Eglises d'Asie – Philippines
Selon l’archevêque de Cotabato, sans province autonome du Bangsamoro, Daech restera une menace en Asie du Sud-Est
Publié le 10/07/2017
Depuis des années, l’épiscopat philippin est très attentif à la définition d’un projet politique pour le « Bangsamoro », le projet de ‘terre des Moros’ (nom donné aux musulmans philippins), alors que la guérilla séparatiste a fait plus de 150 000 morts en cinquante ans dans la région. Le cardinal Quevedo est l’un des évêques de l’Eglise catholique aux Philippines à être le plus directement concerné par la mise en place d’un accord de paix entre le gouvernement de Manille et la minorité musulmane de Mindanao : il est archevêque de Cotabato depuis 1998, une ville enclavée dans la province de Maguindanao où les musulmans représentent la moitié de la population (au plan national, ils ne représentent que 5 % des 100 millions de Philippins).
Sous la précédente administration, un accord de paix avait été signé le 27 mars 2014 avec le principal mouvement musulman rebelle, le MILF (Front moro de libération islamique) ; ce texte prévoyait une semi-autonomie pour le Bangasmoro et un désarmement progressif. Pour mettre en œuvre cet accord de paix, restait à adopter la Loi fondamentale Bangsamoro (BBL, Bangsamoro Basic Law), bloquée au Congrès par les adversaires politiques du président Aquino en décembre 2015. Rodrigo Duterte, élu président de la République des Philippines le 9 mai 2016, était arrivé au pouvoir en soutenant un projet de République fédérale.
En avril 2015, le cardinal Quevedo avait créé « Friends for Peace », un groupe de dialogue interreligieux partisan de la mise en œuvre de l’accord de l’accord de paix signé en mars 2014 à Manille entre le gouvernement philippin et le MILF.
Eglises d’Asie : Comment percevez-vous l’émergence de Daech aux Philippines et dans le reste de la région ?
Mgr Orlando Quevedo : Daech appâte beaucoup de jeunes gens en Indonésie, en Malaisie et aux Philippines. Le rêve d’un califat vainqueur et dominant sert d’étendard contre la pauvreté et le sentiment d’injustice. Ce rêve est également la réponse des fondamentalistes face à un monde dont la culture plus matérialiste et relativement séculière ne considère pas Dieu comme partie intégrante de la scène publique.
Il ne faut pas mésestimer l’impact des mouvements inspirés par l’organisation Etat islamique sur le processus de paix et les discussions entre les représentants du Bangsamoro et le gouvernement. Si le projet de Loi fondamentale Bangsamoro (BBL) est à nouveau rejeté au Congrès [NDLR : il avait déjà été rejeté en décembre 2015], je crains que ce revers ne soit désastreux et ne compromette inévitablement tout espoir de changement et de dialogue politique. Alors au sein même du pays Bangsamoro, l’Etat islamique récupérera les sympathies de beaucoup. Voilà la crainte que partagent le Front moro de libération islamique [MILF, en pourparlers de paix avec les autorités philippines, signataire d’un accord de paix avec Manille le 27 mars 2014] et tous les partisans modérés du Bangsamoro.
Sous la précédente administration Aquino [NDLR : Benigno Aquino a été président de la République des Philippines du juin 2010 à juin 2016], quand, lors des auditions au Congrès, la représentante gouvernementale pour les pourparlers de paix avait évoqué le risque d’une radicalisation de la violence, les parlementaires avaient fustigé une tentative de chantage pour leur faire accepter le projet de loi. Aujourd’hui, il n’est plus question de chantage. La menace terroriste concerne réellement l’ensemble de la région et tout particulièrement Mindanao.
Dans quelle mesure la minorité chrétienne est-elle visée par Daech ?
La menace de l’Etat islamique à Mindanao dans le but d’y fonder une base en terre Bangsamoro a de quoi susciter la peur parmi les chrétiens. Pensons au groupe des frères Maute à Marawi, ou encore à Abou Sayyaf.
Pour l’heure, les Combattants islamiques pour la liberté de Bangsamoro [BIFF, mouvement dissident du MILF qui refuse les termes de l’accord du 27 mars 2014] ont exclu d’exécuter des chrétiens, contrairement au groupe Maute. Néanmoins, par le passé, les BIFF ont déjà détruit des images sacrées et des statues catholiques. Mais si d’autres Moros inspirés par l’Etat islamique s’attaquent à leur tour à des chrétiens, nous ignorons comment réagiront les BIFF et les autres groupes. Le MILF lui-même pourrait être incapable de maintenir le contrôle de ses différentes factions.
A Marawi, le groupe Maute retiendrait une centaine d’otages, dont le vicaire général de la cathédrale de Marawi, P. Chito Suganob, enlevé le 23 mai avec des paroissiens en pleine messe. Pour l’heure, le gouvernement philippin exclut toute négociation avec le groupe Maute pour tenter de libérer les captifs. Qu’en pensez-vous ?
Il fût un temps où le président de notre pays, Rodrigo Duterte, s’était déclaré disposé à négocier avec Abou Sayyaf [discours du 25 juin 2016], et avec la Nouvelle armée du peuple, la branche armée du parti communiste philippin [NPA, qui figure sur la liste des groupes terroristes des Etats-Unis depuis 2002].
Je pense qu’il serait extrêmement délicat de négocier avec le groupe Maute. Son idéologie et ses actes antichrétiens portent la marque de Daech. Il en va de même pour le groupe Abou Sayyaf, mais pour une autre raison : ses racines idéologiques et politiques, car ce groupe est né d’une scission avec le Front moro de libération nationale [NDLR : MNLF, principale force rebelle séparatiste musulmane avant la création du MILF, groupe lui-même dissident du MNLF ; signataire d’un accord de paix en 1996]. Pour autant, au fil des années, les enlèvements contre rançon sont devenus une source de profits et ont rempli leurs coffres de millions de dollars. Certains combattants seraient tentés de rendre les armes à cause de la pression accrue de l’armée gouvernementale. Et donc il est moins probable que le gouvernement négocie avec les combattants restants puisque, selon l’armée, Abou Sayyaf perd du terrain lentement mais sûrement.
Au sujet du pays Moro, le Bangsamoro, je suis avant tout pour la paix. Si tous les groupes admettaient que la BBL répond adéquatement au désir d’autodétermination et fait droit aux injustices historiques, alors il serait possible d’aboutir à la paix. Ce dont tout le monde profiterait.
Quels sont les enjeux actuels du dialogue interreligieux ?
Face au rajeunissement des recrues Moros chez l’Etat islamique, plus que jamais le dialogue interreligieux est essentiel. Il nous faut le renforcer en y intégrant plus de monde à tous les niveaux ; que ce soit au plus haut niveau, à Mindanao, via la Conférence des évêques et des oulémas, ou au niveau local. Désormais, il faut se concentrer sur les représentants religieux locaux, sur leur vocation à transmettre aux jeunes esprits les véritables principes de paix de leur religion respective.
D’une manière plus efficace et plus systématique, les représentants religieux et les institutions éducatives religieuses doivent mettre en avant l’authenticité de la doctrine révélée, que ce soit à partir du Coran ou de la Bible. Il faut enseigner le sens de la ‘Parole commune’ : l’amour de Dieu et l’amour de son voisin.
Rodrigo Duterte, premier président originaire de Mindanao, au pouvoir depuis juin 2016, prône le passage au fédéralisme pour permettre aux musulmans Moros d’accéder à l’autonomie qu’ils réclament. Quelle est votre opinion sur ce projet ?
Présenter l’option fédéraliste comme solution au problème Bangsamoro, c’est mal comprendre les injustices historiques subies par les musulmans, les Moros. Car le fédéralisme place tous les Etats fédérés au même niveau, avec égalité de pouvoirs et d’autonomie.
En revanche, l’idée d’une région Bangsamoro autonome, telle que soutenue par le MILF et par d’autres groupes, dotée de pouvoirs économiques et politiques propres, est plus souhaitable que la mise en place d’un Etat fédéral pour l’ensemble du pays.
Pour cette raison, Friends for Peace affirme que la BBL doit constituer une priorité et ensuite seulement, pourrait-elle servir éventuellement de modèle pour passer à un régime fédéral. Sans compter que la BBL a plus de chances d’être adoptée rapidement que le passage au fédéralisme pour l’ensemble du pays. Je crois que notre président Rodrigo Duterte a déjà nuancé sa position sur le fédéralisme en ce sens : désormais, selon les médias locaux, il est question de faire d’abord adopter la BBL.
(eda/md)