Eglises d'Asie

POUR APPROFONDIR – Les Philippines, archipel asiatique et catholique

Publié le 19/12/2014




Lorsque le pape François atterrira à Manille le 15 janvier prochain, nul doute que l’accueil que lui réservera la population sera immense. Troisième pape à venir en visite dans l’archipel, le pape François y sera reçu pour ce qu’il est, le Souverain Pontife d’une Eglise qui est partout aux Philippines. Sur place, …

les habitants annoncent déjà que les foules qui se mobiliseront pour cette visite de quatre jours seront encore plus importantes que celles qui avaient accueilli le pape Jean-Paul II en janvier 1995 pour les Xèmes journées mondiales de la jeunesse.

Mais si l’Eglise est partout aux Philippines, pays où 85 % des 107 millions d’habitants s’affirment catholiques, elle reste mal connue en Occident. L’Eglise catholique est pourtant l’un des principaux fils rouges de l’histoire de cet archipel où la colonisation espagnole imposa, à partir du XVIe siècle, ses prêtres et ses églises à une population animiste et en partie musulmane. Aujourd’hui, les Philippines sont, avec le petit Timor-Oriental, l’un des deux seuls pays majoritairement catholiques d’Asie.

Nous reproduisons ci-dessous le dernier chapitre et la conclusion du livre que le P. Pierre de Charentenay publie le 8 janvier prochain aux Editions Lessius (Belgique) : Les Philippines, archipel asiatique et catholique (1). Jésuite, ancien rédacteur en chef de la revue Etudes, aujourd’hui basé à Rome, le P. de Charentenay a fait de nombreux séjours aux Philippines depuis 1982, dont un an en 2013.

A des fins documentaires, nos lecteurs pourront également se référer aux dossiers qu’Eglises d’Asie a publiés à propos des Philippines (comme ici).

 
Le pays catholique d’Asie

L’Asie est un continent religieux, beaucoup plus que ne l’est l’Europe qui a progressivement perdu le sens de la pratique religieuse et de la vie spirituelle. Au milieu de cet immense continent asiatique où sont pratiqués le bouddhisme, l’hindouisme, l’islam, le shintoïsme et bien d’autres religions, les Philippines forment une originalité. Elles sont catholiques à 85 %, avec une pratique religieuse élevée, même si le nombre de prêtres reste faible. La culture y est très fortement imprégnée de religion, proche d’une spiritualité latino-américaine, expressionniste sur le modèle espagnol, mais sans les tendances libérales héritées des Lumières ou de la Révolution française, et avec une connotation du caractère spirituel asiatique tel qu’on peut le trouver en Inde ou au Cambodge.

Synthèse philippine bien unique en son genre. La religion catholique façonne la culture et les comportements, depuis les pratiques individuelles et familiales jusqu’aux grandes manifestations publiques. Elle unifie les représentations symboliques du pays, dans une sorte de synthèse sociale concrète de l’Occident et de l’Extrême-Orient. Le catholicisme est aussi dans certains cas, comme celui du « People power », le catalyseur d’une prise de conscience collective et d’une action populaire décisive pour le pays.

Catholicisme et diversité religieuse

L’identité philippine est donc liée très fortement au christianisme, à titre collectif comme à titre individuel. Ferdinand Marcos lui-même ne pouvait pas se passer de vivre une vie religieuse quasiment publique. Chaque année, il faisait une retraite de huit jours sur son yacht personnel, avec sa femme et tout le cabinet des ministres. Cette retraite fut prêchée par un jésuite jusqu’en 1979, période où les doutes sur les bonnes intentions de Marcos devenaient trop manifestes pour poursuivre. Corazon Aquino vécut elle aussi une vie religieuse intense, proche du cardinal Sin et de la Compagnie de Jésus. Mais elle a probablement représenté la dernière présence catholique publique au sommet de l’Etat. Fidel Ramos, successeur de « Cory » Aquino, a été le premier président non catholique, fort discret sur sa religion protestante, et le premier à avoir une conception non religieuse de la politique. Estrada et Arroyo ont poursuivi. « Noynoy » Aquino est certes un catholique pratiquant, formé par l’école et l’université jésuite de l’Ateneo, mais il a intégré le principe de la séparation des religions et de l’Etat, ce qui lui fera prendre ses distances par rapport aux évêques catholiques.

Mais le facteur religieux n’est pas la seule clé d’intégration de cette population. L’autre élément fondamental est la structure hiérarchique traditionnelle qui organise la société politique. L’intégration se fait par le haut, par la cohésion que donne le chef de clan, le cacique local ou le chef de famille, autant dans la vie de sa famille que dans le fonctionnement de sa région. Aquilino Pimentel à Mindanao, Daniel Z. Romualdez à Tacloban, ou d’autres encore, en sont de bons exemples. Ils sont les chefs locaux sans lesquels rien ne peut se faire, mais ils sont par là même le lieu de l’unité. La cohésion sociale est ainsi donnée par la figure d’autorité. Des études récentes ont montré que les Philippins respectent naturellement ceux qui sont en position de pouvoir et que « non seulement ils obéissent, mais qu’ils peuvent aussi en être dépendants s’ils sont en situation de besoin » (2). Le catholicisme vient renforcer ce fonctionnement dans la mesure où il invite à l’obéissance et à la légitimité. La cohésion sociale se produit ainsi à travers la religion catholique et dans une structure hiérarchique.

Pour compléter ce rapide tour d’horizon des facteurs religieux, il faut mentionner la présence de l’islam. Cette religion, implantée dans les zones sud-ouest de l’île de Mindanao, a fait beaucoup parler d’elle dans tout le pays et au-delà en raison des tentations de séparatisme, des attentats ou enlèvements, et autres actions violentes motivées en partie par une volonté de se faire entendre dans un pays majoritairement chrétien. La menace est réelle, mais elle ne met en péril ni l’unité de la République ni le gouvernement. L’islam philippin réagit donc en « minoritaire », cherchant à assurer la pérennité de son système social et politique, un système de clan, quasi féodal, mais qui reste très marginal dans l’évolution des Philippines démocratiques.

Une dernière particularité religieuse philippine est la religion nationale « Iglesia ni Christo » qui regroupe 1 à 2 % des Philippins, mais est très visible dans tout le pays en raison du nombre et de l’architecture originale de ses lieux de cultes. Cette religion, créée en 1914, a célébré en très grande pompe les cent ans de sa fondation en août 2014 avec l’inauguration par le président de la République d’un stade couvert, appelé Philippines Arena, construit par l’Iglesia ni Christo, qui y a rassemblé des centaines de milliers de personnes le dimanche 27 août. En fait de religion, les croyances sont très limitées puisque les fidèles ne croient pas à la résurrection du Christ, ni à sa qualité de Fils de Dieu. Les membres de cette Eglise forment une communauté très active, très nationale (avec l’usage exclusif du tagalog), et très anticatholique. Ils paient régulièrement la dîme et sont souvent dépendants de leur Eglise pour leur travail et leurs relations. Ils forment un bloc politique très compact dont les candidats à la présidence doivent tenir compte.

Intervention sociale des évêques

La Conférence des évêques catholiques des Philippines, s’est prononcée sur de multiples questions sociales. Mais la position du cardinal-archevêque de Manille a changé depuis la disparition du cardinal Sin, dont l’immense diocèse de la métropole de Manille a été démantelé à sa mort en six diocèses différents, Rome n’ayant pas apprécié les interventions très politiques du prélat.

Chaque réunion de la conférence épiscopale est très suivie par les médias. Mardi 29 janvier 2013, à l’issue d’une assemblée plénière de trois jours, les évêques ont publié une « Déclaration pastorale au sujet de certains problèmes sociaux actuels ». Dans ce texte de cinq pages, ils interpellent le président Aquino et l’ensemble des responsables politiques du pays. S’appuyant sur l’Evangile et la doctrine sociale de l’Eglise, ils appellent à la mise en place de véritables réformes afin de lutter contre des maux connus de longue date mais auxquels les différentes administrations qui se sont succédé à la tête du pays n’apportent pas de réponse satisfaisante. « Nous prenons la parole à la place de ceux qui souffrent », expliquent les évêques.

Le document, signé de Mgr Jose Palma, archevêque de Cebu et président de la Conférence épiscopale philippine (CBCP), commence par évoquer les typhons Sendong (Washi) et Pablo (Bopha) qui ont causé de très lourds dommages dans le pays. Si ces catastrophes sont naturelles, l’ampleur des dégâts qu’elles provoquent ne l’est pas, écrivent les évêques : « La destruction de nos ressources naturelles, de nos forêts et de nos fleuves », résultat « d’une activité forestière et minière sans limites », nous amène à « examiner et à interroger la sincérité, la qualité et l’efficacité de la politique pratiquée par nos dirigeants ». « La longue litanie des tempêtes, pas nécessairement naturelles », que doit essuyer le pays, pose un problème politique.

Sorti à moitié vaincu lors de la bataille contre l’administration Aquino à propos de la loi « sur la santé reproductive » (RH Bill), l’épiscopat place en tête de ses préoccupations « la promotion d’une culture de mort » dans la société, en raison de « la soumission de nos dirigeants politiques et économiques aux pratiques issues des pays occidentaux ». Il poursuit par une dénonciation de « la corruption et des abus de pouvoir » constatés au sein de l’administration et voit comme un facteur aggravant le fait que l’actuel gouvernement freine le vote au Congrès d’une loi sur le droit à l’information (Freedom of Information Bill), calquée sur la loi américaine (FOIA) qui oblige les agences fédérales à transmettre leurs documents à quiconque en fait la demande. « Pourquoi [les autorités] auraient-elles peur de confier aux citoyens la vérité concernant leur gouvernance ? », interrogent les évêques.

Sur le même ton sans concession, l’épiscopat met en cause l’un des traits caractéristiques de la vie politique aux Philippines, à savoir le maintien à travers le temps des grandes familles – « les dynasties politiques » – qui monopolisent les charges électives et gouvernementales et dominent la sphère économique. Ces dernières décennies, quels que soient les régimes en place, le Congrès philippin (Sénat et Chambre des représentants confondus) a compté entre 60 et 75 % de membres issus de ces grandes familles (Magsaysays, Cayetano, Villar, Angara, Revilla, Belmonte, Pacquiao, Romualdo, ou bien encore Aquino, famille de l’actuel président Benigno).

A l’approche des élections de mai 2014 (les élections de mi-mandat qui ont vu le renouvellement de milliers d’élus, du niveau le plus local jusqu’au Congrès), l’épiscopat n’a pas hésité à dénoncer un système « qui nourrit la corruption et l’inefficacité » en bridant l’arrivée de sang neuf au sein du personnel politique. Il a dénoncé notamment le fait que les législateurs bloquaient sans cesse le vote d’une loi qui pourrait empêcher la confiscation du système politique par une poignée de grandes familles.

Les évêques ont dénoncé également l’incapacité, voire l’obstruction que manifestaient ceux qui étaient au pouvoir pour instaurer plus de justice sociale. « De nouveaux ‘droits’ sont mis en avant alors que les droits les plus basiques sont ignorés ! », ont-ils souligné, faisant allusion au récent vote de la RH Bill. S’attaquant à la culture de l’impunité, ils ont dénoncé les crimes impunis, dont les auteurs n’étaient jamais poursuivis en justice s’ils étaient « puissants ». Ils ont relevé enfin « les souffrances jamais apaisées des pauvres » et « le fossé considérable qui sépa[rait] les riches et les pauvres ».

On le voit, les évêques sont préoccupés des questions sociales et le disent haut et fort. Lors de la conférence de presse qui avait accompagné cette déclaration, Mgr Palma avait précisé que l’épiscopat philippin n’entretenait aucune vindicte personnelle à l’encontre du président Aquino du fait de son soutien à la RH Bill (Loi sur la contraception). Reconnaissant que les évêques philippins avaient leurs propres « imperfections » et ne souhaitaient pas jouer les « donneurs de leçons », il avait précisé qu’« en tant que bergers, [ils] estimaient qu’exprimer les sentiments des gens faisait partie de [leur] devoir ». Il avait également ajouté que son Eglise ne cherchait pas « à condamner » mais à « faire prendre conscience à chacun de ces réalités et, si possible, à contribuer à y apporter des solutions ».

Devant les journalistes, Mgr Broderick Pabillo, évêque auxiliaire de Manille et président du Secrétariat national pour l’Action sociale – ‘Justice et Paix’, de la Conférence des évêques philippins, avait déclaré que les évêques ne « prenaient la parole que pour défendre ceux qui souffraient ». Quant à l’attitude de l’Eglise face au gouvernement, Mgr Gabriel Reyes, évêque d’Antipolo, avait ajouté qu’en tant que citoyens, les évêques avaient le droit de s’exprimer, surtout lorsque les problèmes affectant le pays concernaient « [leurs] fidèles ». « Si le gouvernement agit bien, nous collaborerons toujours avec lui, mais si le gouvernement agit mal, nous le critiquerons et nous opposerons à lui », avait-il conclu (3).

L’Eglise catholique s’exprime ainsi régulièrement par la voix institutionnelle sur les problèmes du pays, comme dans n’importe quel pays, catholique ou non. Mais il est un autre moyen d’expression, plus culturel, qui vient de la foule des croyants, par leurs dévotions et leurs manifestations religieuses, qu’il faut maintenant étudier. Là se construit aussi l’identité nationale. Là se manifeste l’identité catholique de ce pays asiatique.

Processions et dévotions aux Philippines

Les processions massives organisées aux Philippines dans les villes de Naga, Cebu ou la paroisse de Quiapo à Manille, leur intensité et les foules qu’elles attirent, sont parfois décrites par les observateurs extérieurs comme une expression de la religion populaire (avec une légère nuance dépréciative), une déformation de la foi, voire une expression du fanatisme. Quelles que soient ces opinions, ces manifestations religieuses sont une réalité qui fait partie du paysage culturel et religieux du pays. L’interprétation de ce phénomène unique en son genre n’est pas facile. Faisant l’hypothèse qu’elles sont des expressions authentiques de la foi, il nous faut préciser et clarifier quelle sorte de foi peut s’y exprimer. Nous ne traiterons pas ici des phénomènes extrêmes et peu fréquents (flagellations ou crucifixions), qui nous semblent davantage relever d’un exhibitionnisme pathologique.

La foi et l’attachement à une référence religieuse se manifestent de plusieurs manières. Cela dépend de l’histoire de l’Eglise locale, des traditions nationales, et de tout un ensemble d’éléments culturels qui rend l’expression de la foi unique. Pour mieux situer la spécificité des Philippines nous rappellerons d’abord la diversité des lieux ainsi que des formes des grandes manifestations religieuses dans ce pays.

Toute l’année, dans différentes villes du pays, des manifestations autant culturelles que religieuses sont organisées par l’Eglise catholique, dans lesquelles les laïcs jouent un grand rôle, notamment des familles qui ont apporté leur contribution à ces événements parfois depuis des siècles. Pour ne pas nous disperser au milieu de centaines d’initiatives de ce genre, nous nous limiterons à la description des plus grandes manifestations.

La procession de la Vierge de Peñafrancia dans la ville de Naga attire des centaines de milliers de personnes de toute la région de Bicol (sud de l’île de Luzon) entre le 13 et le 21 septembre. Les festivités sont encadrées par un premier transfert de la petite statue de la Vierge puis par son retour la semaine d’après à son lieu d’origine, la basilique de Naga. Ce retour se fait en partie à pied, en partie sur le fleuve où la barge qui porte la Vierge est tirée par plusieurs dizaines de pirogues vigoureusement propulsées chacune par une vingtaine d’hommes portant le même T-shirt de couleur, qui pagaient sous le regard de milliers de spectateurs massés sur les berges agitant des mouchoirs blancs.

Un deuxième grand événement, nationalement suivi, est la procession du Nazaréen Noir vers la basilique mineure de Quiapo, la plus grande paroisse de Manille. La statue du Christ noir portant sa croix arrive après une procession de 18 heures qui rassemble sur son parcours pas moins de trois millions de personnes, chaque 9 janvier. L’événement est organisé par un comité de laïcs. Deux jours avant, la procession des répliques du Nazaréen Noir rassemble déjà 100 000 personnes qui passent toutes devant des prêtres afin d’être arrosées d’eau bénite. Les foules se pressent en très grand nombre durant la grande procession, au risque de la santé de quelques fidèles plus ou moins étouffés mais qui sont immédiatement portés par de multiples mains secourables au-dessus de la foule vers des ambulances. La procession du Nazaréen Noir n’a jamais attiré autant de monde qu’en ce début du XXIe siècle.

On peut dire la même chose de la procession du Santo Niño de Cebu, le Sinulog, qui se déroule le troisième week-end de janvier. C’est la troisième grande manifestation religieuse du pays avec également des millions de fidèles. Remontant au début du XVIe siècle, elle est l’une des plus anciennes. Les pèlerins participent le matin à une procession fluviale. L’après-midi, ils suivent un parcours de cinq heures avant la grand-messe à la basilique des Augustins. La petite statue de l’Enfant Jésus est alors donnée aux évêques et aux prêtres qui dansent au rythme de chants repris par tous.

Ces manifestations viennent d’une longue tradition importée durant l’évangélisation espagnole, et ont été aussi pratiquées en dehors des Philippines. Mais ici, elles prennent un caractère presque national, rassemblant des foules considérables, mobilisant des villes entières qui cessent alors toutes leurs autres activités. Elles ont développé un aspect local dans l’archipel qui les a pratiqués pendant des siècles et leur a donné une saveur particulière.

Un autre genre de rassemblement religieux est le Simbang Gabi, une série de neuf messes, une neuvaine avant Noël, qui se pratique dans toutes les paroisses du pays. Cette tradition est venue d’Espagne et du Mexique, mais elle a disparu pendant quelques années à la fin du XVIIe siècle, interdite par Rome qui s’inquiétait de voir le développement et la transformation de l’événement selon des formes et des courants non-religieux. Elle a été progressivement reprise par les fidèles au début du XVIIIe siècle, mais uniquement aux Philippines. Elle s’y est maintenue, voire renforcée jusqu’à aujourd’hui. Ces messes sont dites à la première aube, à 4 heures du matin. Elles attirent des foules énormes dans toutes les églises – beaucoup plus que n’importe quel dimanche –, très souvent des adultes et des jeunes, les personnes âgées restant au lit à une heure aussi matinale. On y vient entre amis, en famille ou en groupes de jeunes et de moins jeunes.

Une pratique philippine de la foi

Pour la majorité des Philippins, la foi n’est pas simplement celle du charbonnier, ni celle du cœur, ni celle de l’intelligence ou de l’engagement de la volonté.

Qu’est-ce qui est commun et particulier à ces manifestations philippines ?

1. Un engagement du corps

Elles demandent un engagement physique des fidèles qui participent en grand nombre à cette communauté de foi liée à une fête, à une date et à un lieu. Les fidèles doivent se lever très tôt chaque matin pendant neuf jours pour participer à la neuvaine de Simbang Gabi ; ils doivent marcher pendant dix-huit heures à Quiapo pour participer à la procession du Nazaréen noir, ou cinq heures à Cebu pour suivre le Santo Niño après avoir suivi la parade fluviale très tôt le matin même. Ces mouvements se font au milieu de foules considérables, ce qui demande une attention de chaque instant. Cela ne veut pas dire que le cœur ou l’intelligence sont absents, mais ils ne sont pas la base de cette expression de la foi : ici, le fidèle est complètement engagé physiquement avec d’autres dans sa pratique. Il s’épuise dans cet acte de foi. Il partage cette attention de tous en restant debout pendant des heures dans une concentration très dense de population qui vit ensemble cette expérience. Il construit sa foi dans cet engagement physique. Il construit la communauté en étant ainsi présent physiquement. Il construit une manière de vivre ensemble la foi comme Philippin. Participer à ces événements est une sorte de ciment de la communauté et un signe d’identité.

Cet engagement physique commun dépasse l’individu et son intelligence, mais il est la condition pour entendre la réponse à la grâce que le fidèle a demandée. Il garantit une réponse de Dieu. Comment Dieu pourrait-il rester sourd à une demande exprimée avec un tel déploiement de force ? Cela ressemble à la demande de la pauvre veuve qui vient importuner le juge qui finalement accepte la demande parce qu’il est fatigué de la voir et de l’entendre.

Les tentatives pour organiser des formes plus « confortables » de ces pratiques existent. Ainsi la transformation de Simbang Gabi en veillée anticipée à 21h rend la pratique plus facile. Mais elle perd une partie de sa valeur car l’engagement du fidèle a été adouci. Elle devient une pratique plus individuelle, choisie par des fidèles qui ne partagent plus tout à fait le même sentiment commun d’engagement physique. Car l’une des caractéristiques de la foi philippine est d’exiger un réel effort physique de la part de chacun des membres de la communauté.

C’est la raison pour laquelle ces pratiques plaisent tant aux générations plus jeunes qui n’ont guère de compréhension intellectuelle de la foi et qui ne savent pas comment la pratiquer par la charité ou par la participation à la liturgie dominicale, ennuyeuse et répétitive. Elles leur plaisent parce que ce défi physique réalisé avec des amis et des compagnons rend leur foi plus concrète et significative.

Ces pratiques ont des similitudes avec les pèlerinages où la foi s’exprime à travers l’effort physique de la marche à pied pendant des centaines de kilomètres, comme le font aujourd’hui des milliers de pèlerins, croyants ou non, qui marchent vers Saint-Jacques-de-Compostelle. Cette activité physique est une manière d’exprimer sa foi. Mais la dimension très densément communautaire est absente, alors qu’elle est essentielle à la version philippine de la foi.

2. Une expérience communautaire

Cette expérience physique et communautaire n’existe nulle part ailleurs à ce point. Même en Espagne, au Portugal ou au Mexique, les densités de population n’atteignent pas ce niveau, ni à Guadalupe ni à Fatima. Les processions sont importantes mais pas avec de telles concentrations. Ce qui est aussi unique aux Philippines c’est la répétition de l’événement en de nombreux endroits : Simbang Gabi, qui a disparu autant au Mexique qu’en Espagne, est célébré dans toutes les Philippines, dans des églises qui débordent de foules trop grandes. Cette mobilisation est le fait des laïcs qui s’organisent pour maintenir ces traditions : la procession du Nazaréen Noir de Quiapo est organisée par un comité de laïcs qui décide de l’organisation et du parcours de la procession. Ces manifestations sont-elles vraiment l’expression de la foi ? Très clairement oui, parce que c’est une expression de la croyance en Dieu, dans la Croix, et dans l’Enfant Jésus à qui la foule exprime sa confiance et dirige ses prières et ses demandes. Dieu leur répondra, les consolera et les accueillera. C’est une manière concrète d’entretenir le lien avec Dieu.

Cette tradition peut-elle être transmise ? Elle est déjà transmise de génération en génération par la forte présence de très nombreux jeunes. Il n’y a rien d’intellectuel dans cette pratique et cette transmission de la foi. Nulle décision mûrie dans le silence de sa conscience. Le jeune fidèle philippin suit ses frères et sœurs dans la communauté. La transmission passe par le corps pour faire corps.

3. Un rituel spectaculaire sans effet social

Cette expression de la foi est néanmoins menacée par plusieurs facteurs, autant que les différentes expressions de la foi en Occident, quoique différemment. Les tendances plus individualistes de la culture et de la foi telles qu’elles sont pratiquées en Europe mettent en question cette pratique physique et communautaire. Cette forme philippine d’engagement ne va pas dans le sens de la facilité ou de la modernité individuelle, mais jusqu’à présent elle semble très bien résister à la menace de l’individualisme.

L’expression philippine de la foi a aussi ses dangers et ses dérives : ne passant pas par la parole, l’échange, la réflexion ou la confrontation avec d’autres expériences, elle peut passer par des formes extrêmes et problématiques. Poussée par la recherche de l’excès et un certain exhibitionnisme, elle produit ces fameux phénomènes déjà cités de flagellation publique ou de crucifixion réelle, qui attirent le touriste et les médias, mais n’ont pas de signification « nationale ».

Cette expression de la foi aux rituels si spectaculaires a-t-elle des effets sur la réalité sociale ? Voilà une question très importante puisque la foi catholique suppose une forte relation à la justice et une attention au prochain, spécialement les plus pauvres dans la société, comme le vivait Mère Teresa. Cette vision de la foi à travers ces manifestations populaires ne semble pas donner ce type de fruit. Il existe une séparation de fait entre le religieux et le champ social. Cette foi n’est pas socialement orientée. Elle n’est pas reliée à la morale sociale, familiale ou personnelle. La corruption se maintient partout, les problèmes de violences dans les familles sont endémiques. La foi s’exprime ici sans relation avec des pratiques éthiques.

L’historien jésuite Horacio de la Costa confirme cette observation (4) : « Dans notre population, la foi est dominée par le rite et sa forme théocratique, mais elle n’aide pas à réinterpréter ou à relire nos normes sociales ». Il donne une explication : l’Eglise qui a été exportée aux Philippines depuis l’Espagne était hautement ritualiste, mais « ces rites étaient déjà devenus inintelligibles ». Ils ont été transmis aux Philippins de cette manière. La traduction de la foi dans la vie sociale, qui s’est accomplie en Europe au long des siècles, ne s’est pas produite aux Philippines. « Comme le gouvernement, elle est devenue une imposition sur la communauté. La vie communautaire invitait à faire des processions… Mais les convictions profondes de la conscience n’ont pas été touchées ».

Des tentatives sont faites par les évêques pour transformer la force de ces manifestations en action sociale. En 2013, l’archevêque de Naga a fait suspendre dans toute la ville des bannières à l’occasion des fêtes de Peñafrancia avec cette inscription, « Avec une foi en croissance en Jésus-Christ avec Marie, au service de la transformation sociale ». Une telle proposition est nouvelle, mais ses effets sur les transformations nécessaires de la société seront certainement lents.

Cette pratique philippine de la foi peut-elle être transformée par la sécularisation comme celle que l’on observe en Occident ? Peut-être pourrait-elle être folklorisée, considérée comme une pratique non-religieuse, comme un simple événement culturel ? C’est partiellement le cas pour les festivités de Peñafrancia à Naga ou celles du festival Dinagyang de Iloilo où les dimensions non-religieuses ont été développées sous la forme de défilés des écoles ou de concours de danses. Mais dans d’autres endroits comme Cebu, le festival du Sinulog a gardé son caractère religieux avec l’omniprésence du Niño Jesus qui reste le centre de la fête, y compris lors des danses. Des agences de tourisme, des organisateurs privés, des marchands de toutes sortes savent que ces événements attirent beaucoup de monde. Les touristes occidentaux en mal d’une spiritualité fortement ritualisée pourraient affluer pour observer les processions et participer à ces fêtes. Les fidèles seraient amenés à transformer ces événements religieux en des danses aussi séculières que spectaculaires comme le festival de Rio. Déjà des festivals non-religieux miment souvent les manifestations religieuses. Mais l’essentiel de ces manifestations reste religieux dans son fond pour exprimer une partie de l’âme philippine revisitée par la tradition catholique espagnole.

Conclusion

L’histoire laisse toujours son empreinte sur le présent. Dans ce livre sur les Philippines (1), il fallait faire ce parcours historique à la fois culturel, politique et religieux à travers les temps des colonies puis celui de l’indépendance pour comprendre le présent et les difficultés d’aujourd’hui. Les traces de l’histoire s’y mesurent. S’il ne reste presque rien de la langue espagnole, la structure très hiérarchique de la société est directement héritée du temps colonial espagnol. Sur ce terreau de classes sociales bien distinctes les injustices fleurissent sans étonnamment poser de problèmes apparents : pas d’esprit de révolte. En se retirant à la fin de la deuxième colonisation les Etats-Unis laissaient et l’anglais et le mode de vie américain comme pratique et comme modèle. Ils léguaient aussi un système politique copié sur Washington, avec un régime présidentiel, une Cour Suprême et un Congrès, à peine modifiés dans un pays qui n’est pourtant en rien fédéral. Malgré la longue traversée de ces deux dominations et leurs apports, la culture malaise, dans sa diversité locale, tagalog, visayas, etc., est incontestablement restée le fondement essentiel et très sensible de l’âme philippine. Elle s’est exprimée comme elle a pu, en résistant, en collaborant, en trichant pour survivre. Mais elle a été souvent écrasée par la dureté des temps, une vie austère et sévère à la campagne, une survie difficile pour beaucoup dans de nombreuses villes.

Nous avons voulu montrer que deux réalités malaise et moderne cohabitent d’une façon particulière dans cet archipel. L’hybridité philippine est bien particulière de par la plasticité de la culture d’origine et l’ouverture au monde colonial qui l’a dominé sous deux formes différentes. A la fin de ce long parcours, nous voyons mieux de quoi est faite cette hybridité et sa spécificité.

Si la réalité de la nation philippine ne fait pas de doute, avec un hymne, un drapeau et surtout un profond sentiment national, les liens concrets qui unissent les citoyens ne relèvent en rien du rapport juridique ou administratif résultant de la citoyenneté. Le Philippin ne croit pas à l’Etat, à l’administration et à ses structures. Il ne paie ses impôts que contraint et forcé, comme dans beaucoup de pays, mais plus encore ici qu’ailleurs parce que ses solidarités sont différentes comme on l’a vu tant de fois dans ces pages : la famille, les amis, les proches, tous ceux avec lesquels il peut établir des liens personnels. C’est la relation personnelle qui compte, non l’idée ou la loi.

Combien de fois, même parmi les citoyens plus modernes, c’est le contact, la recommandation, le coup de pouce qui fait avancer un dossier ou une demande, y compris au plus haut niveau. D’où l’impression que la fonction publique est inutile puisque, alors que celle-ci est ignorée ou court-circuitée, le pays marche quand même. On comprend alors pourquoi le secteur associatif est si vivant : il est constitué de personnes qui se choisissent et se reconnaissent dans leurs intérêts et affinités communes. C’est aussi pourquoi, a contrario, les partis politiques ne fonctionnent pas : le Philippin ne se reconnaît pas dans des programmes précis et détaillés, qui restent des abstractions tant que le parti n’est pas au pouvoir. D’où des discussions sans fin qui ne cessent de reprendre à zéro des projets qui ne se réalisent jamais, jusqu’au moment où une personne forte et charismatique surgit, devient l’attraction des adhésions et fédère le groupe pour le diriger. C’est la personnalisation du pouvoir. Que ce soit dans l’associatif ou dans le politique, elle est toujours dangereuse.

L’inconvénient de la relation personnelle c’est qu’elle ne voit que son intérêt propre et non l’intérêt général. Erigée en système, elle s’affronte à un moment ou à un autre à la loi à laquelle elle doit obéir, ou prend le risque de désobéir. Les plus conscients des citoyens se rendent bien compte que ce qui est ressenti comme une richesse d’humanité et de relation est en réalité aussi un grave handicap pour la chose publique. Car un pays ne peut pas se développer sur la simple relation individuelle, sans règle commune forte, sans une loi ayant autorité et qui régisse les relations locales ou nationales pour le bien de tous. Le dynamisme du secteur associatif que nous avons relevé ne peut pas pallier toutes les faiblesses de l’Etat qui en résultent.

Le peu de familiarité avec la chose politique et l’absence de formation dans ce domaine, pour la plus grande partie de la population, rend les Philippins prêts à suivre celui ou celle qui sature l’écran de télévision, même s’il est parfaitement incompétent. On pourrait évoquer le champion mondial de boxe poids plume, Manny Pacquiao, novice en politique, mais qui a été élu à la chambre des représentants pour la première fois en 2007 où il ne siège pratiquement pas. Il pourrait prétendre à un siège au sénat s’il se présentait en 2016 et pourquoi pas lancer une candidature à la présidence de la République dans les années 2020. La presse en parle déjà. Le passage de Joseph Estrada, acteur de cinéma de seconde zone, à la Présidence de la République n’avait pas laissé de traces positives, aussi bien de par son comportement personnel que des nominations qu’il avait faites.

Les inconvénients d’une hyper personnalisation affective de la politique pourrait être compensés par une fonction publique de grande qualité. Mais si certains fonctionnaires sont rigoureux et compétents, on ne peut jusqu’à présent que déplorer l’absence d’un corps de fonctionnaires d’un niveau suffisant c’est-à-dire alliant à la compétence un sens élevé du service public et du bien commun et rendant l’administration capable de dominer les dossiers qui lui parviennent. Aussi, même si un bon ministre gère son département avec efficacité comme le fait Madame Leila de Lima au ministère de la Justice du gouvernement Aquino, elle ne peut pas compter sur son administration, qui traîne les pieds, engluée qu’elle est dans les fonctionnements inévitablement clientélistes, typiques d’une gestion dominée par les relations personnelles.

L’expérience unique de la révolution de 1986, qu’il fallait longuement évoquer, avait laissé de grands espoirs. Le pays était en train de sortir de vingt ans de dictature. L’engagement de foules immenses laissait augurer d’un renouvellement politique radical et durable. La nouveauté de la présidente, Cory Aquino, permettait tous les espoirs. Mais c’était se tromper sur la nature réelle de la révolution du « people power » : elle n’était pas véritablement politique ; elle ne touchait pas à la racine les fonctionnements politiques et culturels des Philippins, mais seulement les principes formels de la démocratie juridique, qui ont été rétablis. Dans ce cadre, la démocratie philippine a poursuivi son chemin qui lui avait valu des succès dans les années trente, mais qui devait encore faire ses preuves pour les années d’après-guerre. Comme on l’a vu, les errements d’avant 1986 ont peu à peu réapparu, les réformes attendues, comme la réforme agraire, n’ont pu être menées à terme. Les grandes familles et leurs intérêts dominent toujours.

L’hybridité a été le principal fil conducteur de ce livre parce qu’elle est partout présente dans les constatations de l’observateur et semble souvent s’imposer pour la compréhension des Philippines et de ses problèmes majeurs. Mais on aurait tort de s’en tenir à l’idée qu’elle serait, avec les handicaps naturels souvent évoqués, une infortune insurmontable avec laquelle il n’y aurait qu’à composer tant bien que mal. Que l’on pense à des pays comme le Japon et la Corée, eux aussi marqués par l’hybridité. Avec des climats différents, ils ne sont pas non plus épargnés par les catastrophes naturelles fréquentes. Et pourtant, alors qu’ils étaient beaucoup moins développés que les Philippines dans les années 1930 ils ont rattrapé leur retard et courent maintenant dans le peloton de tête des pays les plus développés. C’est que l’hybridité n’est pas vécue de la même manière par des peuples différents. Alors que les Coréens et les Japonais ont intégré totalement la logique et la rationalité moderne tout en conservant leur forte culture, les Philippins ont eu une attitude différente. Ils n’ont pas laissé la logique occidentale entrer dans leur fonctionnement public. Ils ont voulu conserver une partie de leur culture des relations humaines à l’intérieur de leur vie publique, lui donnant parfois la priorité sur la loi moderne et rationnelle. D’où une administration trop faible, soumise encore et toujours au clientélisme, dans un monde politique peu structuré soumis à une corruption très répandue.

La perte de l’hybridité ne serait cependant pas une bonne orientation. On la constate chez bon nombre de Philippins qui, fascinés par le modèle américain, l’ont complètement adopté en perdant une partie de leur identité, jusqu’au point de perdre l’usage de leur propre langue. Mais dans leur développement, ils ont aussi perdu le sens de la solidarité, de la cohésion, et du soutien mutuel avec ceux qui sont plus éloignés d’eux.

A l’échelle d’une nation de 100 millions d’habitants, des structures nationales solides et fortes sont indispensables et doivent nécessairement être acceptées. On a dit les quelques progrès déjà faits sous la présidence actuelle. L’élection présidentielle de 2016 sera déterminante pour les années suivantes : si le Président Aquino est suivi par un successeur de même profil, le pays profitera de nombreuses années de continuité dans le respect de la loi.

Nous nous interrogions en introduction sur les moyens de construire une nation dans cet archipel complexe et fragile. Parce qu’il est essentiel de bien les identifier et les comprendre pour les surmonter, nous avons beaucoup insisté sur les problèmes et les handicaps de la société, au risque parfois de noircir un peu le tableau. Car des progrès considérables et un réel développement sont en cours depuis trente ans avec des avancées et certes aussi des reculs, selon que la loi a été respectée autant par les politiques que par les membres de la société civile. Les efforts très importants d’éducation et de formation devraient progressivement porter leur fruit si les plus compétents des étudiants formés restent au pays pour apporter leur contribution. La résilience courageuse d’une population devant tant de phénomènes naturels extrêmes est une garantie pour les années plus difficiles qui s’annoncent. La pacification presque complète du pays autant du côté du Front Moro que des groupes de la New People’s Army devrait ouvrir une période de paix propice au développement. Les atouts et le dynamisme du pays sont considérables au point qu’il a même pris la tête de la croissance en Asie. Même s’il reste beaucoup à faire, les Philippines sont peut-être en train de trouver le chemin d’une hybridité qui réussit.