de la faculté, s’empresse de préciser : « Les questions politiques ne sont pas abordées. Nous ne faisons pas de publicité sur le continent. »
La tribu aborigène des Amis, fervents catholiques
N’empêche que voisinent, dans ces locaux, des catholiques chinois tant « souterrains » qu’« officiels », tant continentaux que taïwanais, tant clercs que laïcs… sans oublier, souligne, malicieux, le P. Gendron, « des femmes anglicanes, futures prêtres taïwanaises, qui viennent se former chez nous… ». Ces étudiants, si divers, participent à la vie des paroisses locales. Parmi les 26 000 étudiants de Fu Jen, ils ne sont évidemment qu’une goutte d’eau. Et puis, note le prêtre, « aucun de nos anciens étudiants n’est devenu évêque en Chine continentale. Mais aucun n’a fait défection, refusant de retourner chez lui. Certains, même, enseignent dans les séminaires de Chine populaire »…
A 200 km au sud de Taipei, s’étale une vaste plaine côtière très fertile, adossée à l’épine dorsale volcanique de l’île. Elle est le royaume des Amis, l’une des treize tribus dites « aborigènes », les premières occupantes de l’île, il y a sept siècles, avant les Chinois venus du continent. Parmi les Amis, très catholiques, un jeune prêtre des MEP. Venu d’Inde, Stanislaus Irudayaselvam, qu’on appelle « Stan » ou encore Shien Jia (son patronyme chinois, qui signifie « Celui qui apporte la grâce aux autres »), parle tamoul, anglais, français, chinois et amis. Il aime profondément ce peuple des Amis, baptisé il y a à peine trois générations. « Je connais mes brebis, je connais tous leurs visages, j’ai béni toutes leurs maisons », dit-il. Et il y prend du plaisir.
Le matriarcat régit ces vallées
Ce soir-là, en dépit du « grand froid d’hiver » (il fait à peine dix degrés), il est venu bénir, conformément à l’usage, un petit nourrisson d’un mois. Tout le clan est là, dans la cour, sous une bâche. On partage le poulet bouilli à l’alcool de riz. On se réchauffe vite. On comprend aussi que le matriarcat régit ces vallées. Et on mesure, au vu des maisons désormais en dur, des salons meublés, des routes bitumées, des voitures, à quel point le boom économique taïwanais a fait sortir ce peuple, réputé excellent chanteur et danseur mais aussi autrefois coupeurs de têtes, de l’agriculture de subsistance.
Durant ce week-end, le P. Stan, toujours accompagné des trois religieuses, des Amis, qui l’aident dans sa paroisse, aura ainsi béni une personne malade et la petite épicerie d’une paroissienne. Et il s’interroge : « Ma paroisse compte 5 700 baptisés. Mais chaque année, je ne célèbre que six ou sept mariages et peut-être huit baptêmes. Tous les jeunes sont partis au nord. » Ses amies religieuses acquiescent.
Le P. Stanislaus Irudayaselvam bénit un petit nourrisson d’un mois. (La Croix/Frédéric Mounier)
Plus tard, le P. Stan ira plus loin : « On se salue, on danse, on chante… et après ? La religion, ce n’est pas que le rite. Cette religion-là, ce n’est pas encore la vie. Il nous faut articuler la foi. » Sur le fond, les « grands anciens » des MEP qui ont précédé le Père Stan sur ces terres des Amis, notamment le P. Maurice Poinsot, arrivé en 1959, partagent son diagnostic : « Les vieux meurent, les jeunes ne reviennent pas. Ils se taïwanisent et quittent l’Eglise », confie-t-il.
Le Père Yves Moal, Breton sinophone
Pourtant, à quelques kilomètres, on rencontre l’« abbé Pierre » de Taiwan. Autrement dit le P. Yves Moal, Breton parfaitement sinophone. Depuis 1966, inlassablement, il a accueilli les personnes handicapées, créé des communautés qui recyclent les déchets. Lui aussi reconnaît : « Les aborigènes ont été baptisés rapidement mais pas vraiment catéchisés. Moi, je suis venu pour évangéliser, pas seulement pour baptiser… » Son prestige sur l’île est immense. Au point qu’il vient d’obtenir la nationalité taïwanaise.
Le P. Yves Moal, surnommé l’« abbé Pierre » de Taïwan, un Breton parfaitement sinophone qui travaille depuis 1966 auprès des plus démunis. (La Croix/Frédéric Mounier)
Et puis, du côté du bouddhisme, il se passe aussi des choses à Taiwan. Sébastien Billioud est chercheur à l’université Paris-Diderot. Il travaille sur les appropriations politiques et idéologiques du confucianisme en Chine et à Taiwan, et sur la mondialisation des religions chinoises (1). Son constat est sans appel : « Taiwan est un véritable porte-avions religieux pour le renouveau des traditions religieuses orientales. Les mouvements les plus forts sont bouddhistes et transnationaux. Pour Taiwan, le religieux est un ‘soft power’. »
Sébastien Billioud s’est plus particulièrement penché sur le Yiguandao. Cette spiritualité nouvelle, tout à la fois confucéenne, bouddhiste et taoïste, accueille volontiers chrétiens et musulmans. Fort de plusieurs millions d’adeptes, ce mouvement millénariste, qui demande cinq années d’initiation à ses nouveaux adeptes, a essaimé à partir de Taiwan en Chine continentale aussi bien qu’en Europe. Il propose une voie, fondée sur l’enseignement de la « Mère éternelle », pour accéder à la paix intérieure avant une prochaine fin du monde.
Une nouvelle multinationale du bouddhisme humanitaire
Autre mouvement bouddhiste méconnu en Europe, mais massivement présent à Taiwan : Tzu Chi. A Hualien, dans l’est de l’île, d’immenses bâtiments neufs abritent les diverses activités de cette nouvelle multinationale du bouddhisme humanitaire : un hôpital de 3 000 lits, un centre de formation et de conférences immense comme une cathédrale, deux universités, un monastère. Tout cela n’est que la partie émergée d’un véritable empire humanitaire bouddhiste, fondé par Maître Cheng, religieuse bouddhiste convertie à l’action caritative après sa rencontre, en 1966 à Taiwan, avec trois religieuses ursulines.
Aujourd’hui, deux millions de bénévoles, dix mille employés, dix millions de donateurs s’activent dans 96 pays, animent six hôpitaux, deux chaînes de télévision, 1 200 restaurants végétariens à Taiwan, brassent des centaines de millions d’euros. « Tout cela n’est pas habituel dans le bouddhisme, reconnaît Chad Liu, lui-même catholique, responsable des relations publiques. Nous voulons nous concentrer sur le monde actuel tel qu’il est, pratiquer un bouddhisme engagé, pratiqué avec délicatesse. » Là où le monde craque, où les catastrophes brisent l’humanité, même en Chine continentale, les volontaires de Tzu Chi sont, dit Chad Liu, « les premiers à arriver, les derniers à partir. Nous apprenons à servir, nous servons pour apprendre ».
Frédéric Mounier (à Taipei, Hualien, Ruisi) / © La Croix
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