Eglises d'Asie

Au Cachemire, une jeunesse musulmane de plus en plus radicalisée

Publié le 05/05/2017




L’armée indienne multiplie ses opérations visant à intercepter les insurgés dans la vallée himalayenne de Srinagar, au Cachemire. Jeudi 4 mai, vingt villages du district de Shopian ont été encerclés par les soldats, dans une chasse aux combattants sans précédent qui a mobilisé 30 000 soldats. Ces derniers ont obligé …

… les villageois à se réunir sur les places publiques afin de mener des fouilles de maison en maison, selon une pratique qui n’avait pas été vue sur une telle ampleur depuis une décennie. Le général Bipin Rawat, chef d’état-major de l’armée indienne, a néanmoins déclaré qu’il s’agissait d’une « opération régulière », conduite afin « d’être certain de ramener la situation sous contrôle ».

Ces opérations de lutte contre « le terrorisme » ont été déclenchées par des informations faisant état de la présence d’insurgés dans le district. Deux vidéos postées quelques jours plus tôt sur Internet montrent des combattants kashmiris armés, visiblement actifs dans la zone. Les attaques meurtrières des insurgés contre l’armée sont régulières et les incidents se multiplient, perpétrés principalement par le groupe local Hizbul Mujahideen, en lutte contre la souveraineté de l’Inde dans la vallée du Cachemire.

Colère et ressentiment des populations locales

En même temps, les protestations de la population civile et les heurts avec les forces de l’ordre vont bon train. La colère et le ressentiment populaire ne cessent de monter dans la vallée, plongée dans un regain de violences. La situation se détériore ainsi depuis plusieurs étés, en alternance avec les accalmies des rudes hivers qui paralysent cette région himalayenne. L’été 2010, marqué par plus d’une centaine de civils tués par les forces de police dans des protestations pacifistes anti-indiennes, avait remis le feu aux poudres. Depuis, la situation se dégrade et une partie de la jeunesse ne cache pas sa colère contre la poigne de fer de New Delhi. L’Etat du Jammu-et-Cachemire reste quadrillé par près d’un demi-million de membres des forces de sécurité.

Depuis la répression de 2010, des jeunes hommes rejoignent le maquis pour préparer des attentats contre les forces indiennes. Leur engagement signifie généralement leur arrêt de mort, car ce n’est qu’une question de temps avant qu’ils ne soient interceptés et tués. Ils bénéficient parfois du soutien moral de la population. L’été dernier, les villageois du Cachemire ont ouvertement commémoré en héros un commandant du Hizbul Mujahideen, Burhan Wani, jeune leader de l’insurrection tué par les soldats. Dans des heurts consécutifs, 84 civils avaient été tués et 12 000 blessés, précipitant la vallée dans le chaos.

Frustrée et révoltée par la répression brutale de l’armée, la jeunesse se radicalise. Dans cette province à majorité musulmane (1), la lutte des insurgés n’est pas menée sur des bases religieuses mais sur des revendications politiques et territoriales. Néanmoins, la sympathie du grand voisin musulman, le Pakistan, et l’image des grandes forces djihadistes à travers le monde ne sont pas sans pousser ces jeunes en armes vers la rhétorique religieuse, comme en témoignent les messages et la mise en scène choisis dans certaines vidéos qu’ils postent parfois sur les réseaux sociaux.

Un conflit ancien et complexe

L’usure de ce conflit ne dilue pas les revendications et l’amertume de la population, alors que les deux frères ennemis, l’Inde et le Pakistan, sont campés sur leur notion de légitimité territoriale au Cachemire, et cela depuis l’indépendance de 1947. Les deux nations ont tenté de reconquérir la province à majorité musulmane, la scindant en deux territoires séparés par une frontière de facto, et les deux puissances nucléaires se sont livrées deux guerres en son nom.

La situation s’est à encore envenimée à partir de 1989, lorsqu’une insurrection anti-indienne menée par des combattants entraînés au Pakistan s’est enflammée dans la vallée indienne. Le Cachemire, autrefois havre de la tolérance religieuse et des traditions soufies, est devenu le champ de bataille des insurgés mais aussi des radicaux qui sont indéniablement à l’œuvre. L’Inde impute à ces groupes séparatistes et au soutien du Pakistan de nombreuses attaques, dont celle perpétrée contre Bombay, en novembre 2008 (166 morts).

Face aux menaces de l’insurrection, la vallée de Srinagar, avec ses huit millions d’habitants, est l’une des zones les plus militarisées au monde. Le conflit a déjà coûté la vie à plus de 70 000 personnes. Mais, en Inde, le sujet reste tabou et ceux qui osent critiquer la stratégie des autorités sont accusés de ne pas être « patriotes ». Une tendance qui s’accentue plus encore sous le gouvernement du Premier ministre Narendra Modi, chantre du nationalisme hindou.

La semaine dernière, les autorités ont décidé de bloquer au Cachemire pour un mois vingt-deux sites et applications, notamment Facebook, WhatsApp, Twitter, YouTube ou Skype. La mesure est inédite, même si le réseau internet est régulièrement bloqué sur les téléphones portables durant les périodes de troubles. Au nom de « l’intérêt du maintien de l’ordre public », le gouvernement du Cachemire a justifié sa décision par le danger représenté par les services de messagerie lorsqu’ils sont « utilisés par des éléments antinationaux et antisociaux ». Selon Asem Mohiuddin, rédacteur en chef du Legitimate à Srinagar, « cette interdiction semble moins destinée à restaurer la paix qu’à occulter les critiques qui visent les forces de sécurité ».

Réseaux sociaux et contestation sociale

Les réseaux sociaux sont en effet devenus un lieu de contestation pour une partie de la population cachemirie et les défenseurs de droits de l’homme qui cherchent à mettre en lumière les atrocités commises par l’armée indienne. Un scrutin local, tenu le 9 avril dernier, a relancé les contestations. Des heurts ont éclaté entre des protestataires et les forces de l’ordre, provoquant la mort de huit civils et ouvrant la voie à des manifestations d’étudiants et de lanceurs de pierres. Des vidéos à charge, enregistrées sur téléphone portable, ont largement circulé. L’une d’entre elles a provoqué l’indignation : ligoté à l’avant d’une jeep de l’armée, un villageois a été utilisé comme bouclier-humain, visiblement pour dissuader les jets de pierres sur le véhicule. D’autres vidéos montrent des soldats en train de frapper des jeunes hommes et des adolescents. Ces images renforcent la perception d’impunité de l’armée indienne et la continuité des violations des droits de l’homme.

« Avec la nouvelle interdiction des réseaux sociaux, le gouvernement s’aliène davantage les jeunes, estime encore Asem Mohiuddin. La situation ne va pas se normaliser. C’est comme s’il fallait se préparer à des troubles plus violents encore. »

Selon le P. Shaiju Chacko, porte-parole du diocèse catholique de Jammu-Srinagar, les violences sont en train de « se propager à un niveau sans précédent, alarmant, et le gouvernement devrait entamer un dialogue au plus vite ».

Le 28 avril dernier, la Cour suprême a offert ses services pour faciliter le dialogue au Cachemire. Elle s’apprête ainsi à demander au gouvernement et à la police de ne plus avoir recours aux tirs à balles réelles, qui sont à l’origine de nombreux morts dans la vallée, et cela si les manifestants acceptent d’arrêter les jets de pierres. Plus tôt la semaine dernière, le chef du gouvernement régional, Mehbooba Mufti, a rencontré le Premier ministre Narendra Modi pour discuter de la situation sécuritaire du Cachemire. Elle a rappelé qu’il ne pouvait pas y avoir de dialogue avec les leaders cachemiris pour restaurer la paix tant que la violence perdurerait.

(eda/vd)