Eglises d'Asie

La guerre de la vache, bataille idéologique de l’Inde de Narendra Modi

Publié le 02/06/2017




Depuis que le Premier ministre Narendra Modi a pris le pouvoir en Inde en 2014, son parti nationaliste hindou du BJP (Parti du peuple indien) a porté au cœur du débat politique l’enjeu de la protection de la vache, animal sacré pour la majorité hindoue de la population indienne. En trois ans, cette croisade est devenue …

… un point de fixation pour les extrémistes hindous, très influents au sein du BJP.

A travers l’affirmation du caractère sacré de la vache se joue pour eux l’objectif à peine voilé de l’avènement de la culture hindoue sur tout le pays. Au fil des mois, les Etats dirigés par le BJP ont ainsi durci leurs législations sur l’abattage de la vache. Les pressions ne cessent de s’intensifier pour demander une interdiction à l’échelle nationale, et depuis une semaine, le mécanisme s’accélère, avec une interdiction fédérale de vente et d’achat des bœufs sur les marchés à des fins d’abattage, suivie de recommandations de la Haute Cour du Rajasthan exigeant que la vache soit déclarée « animal national ».

Décret fédéral portant interdiction du commerce des vaches

Le 26 mai dernier, ce mécanisme de pressions s’est ainsi à nouveau enclenché avec la publication d’un décret fédéral du ministère de l’Environnement : le commerce des vaches, buffles et chameaux destinés à l’abattage est désormais interdit sur les marchés. Le décret est sorti abruptement et sans explication. Mais le commerce des vaches représentant 90 % des transactions, la mesure limite de facto la consommation de viande bovine dans tout le pays et elle a immédiatement soulevé de vives protestations. L’interdiction menace par ailleurs des millions d’emplois dans la filière de la viande, principalement aux mains des minorités et notamment des musulmans. Les minorités religieuses, qui consomment également du bœuf, se sentent discriminées par les nationalistes hindous au pouvoir.

Pour les hindous, consommer de la viande de vache est commettre une offense aux dieux. Ils considèrent l’animal comme un animal divin, associé à la paix et à la prospérité et, pour les orthodoxes, à l’image de la terre nourricière et de la patrie-mère. La volonté de sacraliser la vache à l’échelle nationale vise donc à imposer la place de la religion hindoue dans une Inde dont les institutions défendent, en théorie, toutes les confessions des Indiens. Ce favoritisme religieux jouit d’une popularité qui ne cesse de croître depuis l’ascension au pouvoir du BJP, l’aile politique et le visage modéré de l’influent groupe RSS (Rashtriya Swayamsevak Sangh, Corps national des volontaires), qui est la matrice du radicalisme hindou.

Ainsi, les mesures en faveur de la protection de la vache se multiplient. L’Etat du Rajasthan, dirigé par le BJP, a installé un « ministère de la Vache ». Les 21 Etats sur les 29 de l’Union indienne qui interdisent l’abattage des vaches ont durci leurs législations et les sanctions en la matière. Le Gujarat, région natale de Narendra Modi, qui en fut le dirigeant de 2001 à 2014, a mis en place les peines les plus sévères, avec la possibilité d’un emprisonnement à perpétuité pour sanctionner l’abattage de l’animal (la loi précédente prévoyait une peine de sept ans d’emprisonnement). « La vache n’est pas un animal, a alors déclaré le ministre régional de la Justice, Pradipsinh Jadeja. C’est le symbole de la vie universelle. » Les « gaushala », refuges pour vaches sacrées, prennent désormais l’allure de temples pour les extrémistes hindous. Et la consommation de viande de bœuf est devenue le motif récurrent de violences entre extrémistes hindous et membres des minorités.

Des minorités religieuses implicitement visées

Pour les musulmans (14,2 % de la population indienne) et les chrétiens (2,3 % de la population), le bœuf est une source bon marché de protéines, ainsi que pour les aborigènes (tribals) et les dalits, les hors-castes de l’hindouisme appelés autrefois les « Intouchables ». Ces minorités sont régulièrement accusées d’enfreindre les interdictions et sont poursuivies par des milices pro-hindoues qui sèment la terreur. Ces brigades s’en prennent aux éleveurs, aux transporteurs ou aux vendeurs de bétail. Parfois, il suffit d’une fausse rumeur à propos de la mort d’une vache pour mettre le feu aux poudres, dans une Inde où la profanation présumée des symboles est un sujet ultra-sensible. Alimentée par la complexité de la loi, la confusion entre buffles, bœufs et vaches nourrit les tensions intercommunautaires. Depuis mai 2015, les violences ont déjà fait douze morts.

L’opposition politique, les leaders des minorités religieuses et les tenants de la laïcité tentent de contrer ce courant qui agit au nom de la protection de la vache. Depuis la nouvelle mesure annoncée le 26 mai, des protestations ont lieu dans les Etats qui ne sont pas dirigés par le BJP. Le gouverneur du Kerala a averti qu’il combattrait la décision gouvernementale par tous les moyens. Dans cet Etat, où 97 % de la population est non végétarienne et où chrétiens et musulmans sont majoritaires, des manifestants ont abattu en guise de provocation un veau en public. Dix-huit d’entre eux ont été arrêtés pour acte de cruauté envers des animaux. Au Karnataka, au Kerala et au Tamil Nadu, des protestataires ont tenté d’organiser des « fêtes du bœuf », en cuisinant et en distribuant des plats de viande.

Les responsables chrétiens ont condamné eux aussi la mesure comme étant une violation des droits de l’homme. Cité par l’agence Ucanews, le P. Maria Stephen, porte-parole de l’Eglise catholique au Madhya Pradesh, y voit la preuve de « la stratégie cachée » des extrémistes hindous. « Si les autorités sont si concernées par les actes de cruauté commis contre les animaux, pourquoi ne pas interdire l’abattage de tous les animaux et des volatiles ? » Pour Christy Abraham, secrétaire général du groupe chrétien Rashtriya Isai Mahasangh, également cité par Ucanews, « comment le gouvernement peut décider de ce que l’on doit manger ? En ignorant les droits fondamentaux des citoyens, il est en train de pousser une stratégie qui veut faire de l’Inde un Etat théocratique hindou ». Dans la capitale fédérale, Mgr Theodore Mascarenhas, secrétaire général de la Conférence des évêques catholiques de l’Inde, a lui aussi réagi vivement : « La plus grande inquiétude est de constater que les animaux sont devenus plus importants que les êtres humains. »

Dans un tel climat déjà passablement surchauffé, la Haute Cour du Rajasthan a renchéri. Ce 31 mai, elle demandé au gouvernement fédéral d’accorder à la vache le statut d’animal national, un statut auquel seul le tigre a droit actuellement. Elle a également recommandé la mise en place de peines d’emprisonnement à vie pour les abatteurs de vache. Mais, à la sortie du palais de justice, le juge Mahesh Chandra Sharma a créé la stupéfaction – et les moqueries – par des déclarations hasardeuses qui ont emballé les réseaux sociaux. Devant les caméras de télévision, il a comparé les « valeurs » de la vache à celles du paon, dont il a salué l’abstinence sexuelle devant les caméras de télévision. « Le paon est un animal célibataire et pieux », a-t-il dit. Ses propos ont créé une vive indignation dans tous les médias de l’Inde qui les perçoivent comme une mise en péril de la science et de la connaissance au profit de la propagande hindoue.

Alors que le Premier ministre Narendra Modi arrive ce vendredi à Paris dans le cadre d’une tournée officielle en Europe, la guerre de la vache continue en Inde et n’a rien d’anodin. Elle oppose les défenseurs d’une Inde multiconfessionnelle aux nationalistes hindous incarnés par Narendra Modi. Le pays devient le théâtre d’un ultime bras de fer entre deux identités qui sont en lutte depuis des décennies : l’Inde du sécularisme et l’Inde du nationalisme hindou.

(eda/vd)