Eglises d'Asie

Le sens du rite dans la culture taïwanaise

Publié le 14/04/2017




Né en 1983, originaire du diocèse de Lyon, le P. Etienne Frécon a été ordonné au titre de la Société des Missions Etrangères de Paris (MEP) en 2011. Envoyé à Singapour, il est actuellement en séjour long à Taiwan pour y apprendre le mandarin et s’immerger dans la culture chinoise. Il est prévu qu’il retourne dans la cité-Etat …

… à l’été 2018. Si les premières années de ministère d’un prêtre MEP sont consacrées à l’étude de la langue du pays où il a été envoyé, ces années d’études sont aussi et surtout une plongée dans la culture du peuple auprès de qui il œuvrera toute sa vie. Fruit de cette immersion dans la culture chinoise, le P. Frécon partage ici ses découvertes sur le sens du rite dans une culture marquée au cœur par le confucianisme. Cet article a été initialement publié dans le n° 526 d’avril 2017 de la Revue MEP.

 

Le sens du rite dans la culture taïwanaise

La ritualité est au cœur de notre vie chrétienne. Dimanche après dimanche, nous nous retrouvons autour d’une célébration rituelle, l’Eucharistie, au cours de laquelle l’Eglise, assemblée convoquée par l’Esprit fait mémoire de la mort et de la résurrection du Christ. Ce rite eucharistique peut avoir un aspect profondément ritualiste s’il n’est pas vivifié par la Parole et irrigué par une foi vivace qui nous appelle à vivre ce que nous avons entendu et célébré.

Bien que la ritualité demeure au cœur de tout modèle religieux, le rite est souvent taxé de bien des maux par les sociétés modernes. L’homme moderne se refuse à accomplir des rites qui pour lui ne sont que des gestes de convenance dépourvu de sens.

Dans les sociétés confucéennes, il en va tout autrement. Le rite est ce qui structure la vie quotidienne et ce qui imprègne les pratiques religieuses. A Taïwan plus particulièrement, le rite, la politesse, le culte des ancêtres jalonnent le quotidien. Que serait un Nouvel An chinois sans que le repas traditionnel du Nouvel An ne soit précédé par le rite aux ancêtres ? Que serait la vie quotidienne sans ces marques de politesse vis-à-vis des plus anciens ou des professeurs ? Que deviendrait l’harmonie si les sacrifices aux esprits étaient abandonnés ? Pour l’œil non averti, ce ne sont que des gestes rituels qui laissent transparaître des restes d’une religion archaïque qu’il prend plaisir à observer et à photographier.

Pourtant il demeure important de nous poser quelques questions pouvant éveiller notre curiosité et qui peuvent, peut-être nous permettre de rentrer davantage dans la compréhension et le respect de la culture chinoise. Quel sens se cache derrière ces rites ? Pourquoi ces rites sont-ils si importants ?

Le rite à partir de la calligraphie chinoise

Pour découvrir le sens de la ritualité à Taïwan, nous devons faire un premier détour par la langue chinoise. Les mots ne prennent sens que dans leurs calligraphies et l’observer fait naître un univers de sens.

En chinois, deux mots sont en lien plus étroitement avec le rite. Le premier liyi (禮儀) est celui que l’église catholique utilise pour parler de la liturgie. Selon le Grand dictionnaire Ricci, il désigne les rites, les cérémonies, les règles de bienséance, l’étiquette. Le deuxième est yishi (儀式). Ce terme revêt également le même sens que le premier mais de manière un peu plus spécifique. Il désigne non seulement la cérémonie et le rite mais il est plus souvent utilisé dans la langue courante pour qualifier la procédure ou la marche à suivre pour accomplir le rite.

Le yi

Avant de nous attarder sur le caractère li (禮), il est important de noter que dans ces deux mots un caractère commun revient. Le caractère yi (儀) désigne le rite mais il se compose de deux parties. Le caractère dans sa partie gauche représente l’homme (亻) ; et dans sa partie droite (義) il dit la conduite droite, la justice, le bon droit. Le Grand dictionnaire Ricci nous indique même que ce caractère désigne le fait de « sacrifier sa vie pour la défense du droit et de la justice ». Ainsi, le rite est ce qui lie l’homme et sa conduite ou ce qui fait que l’homme est droit et juste.

Le li

Le caractère li (禮) est celui que Confucius emploie dans les entretiens. Il est au cœur de sa pensée et a scellé le sort de la culture chinoise. Le li se compose de trois parties. La partie droite du caractère (豊) se compose elle-même de deux parties. La partie inférieure (豆) représente une coupe sacrificielle contenant des offrandes. La partie supérieure (曲) est un signe qui à l’origine représentait des rameaux plantés dans une coupe. Comme le signifie Cyrille Javary, « l’association de ces deux signes évoque les cérémonies (vase rituel) d’un culte agraire (rameaux), la célébration du rythme agricole, celui par lequel se manifeste l’influx vital » (1). C’est en effet dans l’alternance des saisons et des cultures que le mouvement vital se donne à voir. La partie droite du caractère est sa clé (示). Ce caractère, qui signifie montrer, manifester, exposer, est, la plupart du temps, employé en lien avec le domaine religieux. Sa calligraphie contemporaine pourrait venir de dessins représentant un autel surmonté d’une offrande duquel tombent des gouttes d’une libation ou du sang d’un sacrifice. Ainsi, le li, dans sa composition graphique exprime tout à la fois la notion de sacrifice aux dieux et le rythme de la vie que l’offrande agraire, au moment des moissons et des semailles, vient manifester.

De plus, il est important de noter que cette association de caractères se trouve aussi dans le caractère du corps (體), dans ce cas-là, il est associé à sa gauche par le caractère des os (骨). Ainsi, « l’idéographie affirme donc que ce rythme vital connaît deux sortes d’incarnation : l’une individuelle – le corps humain –, l’autre collective – les rites sociaux –. Loin d’être ce qui réduit à néant la spontanéité individuelle, le rite est au contraire ce qui permet à chacun d’être totalement soi-même en faisant corps avec la situation » (2).

A travers l’étude de ces trois caractères, nous découvrons les ramures qu’implique le rite dans la culture chinoise. C’est l’homme droit et juste qui accomplit les rites. Cette pratique rituelle le conduit à être en relation avec trois dimensions. En premier lieu, le rite met l’homme en lien avec le monde des dieux et des esprits. Mais il est aussi mis en lien avec le corps social, les membres de sa communauté de vie. Enfin, c’est avec son propre corps que le rite le met en relation. Loin d’être des gestes figés, les rites dans l’idéographie sont le vecteur de la vie qui circule entre les êtres et les esprits. Ils permettent à « l’influx vital » de jaillir.

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Statue de Confucius dans le Parc de la paix, à Taipei. (© E. Frécon)

Confucius et les rites

A partir d’une analyse de la langue chinoise et de sa calligraphie une polysémie de sens vient éclairer le sens du mot rite. Pour avancer dans l’étude de la ritualité à Taïwan, nous devons faire un détour par ce grand personnage qui a marqué toute l’histoire et la culture chinoise : Confucius.

Apprendre

Comme le développe Anne Cheng, l’enseignement de Confucius gravite autour de trois pôles : l’apprentissage, la qualité humaine et l’esprit rituel. Pour Confucius, l’apprentissage n’est pas uniquement le fait d’acquérir une connaissance intellectuelle mais plutôt apprendre, auprès des autres, à devenir homme de bien. « Apprendre quelque chose pour pouvoir le vivre à tout moment, n’est-ce pas là source de grand plaisir ? Recevoir un ami qui vient de loin, n’est-ce pas la plus grande joie ? Etre méconnu des hommes sans en prendre ombrage, n’est-ce pas le fait de l’homme de bien ? » (3). L’apprentissage situe d’emblée l’homme dans la relation qui conduit celui qui a le désir d’apprendre à se perfectionner : « Le maître dit : « Quand on se promène ne serait-ce qu’à trois, chacun est certain de trouver en l’autre un maître, faisant la part du bon pour l’imiter et du mauvais pour le corriger en lui-même » (4). Finalement, pour Confucius apprendre, c’est apprendre à devenir un homme de bien à travers ce qu’il appelle la vertu d’humanité.

La vertu d’humanité

Cette vertu, le ren (仁) se compose de deux parties, le caractère de l’homme sur sa gauche (亻) et du chiffre deux (二) sur sa droite. La vertu d’humanité ouvre l’homme sur l’autre et sur la relation. Selon Anne Cheng, « dans le champ relationnel ouvert par la graphie même de ce terme, le moi ne saurait se concevoir comme une entité isolée des autres, retirée dans son intériorité, mais bien plutôt comme un point de convergence d’échanges interpersonnels. Un grand exégète du IIe siècle après J.C. définit le ren comme : « le souci qu’ont les hommes les uns pour les autres du fait qu’ils vivent ensemble » (5).

Le rite

Pour Confucius, être habité du ren, être humain, c’est être en relation. La relation se vivant sous un mode rituel. Quand le disciple Yan hui lui soumet la question : « Qu’est-ce que le ren ? », il lui répond : « Vaincre son ego pour se placer dans le sens des rites, c’est là le ren. Quiconque s’en montrerait capable, ne serait-ce qu’une journée, verrait le monde entier rendre hommage à son ren » (6). Il ajoute face à la question d’un autre de ses disciples : « En public, comporte-toi toujours comme en présence d’un invité de marque. Au gouvernement, traite le peuple avec toute la gravité de qui participe à un grand sacrifice. Ce que tu ne voudrais pas que l’on te fasse, ne l’inflige pas aux autres. Ainsi nul ressentiment ne sera dirigé contre toi, que tu sois au service de l’Etat ou d’une grande famille » (7). Ainsi, pour Confucius, le li (rite) et le ren (vertu) d’humanité sont profondément liés. La connexion qui existe entre ces deux termes ne se fait pas autour du sacrifice mais plutôt avec l’attitude rituelle de celui qui y participe. Anne Cheng la qualifie comme une « attitude d’abord et surtout intérieure, pénétrée de l’importance et de la solennité de l’acte en cours, qui ne fait que se traduire au-dehors par un comportement formel contrôlé » (8). Ainsi, l’attitude rituelle n’est pas seulement un ensemble de codes et de règles de bienséances à respecter mais elle fait corps avec l’éthique développée par Confucius.

Le rite et la vertu de l’homme droit

De plus en liant les deux caractères, celui du ren et du li, Confucius opère un déplacement des rites qui sont relations entre le divin et l’humain vers les relations entre les humains eux-mêmes. Pour Confucius, le rite est ce qui permet à chacun de tenir sa place dans le monde. Il donne à l’homme de se comporter en fonction de la situation dans lequel il se trouve. C’est au caractère yi (儀) que le rite est associé. Ce caractère étudié précédemment et qui a pour signification le « sens du juste » se compose du caractère wo (我) dans sa partie droite inférieure. Il signifie le moi, le je. Pour Confucius, ce caractère représente l’investissement personnel de sens mais aussi la justesse du comportement que chacun doit adopter dans sa façon d’être au monde et dans la communauté humaine.

Taiwan, rites et harmonie

Le détour par l’étude de ce que représente le rite pour Confucius ainsi que par la calligraphie chinoise nous donnent des éléments intéressants pour mieux comprendre Taïwan et ses habitants. En contraste avec le continent chinois, l’île taïwanaise, fortement imprégnée de confucianisme, a gardé « le sens des rites ». Si au premier abord le visiteur peut être surpris par la gentillesse des Taïwanais, les rites à teneurs relieuses qui se déroulent devant les magasins, la multiplicité des temples, l’autel des ancêtres ornant un bon nombre d’habitations, la rencontre avec ce peuple demande du temps et vient rapidement se confronter à une grande politesse, à l’absence d’une adhésion de foi religieuse et à la difficulté pour l’homme occidental de dénouer le faux du vrai.

La politesse

En faisant ce constat nous sommes conduits au cœur du modèle sociétal confucéen où le rite rejoint tous les aspects de la vie quotidienne. L’attitude rituelle n’est pas uniquement celle qui se déploie dans le culte religieux mais elle se vit dans toutes les dimensions du quotidien. La politesse limao (禮貌) est aussi partie prenante du rite. Ce mot se compose de deux caractères. Le li (禮) mais aussi le caractère mao (貌). Ce dernier exprime l’air, la mine, la physionomie mais il désigne aussi selon le Grand Ricci, la forme extérieure, l’apparence et le rite. La politesse n’est pas autre chose que l’expression sur le visage de l’attitude rituelle.

Cette attitude rituelle, bien que quelquefois, à première vue, semble dépourvue de chaleur humaine est toujours en réalité une expression du ren, la vertu d’humanité. La ritualité et le sens de l’humain sont deux notions qui d’une part sont appelés à s’exprimer ensemble : « Dépourvu de ren, comment un homme pourrait-il sentir ce que sont les rites ? » (9). Et, d’autre part à exprimer la sincérité de l’intention de celui qui la pratique. Cette sincérité rejoint la beauté et l’esthétique des pratiques rituelles : « Dans toute cérémonie, mieux vaut l’austérité que l’apparat. Dans celles de deuil, mieux vaut la sincérité dans la douleur que le scrupule dans l’étiquette » (10).

La piété filiale

L’articulation entre le rite et le sens de l’humain place au centre la sincérité de l’intention. Mais c’est aussi une manière de réguler les rapports humains. Dans une définition que Confucius donne au ren, il dit : « Se dominer et en revenir aux rites, c’est ça, pratiquer le ren » (11). Cette vertu qui conduit à l’attitude rituelle développe un modèle de société où tous les rapports sont codifiés sous le mode de ce que développe Confucius dans ce que l’on appelle la piété filiale xiaoshun (孝順). Elle est la réponse naturelle de l’enfant vis à vis de ses parents dans le contexte de l’harmonie familiale et la solidarité entre les générations. Toutes les relations (souverain/ministre, père/fils, frère ainé/frère cadet, mari/femme, entre amis) se comprennent dans et selon cette même notion. Ainsi, chacun se sent responsable de répondre de manière naturelle mais aussi rituelle au devoir qui lui incombe. Il est donc dans l’ordre des choses pour le fils aîné de prendre soin de ses parents ou pour le sujet d’être fidèle et loyal à son souverain. L’attitude rituelle venant donner forme et harmoniser les sentiments contradictoires habitant le cœur de l’homme.

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Bâtonnets d’encens dans un temple à Taipei. (© E. Frécon)

L’harmonie

En déplaçant la ritualité à l’intérieur des rapports humains eux-mêmes, Confucius place l’harmonie commune au cœur de sa pensée et de la manière de vivre. En vivant les rites et en assumant sa responsabilité face aux rapports hiérarchiques qui fondent le vivre ensemble, une véritable harmonie se vit. Elle est d’ailleurs le but recherché. Le vivre ensemble ne se fonde pas sur la recherche d’une vérité théorique. En revanche, comme le montre Anne Cheng, la pensée chinoise « au lieu d’élaborer des objets dans la distance critique, tend au contraire à rester immergée dans le réel pour mieux en ressentir et en préserver l’harmonie » (12).

Pour préserver cette harmonie, les Taïwanais prennent bien souvent les occidentaux à défaut. En effet, là où l’un dit « vérité » l’autre répond « harmonie », là où l’un dit en premier le « moi » l’autre répond « relations hiérarchiques », là où l’un met en avant le sens et la signification, l’autre répond le rite. Pourtant la rencontre d’un peuple confucéen met en lumière une nouvelle manière de vivre en société. A l’école de cette culture, nous découvrons une nouvelle manière de vivre qui n’oppose pas rite et sincérité, vérité et harmonie, politesse et relation mais qui tient ensemble des réalités que l’homme occidental voudrait tenir pour opposer.

Pour conclure

Malgré les échanges entre l’Orient et l’Occident et une société globalisée, la société taïwanaise demeure une société imprégnée de confucianisme où les rites prennent une grande place. Il n’en reste pas moins que les rites peuvent se transformer et s’éloigner de leurs buts premiers celui d’exprimer la vertu d’humanité. Il n’est pas rare en effet de voir des personnes se présenter à des funérailles uniquement pour effectuer le rite qui convient sans pour autant y mettre une adhésion du cœur. La plupart des amis ou des personnes que la personne défunte avait côtoyés durant sa vie se présentent à l’heure dite, effectuent les gestes qui conviennent et s’en retournent aussitôt à leurs activités. Ou dans un autre registre, comme à l’habitude, vont brûler des bâtonnets d’encens et offrir fruits et victuailles aux esprits sans y croire réellement. Dans le domaine des relations humaines, la politesse peut elle-aussi se transformer en une relation distante et froide où chacune des personnes en présence aura reçu le bien qu’elle attendait de l’autre mais sans véritable rencontre.

Pouvant conduire à un ritualisme, déconnecté de tout souffle (notamment dans les célébrations religieuses et chrétiennes en particulier où l’attitude pieuse peut ne rester qu’une façade sans adhésion du cœur), l’esprit rituel est cependant au service de la vie en mettant au cœur des rapports sociaux l’harmonie he (和). Il invite à se tenir dans la voie du milieu zhongyong (中庸之道) en plaçant au cœur la vertu d’humanité et la sincérité de l’intention permettant ainsi au souffle vital qi (氣) de s’exprimer. L’esprit rituel à Taiwan finalement introduit souplesse et esthétique dans la société. La sérénité, la beauté et la souplesse qui se dégagent des sociétés confucéennes permettent à la vie de se développer de manière harmonieuse.

Dans une société où l’esprit des rites prend une telle place, il n’est pas facile de donner vigueur et souffle aux rites ecclésiaux. Les habitudes dominent et le changement et la créativité pourraient mettre en défaut l’harmonie. Pourtant l’expression rituelle et le lien qu’elle lie avec le sacrifice, la vertu d’humanité, les relations et l’harmonie sont peut-être, pour nous missionnaires, les pierres d’attentes que l’Esprit nous indique pour que grandisse l’esprit évangélique à Taïwan. Le dialogue des cultures et les différentes manières de vivre la foi chrétienne entre l’orient et l’occident peuvent permettre cette mutuelle fécondation pour que nous puissions, chacun là où nous vivons d’être de vrais témoins du Christ.

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P. Etienne Frécon, MEP

(eda/ra)

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