Son bureau en L a peu changé au cours des années, mais, lors d’une récente visite, quelques signes montrent qu’à 82 ans, le vieux chef s’est – un peu – ramolli. D’abord, la température de son bureau s’est notablement élevée. Et si la plupart des espaces de son bureau restent vides, la table derrière son ordinateur est couverte d’une pile de livres en désordre. Lee Kuan Yew explique que son ouvrage favori n’est pas l’un des nombreux ouvrages sur le terrorisme ou l’économie, mais l’énorme roman espagnol du XVIIe siècle Don Quichotte. « Une nouvelle traduction, dit-il avec enthousiasme, Très bonne Il est surprenant de penser que cet homme connu pour son froid pragmatisme savoure un livre dont le héros passe son temps à se battre contre des moulins et dont le nom a donné en anglais un adjectif qui signifie irréaliste et idéaliste.
Néanmoins, en dépit de son comportement plus détendu lors de l’interview de cinq heures réalisé par Time à l’automne dernier, il était évident que ni l’âge, ni l’intervention cardiaque subie dix ans auparavant, n’avaient changé sa personnalité : une intelligence aiguë alliée à une puissance de raisonnement d’une clarté presque clinique et enfin, une confiance totale en ses propres jugements. Mais un autre aspect du caractère de Lee Kuan Yew s’est épanoui durant ces dernières années : ce-lui d’un analyste géopolitique, fonction qu’il affectionne tout particulièrement. L’homme qui s’intéressait à tous les détails de la vie de Singapour – allant jusqu’à se préoccuper de qui devait se marier avec qui et du nombre d’enfants qu’il devrait avoir – semble maintenant moins soucieux du destin de l’île et beaucoup plus inquiet du « réveil pacifique » de la Chine et de la menace du militantisme islamique. Interrogé sur les perspectives qui s’ouvrent pour Singapour dans les dix prochaines années, il a haussé les épaules en disant : « Mon fils fera bien ce qu’il veut avec son équipe faisant allusion au Premier ministre actuel Lee Hsien Loong. « Qu’il prenne ses décisions, ajouta-t-il, c’est son tour. »
Après avoir été l’objet de cinglantes critiques de la part de groupes de défense des droits de l’homme du fait de ses procé-dés autoritaires et de son intolérance vis-à-vis de ceux qui n’étaient pas de son avis, il est à présent reconnu comme l’hom-me d’Etat le plus respecté de toute l’Asie. Certains peuvent écrire leurs mémoires à longueur de pages et chercher à utiliser leurs années sur la scène politique mondiale pour vanter leurs expertises et leurs dons de prédiction. D’autres peuvent bien essayer de faire valoir leurs expériences à la tête de pays plus grands que Singapour ou pour une durée beaucoup plus lon-gue. Mais Lee Kuan Yew est unique. Ce n’est pas simplement à cause de sa froide analyse, dénuée de toute idéologie qu’il doit être mis à part des autres observateurs de l’Asie. C’est pour une raison tout aussi importante que son influence. De ses débuts comme employé de bureau trafiquant au marché noir pendant l’occupation brutale de Singapour par les Japonais – à laquelle il a eu la chance de survivre – jusqu’à ses années d’agitateur contre la domination anglaise, de correspondant des Américains pendant les années du Vietnam et de confident des dirigeants chinois, Lee Kuan Yew a tout vu. Il a été un observateur qui a participé au changement le plus significatif de l’histoire de notre temps – l’ascension continue de l’Asie, qui abrite 60 % de la population mondiale, depuis la double honte du colonialisme occidental et son cortège de pauvretés, jusqu’à son accession à la domination économique et politique. Qui vit aujourd’hui en Asie comprend qu’il voit l’histoire en marche. Lee Kuan Yew est un de ceux qui peuvent dire, sans crainte d’être contredit, qu’il l’a aidée à se mettre en marche.
Avec son fils et une équipe choisie de technocrates en place à Singapour, Lee Kuan Yew a dorénavant le temps de tourner son regard vers l’extérieur – vers l’Asie et au-delà – tout en essayant de deviner les forces auxquelles devront s’affronter les nouvelles générations de dirigeants. Le moment est vraiment opportun pour ce genre de réflexion, un moment d’équilibre durant lequel un observateur critique peut à la fois regarder en avant et en arrière et observer cette partie du monde à la veille d’un changement profond. Le signe symbolique de ce nouvel ordre est la série des sommets et des conférences qui ont lieu en Asie. La parade des présidents, des Premiers ministres, des princes et de leurs assistants a commencé avec le sommet de la Coopération économique Asie Pacifique, qui s’est tenu mi novembre dans la ville côtière de Pusan en Corée du Sud. Elle se terminera avec l’ouverture le 14 décembre du premier sommet de l’Asie de l’Est à Kuala Lumpur. Ce sommet peut ne pas répondre aux attentes du matraquage publicitaire dont il a été l’objet, c’est le cas pour certains sommets. Mais il n’est pas déraisonnable de voir dans la réunion de Kuala Lumpur l’événement marquant des soixante années de progrès réalisés en Asie. Les dirigeants des dix pays constituant l’Association des nations du Sud-Est asiatique vont rencontrer ceux du Japon, de la Corée du Sud, de l’Inde, de l’Australie, de la Nouvelle Zélande – et de la Chine. Les dirigeants des Etats Unis ne seront pas présents. Les commentaires les plus enflammés y voient le parallèle avec la réunion des dirigeants européens à Messine en 1955, qui a posé les bases de ce qui allait devenir l’Union Européenne. Bien entendu, Lee Kuan Yew a une vision plus réfléchie, tout en étant pleinement conscient de sa valeur historique. « J’y vois une étape qui serait la première d’une série élargie de zones de libre échange, conduisant à une zone complète de libre échange dans les dix ou quinze ans à venir a-t-il annoncé à Time. « L’étape suivante devrait être une esquisse de communauté du type de la Communauté Européenne dans les vingt ou trente années suivantes, parce que l’Asie connaît des degrés divers de développement économique. » Lee Kuan Yew reconnaît que le fait d’inviter à collaborer l’Inde et la Chine revêt une signification toute particulière. La renaissance de ces « deux anciennes civilisations » est à double tranchant. « Cela peut signifier une grande prospérité, mais également une sérieuse lutte d’influence. »
Après presque cinquante ans au pouvoir, Lee Kuan Yew est plus que qualifié pour parler du pouvoir et de ses dangers. Mais ce ne sont pas ces années d’expérience, ni son intelligence brillante qui l’ont amené à sa position éminente. Lee Kuan Yew incarne également une approche asiatique particulière du gouvernement qui a souvent été en butte avec les principes démocratiques des politiciens occidentaux. Pendant des décennies, il a vanté ce qui allait être appelé « les valeurs asiatiques » (il préfère le terme « valeurs confucéennes »), une philosophie politique qui pourrait être vaguement résumée comme étant le respect de l’autorité et de l’ordre, mettant le bien être de la société au dessus de celui de l’individu. Ses critiques étaient dirigées contre les excès d’une démocratie débridée – particulièrement, la liberté de parole – et l’impact qu’ils peuvent avoir sur la croissance économique.
Dans le passé, Lee Kuan Yew n’a jamais hésité à nommer les pays (les Philippines ont toujours été une de ses cibles favori-tes) dans lesquels les excès de désordre démocratique – comme il les désignait – avaient freiné un développement économi-que continu, ainsi qu’une amélioration des conditions de vie du peuple. Mais la force de ses arguments ne résidait pas seulement dans les échecs de ces pays, elle avait sa source dans les succès de Singapour. Comme chaque visiteur pouvait en attester, l’ampleur des réalisations de Lee Kuan Yew et de ses collègues était tout simplement étonnante, et ce, simplement sur la base de ses principes – qu’un écrivain de Singapour, auteur de romans et de travaux académiques, Catherine Lim, définissait comme « un autoritarisme, non dénué de bon sens, mais qui aurait eu peu de goût pour les sentiments
Quand Singapour a été séparé de la Malaisie en 1965, elle ne disposait d’aucune ressource naturelle, hormis le caractère industrieux de sa population à majorité chinoise et son port qui était largement en dehors des grands courants de navigation mondiaux. Elle possédait peu d’industries et aucune infrastructure en dehors d’une base navale disposant de moyens de réparation laissés par la marine anglaise sur le déclin. La plus grande partie de sa population vivait entassée dans des maisons à deux étages au-dessus de boutiques, ou bien dans des cabanes traditionnelles en bambou et en raphia. Singapour était plus pauvre que Mexico. Aujourd’hui, la ville est une des métropoles les plus modernes d’Asie, avec un quartier d’affaires hérissé de gratte-ciel et sillonné d’autoroutes. Plus de 90 % de la population est propriétaire de son logement, des appartements pour la plupart, dans des blocs construits par l’Etat, en bon état et méticuleusement propres. La vie culturelle de Singapour – une expression autrefois privée de sens – est aussi trépidante que dans n’importe quelle autre ville du Sud Est asiatique, avec de brillants centres artistiques et quelques uns des meilleurs restaurants du monde. Après des décennies de forte croissance économique, le revenu par tête était, l’année passée, de 24 220 dollars US, a peu près identique à celui de l’Italie. Alors qu’ils parcourent l’Asie, sautant à Bali ou à Perth pour le week-end, les riches Singapouriens, qui s’habillent chez Prada ou Gucci, peuvent bien être pardonnés de plaindre leurs anciens maîtres européens, dont les jours au soleil – comme ils vous le diront parfois – sont bien finis.
C’est une réussite presque miraculeuse, dont Lee Kuan Yew et ses collègues peuvent tirer gloire. C’est également un phénomène qui a fait l’admiration de beaucoup de personnes, au point d’être imité dans toute cette partie du monde. Des dirigeants asiatiques comme Mohamed Mahathir de Malaisie, Thaksin Shinawatra de Thaïlande et Suharto d’Indonésie, qui préfèrent ne pas l’admettre ouvertement, ont mené des stratégies, ayant pour mot d’ordre « l’économie d’abord qui doivent beaucoup à l’intelligence du juriste de Cambridge, qui – il l’admet lui-même – s’est trouvé « désemparé » lorsque sa ville s’est retrouvée indépendante et seule. Et surtout, les dirigeants chinois, avec leur horreur du chaos, le luan, sont venus pendant trente ans à Singapour pour écouter, apprendre et admirer. Des progrès conjugués avec ordre et libertés limitées ont été le leitmotiv de ceux qui ont dirigé la Chine depuis la mort de Mao Zedong. C’est une philosophie politique qui a sa source à Singapour.
Toutefois, malgré tous les succès de Singapour, subsiste le sentiment qu’en définitive, ces succès ont coûté relativement cher. Les méthodes de Lee Kuan Yew – qui demeurent le fondement de l’action menée par son successeur, en dépit d’une volonté certaine d’assouplir l’image du parti dirigeant, le Parti d’Action Populaire (PAP) — ont fait l’objet de critiques, tant à Singapour qu’à l’étranger. La réaction de l’homme de la rue que l’on interroge sur la politique, sur Lee Kuan Yew ou sa famille, est éloquente. Sans même qu’il s’en rende compte, il baisse instinctivement la voix et regarde par dessus son épaule. « Les gens sont encore effrayés à l’idée d’aborder des sujets tabous comme l’a écrit Catherine Lim dans un long commentaire publié dans le Straits Times en mai dernier. Il n’y a pas d’opposition effective au PAP et peu de voix sont prêtes à s’élever pour demander un débat démocratique. « Je pense que Lee Kuan Yew nous a appris la frayeur explique le directeur de théâtre Ong Keng Sen. Lim avance que le stress de l’ordre et de la discipline, probablement indispensables dans les premiers temps du développement de Singapour, est maintenant nocif. Elle a été jusqu’à écrire qu’« Un mode de gouvernement qui n’admet pas l’ouverture politique porte en lui les prémices de son propre déclin, voire de sa propre disparition. Car il aura créé un peuple naïf, dépendant et manipulable (…) comparable à ces plantes élevées artificiellement en serre et incapables de survivre au milieu d’espèces naturelles robustes. »
Pour sa part, Lee Kuan Yew reconnaît qu’il est nécessaire de rendre les Singapouriens moins dépendants de leur gouvernement, et d’encourager un débat plus ouvert. Il insiste sur le fait que le PAP peut utiliser à son avantage les voix des opposants. « Tout le monde peut adhérer au PAP et le changer de l’intérieur, a-t-il coutume de dire. Si vous avez de meilleures idées, vous venez, vous nous convainquez et vous l’emportez. » Mais il est catégorique sur le fait que les Singapouriens ne sont pas encore prêts pour les forums hurlants qui caractérisent, par exemple, la vie politique aux Etats Unis. « Je vois ce genre de choses aux Philippines, en même temps que je vois le chaos dit-il, en ajoutant : « Nous relâcherons la pression progressivement. »
Ceux qui veulent du bien à l’Asie souhaitent que cela se passe ainsi. Ce n’est pas parce que les Singapouriens d’aujourd’hui méritent de prouver qu’ils ont suffisamment de talents pour tenir des débats d’idées ou d’idéologies – ce qui est certainement le cas – c’est parce que la réussite de Singapour et l’influence de Lee Kuan Yew vont bien au-delà des rivages d’une île de quelque 700 km et de 4 millions d’habitants. La petite nation crée par Lee Kuan Yew témoigne de ce que le labeur et la discipline peuvent faire pour améliorer la vie d’un pays. C’est plus que suffisant comme héritage. Mais quelle place resterait-il dans l’histoire pour Lee Kuan Yew, si ses successeurs prouvaient que Singapour peut marier la prospérité économique continue avec une société plus ouverte, plus tolérante, plus créative et, plus désordonnée – et de la sorte, créer un nouveau miracle dont pourraient un jour s’inspirer des nations plus grandes, plus puissantes et potentiellement plus dangereuses que Singapour.
Time : Le prochain sommet de l’Asie de l’Est est un rassemblement de leaders asiatiques sans précédent. Le voyez-vous comme un évènement historique pour cette partie du monde ? (1)
Lee Kuan Yew : Cela s’est passé de manière fortuite, presqu’accidentelle. Abdullah Badawi, le Premier ministre de Malaisie a proposé de recevoir un sommet de l’Asie de l’Est : les pays de l’ASEAN, la Chine, le Japon et la Corée du Sud. Le Premier ministre chinois, Wen Jiabao a alors suggéré de recevoir le second sommet. Ce qui déplacerait le centre de gravité du Sud-Est au Nord-Est de l’Asie et ne serait pas sans inquiéter quelques pays. Nous admettons que nous aurions également dû inviter l’Inde, l’Australie et la Nouvelle Zélande et garder comme pivot l’ASEAN ; d’un autre côté, l’Inde peur être un contre poids utile à la puissance de la Chine. Cette réunion rassemblera des pays qui pensent que leurs relations économiques et culturelles se développeront dans les années à venir. Et ce sera, en quelque sorte, la restauration de deux civilisations anciennes : la Chine et l’Inde. Avec le réveil de ces deux pays, leur influence va de nouveau s’étendre dans l’Asie du Sud Est. Cela signifie, d’une part une grande prospérité pour cette partie du monde, mais d’autre part, une vive lutte pour le pouvoir. C’est pour cela que dès le départ, nous avons voulu convier toutes les parties ensemble. Ce ne sont pas les Asiatiques contre les Blancs. Tout le monde sait que l’Australie et la Nouvelle-Zélande sont très proches des Etats-Unis. Il ne devrait pas y avoir de crainte, de perception d’un regroupement anti-américain. C’est un équilibre logique.
Le sommet est une première pour la Chine. Les dirigeants chinois emploient l’expression « réveil pacifique ». Est-ce que cela vous semble exact ou avez-vous des doutes ?
Ma première réaction a été de dire à l’un de leurs politologues : « Ce sont des termes contradictoires ; tout réveil implique quelque chose d’effrayant. » Il m’a répondu : « Que diriez-vous alors ? » J’ai répliqué : « Renaissance pacifique, évolution ou développement. » Un retour à une gloire d’autrefois, une actualisation d’une civilisation jadis très grande. Mais c’est déjà fait. Les Chinois ont maintenant à l’interpréter du mieux qu’ils peuvent. Il y a un an, un dirigeant chinois de 70 ans m’a demandé : « Croyez-vous en notre politique du réveil pacifique ? » Je lui ai répondu : « Oui, bien sûr, mais avec une réserve. » Votre génération a connu la guerre contre le Japon, le Grand Bond en avant, la Révolution culturelle, la Bande des quatre et, finalement, les réformes économiques et l’ouverture. Vous savez qu’il y a beaucoup de pièges et, pour que la Chine réussisse son ascension sans faute, il lui faut la stabilité interne et la paix extérieure. Et cependant, vous inculquez à vos jeunes un énorme orgueil et un fort patriotisme dans une Chine restaurée. Tant et si bien que lorsqu’ils ont manifesté contre les Japonais, ils ont viré à la violence. De plus, quand mon fils, le Premier ministre de Singapour s’est rendu à Taipei l’année dernière, lui et Singapour ont été traités sur l’Internet chinois d’ingrats et de traîtres. Avant hier, j’étais un vieil ami de la Chine, aujourd’hui, je suis son nouvel ennemi. C’est de l’inconstance. Le vieux dirigeant chinois m’a répondu qu’il s’assurerait que les jeunes aient bien compris. Bon, je l’espère. Quelque part, une génération peut croire qu’elle est devenue majeure, alors qu’elle ne l’est pas.
Par conséquent, selon vous, est-ce le nationalisme – plus que son système politique, son réarmement, ou le rôle déstabilisateur que le Parti Communiste chinois a joué autrefois dans l’Asie du Sud Est – qui est la raison principale des doutes existant sur la Chine ?
L’ennui avec la Chine, c’est qu’elle est avant tout en train de devenir un pays très puissant et qu’elle ne répugne pas à faire sentir sa force. Par exemple, lorsque nous n’avons pas suffisamment fait amende honorable pour nous être rendus à Taiwan, toutes les relations économiques ont été officiellement gelées. Nous ne sommes qu’une part infime de l’économie chinoise, mais la Chine est pour nous très importante et elle le sait. C’est une arme de rétorsion dont elle use de temps en temps.
Les analystes occidentaux ne s’attendaient pas à ce que le président Hu Jintao accorde autant d’importance au Parti communiste, prenne des mesures énergiques contre les médias, ou qu’un fort sentiment nationaliste fasse surface. L’Occident ressent un certain malaise et une certaine réticence vis-à-vis des dirigeants chinois.
Du point de vue doctrinal, ils sont communistes. Je ne crois pas que ce soient les mêmes vieux communistes qu’autrefois, mais leur manière de penser, leur dialectique, la manie du secret dans laquelle ils forment et formatent le cadre de leur politique perdurent. Leurs principales préoccupations sont la stabilité, le maintien de leur pouvoir sur la Chine et la croissance économique. Sans une centralisation énergique, ils ont peur de ne plus pouvoir continuer à être compétitifs, de ne plus pouvoir se débarrasser de leurs entreprises d’Etat, et ils ont peur d’avoir des difficultés dans les provinces qui ne vont pas bien. Un an avant qu’ils ne prennent le pouvoir, Hu Jintao et Wen Jiabao m’ont laissé la nette impression qu’ils allaient redresser ce genre de déséquilibre de leur mieux. Pour y arriver, ils ont besoin d’un parti qui réponde à leurs ordres et n’ait pas de baronnies puissantes dans les provinces.
D’autres pays ont eu à faire face à ce genre de problèmes, en particulier la corruption. Ils les ont réglés de manière différente en ayant un système judiciaire indépendant et une liberté de la presse.
Ils savent qu’ils ont un problème. Mais en même temps, comment le résoudre sans trouver des moyens financiers pour payer les hauts salaires ? Ils appellent notre système à Singapour, « un gouvernement propre qui coûte cher S’ils veulent en arriver là, d’où l’argent viendra-t-il ? Mais aussi longtemps que le noyau central est déterminé et propre, on peut progressivement y arriver.
Pensez vous que le gouvernement soit honnête ?
Les membres du gouvernement que je connais – Hu Jintao (le président du Comité permanent), Wu Bangguo, Wen Jiabao, (vice-président) le sont incontestablement.
Vous vous êtes refusé à l’idée que les deux dernières générations des dirigeants chinois aient été influencées par le modèle de Singapour. Vous avez dit qu’ils créeraient leur propre modèle. Mais ils ont certainement étudié le cas de Singapour.
Ils nous ont étudiés. Ils ont voulu savoir comment nous avons pu rester au pouvoir malgré des élections multipartites avec des politiques différentes. Ils ont d’énormes bâtiments pour le Parti communiste, des organisations colossales. Or, à Singapour, ils n’ont vu aucun bâtiment pour le parti de l’Action du Peuple (qui est au pouvoir), aucune statue gigantesque, et aucune corruption. Le PAP est partout, mais il n’est nulle part. Et ils ont été surpris de voir que nos députés avaient des avocats, des médecins, des hommes d’affaires pour les aider à gérer leur circonscription, pour écrire à leurs administrés et les conseiller. Ils ont été dans les circonscriptions avec les députés pour observer. Et ils ont demandé : « Comment faites-vous ceci ? Comment créez-vous cela ? » Dans leur système, le cadre de haut rang est sur un piédestal, traditionnellement dans un luxueux fauteuil. Ils sont en train d’essayer de créer une nouvelle génération de cadres issue d’un modèle différent. Oui, ils peuvent nous prendre des astuces, mais ils ne changeront pas aussi facilement la culture du « magistrat important dans son fauteuil luxueux
A un moment ou à un autre, ils devront bien aborder la question de la démocratie, ou du moins faire face à des pressions démocratiques.
Ils voient les choses différemment. Dans leur histoire, ils ont toujours eu besoin d’un contrôle centralisé. En Chine, si le contrôle central perd de son pouvoir, le pays se désintègre. C’est une leçon de l’histoire qu’ils connaissent par cour. Deng Xiaoping disait : « Si vous traversez une rivière, vous mettez le pied sur un seul caillou à la fois. » Ils avancent de façon très pragmatique. Avec la corruption et les gens de la base, ils se sont rendus compte que lorsqu’ils autorisaient un vote pour élire un chef de village, les officiels corrompus n’étaient pas réélus. Jusqu’où iront-ils ? Je pense jusqu’aux petites villes de province. Aussi longtemps qu’ils pourront garder la situation en main, ils continueront à faire des essais.
Mao Zedong disait : « Une simple étincelle peut déclencher un feu de prairie. »
Une prairie prendra feu si l’herbe est sèche. Ils ont 700 milliards de dollars de réserves. Jamais le gouvernement central de la Chine n’a disposé de technologies de communication et de transport aussi sophistiquées. Est ce que quelqu’un va mourir de faim ? Non. Est ce que quelqu’un risque d’être balancé de chez lui et se retrouver dans la rue sans aucune alternative ? Non.
Est-ce qu’il s’agit simplement de cela : nourrir les gens et leur donner à boire pour qu’ils ne vous ennuient pas ?
Avec les gens de la campagne, oui. Avec les gens de la ville, c’est différent. Comme la Chine devient un pays majoritairement urbain, où les gens ont accès à la télévision par satellite, à Internet, aux téléphones mobiles, les villes doivent être gouvernées différemment. Actuellement, ils en sont à la cooptation : vous êtes un entrepreneur qui a réussi, vous êtes un grand artiste, alors rejoignez-nous. Le Parti communiste est une très vaste église. Vous aidez à faire avancer la Chine. Faites en sorte qu’elle aille encore mieux.
Savent-ils qu’ils doivent faire un peu plus que transformer le Parti communiste en une très vaste église, qu’il y a un état d’esprit à changer ?
Oh oui, ils ne sont pas idiots. Quand vous parlez avec eux, vous vous rendez compte qu’ils ne pensent pas que leurs petits enfants vivront sous le même régime. Ils ont permis la publication du livre de Qian Ning, le fils de Qian Qichen (ancien vice-Premier ministre), Studying in America. Il travaillait au Quotidien du peuple, et est allé étudier à l’université du Michigan grâce à une bourse, immédiatement après Tienanmen. Il a écrit son livre trois ou quatre ans plus tard. Il avait un pedigree communiste impeccable, mais ce qu’il a écrit était tout à fait subversif. Quand il est arrivé à Ann Arbor en été 1989, il s’est soudain rendu compte que la vie pouvait également être faite de soirées, de barbecues et de grandes amitiés, pas seulement d’autocritiques et de manigances politiques en vase clos, comme à Pékin. Dans un passage de son livre, il a écrit que toutes les femmes qui étaient venues avec leur mari aux Etats-Unis, ne seraient plus jamais les mêmes femmes chinoises, une fois de retour en Chine. Elles avaient vu qu’il existait un style de vie différent. D’une manière détournée, il explique qu’il a changé son point de vue sur ce qui est possible dans la société chinoise. C’est un nouveau monde qui dispose de multiples interactions avec le monde extérieur, leurs étudiants présents dans des universités étrangères, leurs hommes d’affaires parcourant le monde pour y trouver des marchés, les touristes et hommes d’affaires venant en Chine.
Vous avez mentionné 1989, l’année de la répression de Tienanmen. Vous avez dit que cela avait été un choc pour vous. Pensez-vous que Deng Xiaoping ait fait ce qu’il fallait ?
Je ne peux pas juger de ce qu’il a fait, puisque je ne disposais pas de ses informations. Si, en fait, il y avait un risque réel d’explosions similaires dans d’autres villes, je pense qu’il devait faire quelque chose. Mais plus tard, j’ai dit à Li Peng, qui était alors le Premier ministre : « Quand j’ai eu des problèmes avec mes étudiants communistes qui faisaient des sit-in en occupant les locaux des écoles et en séquestrant leurs professeurs, j’ai bouclé complètement le quartier où ils se trouvaient, en coupant l’eau et l’électricité et j’ai attendu. J’ai fait dire à leurs parents que les conditions sanitaires se détérioraient et que la dysenterie allait se développer. Et ils ont tout arrêté sans aucune difficulté. » J’ai expliqué à Li Peng : « Vous aviez les caméras de télévision du monde entier qui étaient là à attendre la réunion avec Gorbatchev et vous avez donné tout cela en spectacle. » Sa réponse a été de me dire qu’ils n’avaient aucune expérience en ce genre de choses.
Quel est le sérieux de la menace ?
Cette bataille sera gagnée ou perdue au Moyen-Orient. Le problème en Irak est très grave. Si les combattants du djihad sont vainqueurs, j’aurai également des problèmes. Leur position sera : « Nous avons battu les Russes en Afghanistan, nous avons battu les Américains et la coalition en Irak. Il n’y a rien que nous ne puissions pas faire. Nous pouvons aussi nous occuper du Sud-Est asiatique. » Il y aurait alors un tel regain de confiance chez les combattants du djihad. Les Américains doivent être perçus – sinon comme des vainqueurs ou comme des créateurs d’un Irak démocratique – du moins, comme ayant empêché les combattants du djihad d’en sortir vainqueurs. Sinon, les conséquences pour l’Amérique et le reste du monde seront terribles.
Quant au complot qui visait à faire sauter sept ambassades à Singapour en utilisant des camions piégés, nous avons eu l’impression que vous avez été complètement pris de court ?
Tout à fait. Comment pouvions-nous, dans la ville la plus cosmopolite et la plus ouverte – où 15 % de Malaisiens musulmans sont complètement mélangés avec les Chinois, les Indiens, les Eurasiens et les autres, vont à l’école de langue anglaise, ont les mêmes emplois et les mêmes maisons – produire trente combattants djihadistes ?
Vous n’en aviez aucune idée ?
Aucune idée. Cela a été un coup de chance. Nos services de renseignement surveillaient quelques religieux (à Singapour). L’un d’eux était parti pour Karachi et était allé jusqu’en Afghanistan, peu après que le pays ait été bombardé par les Américains, fin 2001. Il a été capturé par l’Alliance du Nord (anti-taliban). Il était d’origine pakistanaise. C’est ainsi que nous nous sommes aperçus qu’il ne s’agissait pas seulement d’un groupe d’études religieuses. Si ce type n’était pas parti à Karachi pour se battre avec les talibans, nous aurions eu sept camions qui auraient sauté avec leurs bombes. Les explosifs étaient stockés, de l’autre côté de la chaussée, dans l’Etat malaisien de Johore. Au même moment où ce Pakistanais, né, élevé à Singapour, et parlant anglais, était capturé par l’Alliance du Nord, un autre Pakistanais, né et élevé à Bradford (Royaume-Uni), était capturé en Irak et envoyé sur la base américaine de Guantanamo . J’ai regardé son père à la BBC et j’ai pensé à ces deux familles pakistanaises, qui avaient quitté le Pakistan, l’une pour Bradford et l’autre pour Singapour, qui avaient eu des enfants, les avaient élevés dans deux milieux totalement différents, très éloignés de l’islam du Pakistan et qui s’étaient retrouvés à combattre en Afghanistan. La force d’attraction de l’islamisme est plus forte que celle du communisme. Les communistes n’ont jamais entièrement fait confiance au delà des frontières raciales. Les communistes vietnamiens n’ont jamais fait confiance aux communistes chinois, et ainsi de suite. Mais, chez les islamistes, la confiance est totale : « Vous combattez pour l’islam, moi aussi. Nous jurons de combattre ensemble. »
Le réveil de la Chine tout comme celui de l’islamisme radical nécessitent un engagement soutenu et à long terme des Etats-Unis. Etes-vous sûr que les Américains auront la capacité et la patience d’un tel engagement ?
Dans le passé, les Américains ont eu la possibilité de se désengager, comme au Vietnam par exemple. Maintenant, les Américains savent qu’ils sont vulnérables. Le 11 septembre l’a prouvé de manière dramatique. Les ambassades américaines et les intérêts américains sont attaqués dans le monde entier. Se désengager n’est plus une solution. Mais pour alléger le fardeau à long terme, il faut une alliance élargie, qui répartisse le poids entre alliés et allège les Etats-Unis. Il est nécessaire que les autres pays soient d’accord sur les causes et les solutions envisagées. Ce ne sont ni la pauvreté, ni les privations, c’est quelque chose de plus fondamental, la réapparition de la fierté arabe et islamique et la croyance que leur heure est arrivée. Le but doit être de rassurer et de persuader les musulmans modérés, les rationalistes et les modernistes – qui, je pense forment la majorité des musulmans – qu’ils ne perdront pas, qu’ils ont les ressources et l’appui du monde avec eux. Ils se doivent d’avoir le courage d’aller dans les mosquées et les madrasas, et de balayer les radicaux.
Le président américain George W. Bush parle très ouvertement et très sincèrement de ses convictions religieuses. Qu’en pensez-vous ?
J’ai eu ce débat avec un dirigeant européen qui me disait : « Nous, Européens, n’aimons pas la ligne téléphonique de Bush avec Dieu. » Je lui ai répliqué : Mais quand vous combattez un ennemi fanatique qui croit représenter Dieu, cela vous aide à rester serein et calme de penser que vous avez également Dieu de votre côté. Regardez le président quand il a annoncé qu’il donnait l’ordre d’attaquer Bagdad. Je n’ai jamais vu un homme aussi calme – il a parlé peu de temps au micro et, très droit, s’est éloigné sans l’ombre d’une hésitation en tête. J’ai pensé en moi même que ce n’était pas un mauvais chef.
Vous avez été un avocat convaincu du maintien de l’engagement américain en Asie. En même temps, vous n’avez pas ménagé vos critiques vis-à-vis de la société américaine, pour ne pas dire plus.
Parce qu’ils veulent m’imposer certaines valeurs qui me rendraient la vie très difficile pour diriger Singapour au milieu d’un Sud-Est asiatique musulman. Parfois, intellectuellement, il faut que je sois aussi dur avec eux qu’ils le sont avec moi. Il est important de le faire, parce qu’il faut que nous tenions ferme en face des Chinois et de nos grands voisins. Nous sommes petits, nous sommes vulnérables, on peut nous détruire. Si nous ne tenons pas ferme, nous serons écrasés.
Est-ce qu’à présent, vous appréciez la société américaine ?
J’admire la société américaine. Mais je n’aimerais pas y vivre en permanence. Si je devais partir en exil, comme l’ancien Premier ministre sud-vietnamien Nguyen Cao Ky qui est parti en Californie, je préférerais aller en Angleterre, où l’on est moins stressé. Mais les Américains ont une approche plus libre de ce que l’on peut faire dans la vie : tout peut être démonté, analysé et redéfini. Que ce soit possible ou non, les Américains pensent qu’avec suffisamment d’argent, d’efforts et de recherches, les choses sont envisageables. Au cours des années passées, j’ai vu les Américains reconstruire et restructurer leur économie, après les difficultés des années 1980, quand le Japon et l’Allemagne paraissaient éclipser industriellement l’Amérique. Les Américains ont fait un retour triomphal. Ils ont un système meilleur, beaucoup plus compétitif.
Mais les Etats-Unis ont une société qui est le contraire de la société de Singapour. Elle est désordonnée, bruyante et sans cesse en mouvement.
Il faut des luttes, des conflits d’idées. Si Galilée ne s’était pas opposé au pape, on croirait encore que la terre est plate, non ? Et Christophe Colomb n’aurait jamais découvert l’Amérique.
Vous ne permettez pourtant pas beaucoup de conflits à Singapour.
La faiblesse du débat d’idées pourrait être un problème. Mais je ne crois pas que nous devrions avoir ce niveau de conflits et de malignité politique pour être créatifs… L’exploitation exagérée des situations politiques, simplement pour faire tomber l’idée du camp adverse, est tellement improductive et inutile. Prenez l’exemple de l’ouragan Katrina. Les manigances politiques ont été incroyables. C’est pourquoi George Bush a été long à la détente quand l’ouragan est arrivé. Mais ses adversaires ne semblaient pas tellement préoccupés du sort de la Nouvelle-Orléans. Ils voulaient juste le faire tomber.
Mais vous admettrez que Singapour a maintenant besoin de davantage de conflits d’idées et de remous ?
Certainement, certainement. Idéalement, on devrait avoir une équipe A et une équipe B bien équilibrées, de façon à pouvoir en changer et le système tournerait de lui-même. Nous n’avons pas été capables de le faire à Singapour, parce que nous ne sommes que quatre millions d’habitants et que les gens à la tête de Singapour, avec tous leurs succès cumulés – pas uniquement en matière de compétences, de volonté, de détermination et d’engagements – ne sont pas plus de deux mille. Nous avons également une culture et une manière différentes de faire les choses. L’individu n’est pas la base sur laquelle repose le système. C’est plutôt la famille, la famille élargie, le clan et l’Etat. Les cinq liens fondamentaux sont : vous et le prince ou le gouvernant, vous et votre femme, vous et vos enfants, vous et vos parents, vous et vos amis. Si ces relations se passent bien, tout ira bien dans notre société.
Vous avez dit que les gens de Singapour sont beaucoup trop dépendants de l’Etat pour régler leurs problèmes. Mais est-ce que le gouvernement n’est pas en partie responsable ?
Aurais-je dû stimuler davantage l’esprit de libre entreprise? Oui. Mais l’esprit de libre entreprise ne fonctionnait pas avec nous, parce que nous ne disposions pas de créateurs d’entreprises en nombre suffisant. Hongkong a débuté avec des entrepreneurs brillants qui venaient de Chine, après 1949. Ils représentaient l’élite des hommes d’affaires des régions côtières, et pas seulement des commerçants. Ils savaient gérer le transport maritime, démarrer une usine textile, une banque et ainsi de suite. Nous, nous avions des commerçants, mais pas d’industriels. Pourquoi le gouvernement a-t-il dû créer une ligne de transport maritime ? Parce que nous n’avions pas un Y. K. Pao ou un C.Y. Tung comme à Hongkong. Idem avec Singapore Airlines et avec la métallurgie et le laminage. Comment pouvons-nous nous désengager de ces sociétés à présent ? Pour nous retirer, nous devons trouver un acheteur qui puisse en assurer la direction. Nous formons de brillants fonctionnaires qui sont très doués avec les chiffres et qui font du très bon travail. Mais nous ne voulons plus faire cela. Si la SIA peut être dirigée par un conglomérat quelconque, nous nous désengagerons. Mais qui à Singapour ? Avons-nous un Li Ka-shing ?
Etes-vous déçu de ne pas trouver ce type de profil ?
A l’époque, nous avons fait du mieux que nous pouvions avec les gens dont nous disposions. Maintenant, nous sommes en train de passer à un nouveau stade. L’autre jour, j’assistais aux funérailles de l’ancien président du tribunal. J’étais en train de parler à son fils et je lui demandais ce qu’il faisait. C’est un avocat qui a abandonné le droit et qui dirige un club de yoga. Il en a un à Hongkong et un à Singapour. Je lui ai dit que c’était très bien et je lui ai demandé où il trouvait ses professeurs de yoga. Il les fait venir d’Inde. Il m’a expliqué que beaucoup de gens sont stressés d’où l’idée d’un club de yoga. Je pense que l’esprit d’entreprise commence à prendre le dessus. On s’essaye à de nouvelles affaires. Vous pouvez avoir votre bureau à domicile, si les voisins ne s’en plaignent pas. Vous pouvez démarrer un commerce ou un restaurant dans un quartier résidentiel, si ce n’est pas gênant. Et si vous ajoutez trois ou quatre personnes, vous déménagez dans une zone commerciale. Mais cela ne se fera pas en une nuit.
Un film documentaire a été tourné à Singapour sur un homme politique membre de l’opposition et il a été interdit.
Bien, si vous me l’aviez demandé, je vous aurai dit « la barbe ! ». Mais le responsable chargé de la censure, le fonctionnaire continuera jusqu’à ce qu’on lui dise que la loi a changé. Et elle changera… Mais, je ne suis pas influencé par Human Rights Watch. Je ne suis pas intéressé par les classements de Freedom House ou de qui que ce soit. A la fin de la journée, la société de Singapour est-elle meilleure ou pire ? C’est cela le test. Et quels sont les indicateurs d’une société bien gouvernée ? Regardez l’indice des libertés de The Economist de la semaine dernière, nous sommes en tête. Regardez les indices d’épargne de la Banque mondiale, nous sommes en tête. Que nous manque-t-il ? Reporters sans frontières a estimé les journaux de Malaisie au-dessus des nôtres. En Malaisie, les partis de la coalition au pouvoir possèdent les principaux journaux. A Singapour, ce sont les grandes banques qui contrôlent la société qui publie nos journaux. Il n’existe pas d’informations dont les Singapouriens souhaiteraient disposer et auxquelles ils n’ont pas accès. Tous les principaux journaux et magazines étrangers sont en vente ici. Mais nous demandons un droit de réponse, c’est tout. Et si vous franchissez la ligne, si vous nous diffamez, nous sommes prêts à vous attaquer en justice, à nous asseoir dans le box des témoins et à être interrogés. Vous pouvez fournir vos directives aux meilleurs avocats et nous démolir. Si je suis impliqué, je descends dans le box des témoins. Et vous pouvez me poser des questions, pas seulement sur l’affaire de diffamation, mais sur tous les problèmes de ma vie.
Ne pourriez-vous pas être plus conciliant avec l’opposition, ne pas faire de procès ?
Non, si vous ne vous défendez pas en justice, la répétition des mensonges les rend crédibles. Ils finiront par être crus. L’ancien secrétaire d’Etat américain George Shultz m’a écrit une fois pour me demander pourquoi je tenais tant à ce droit de réponse. Je lui ai dit : « Nous croyons à l’échange d’idées. Les idées doivent entrer en compétition et les meilleures seront achetées par le public. » J’ai aussi ajouté : « Cela suppose un groupe de lecteurs nombreux ayant reçu une bonne éducation. Regardez l’échange d’idées pratiqué aux Philippines et vous verrez le désordre. » Les Américains peuvent avoir des échanges d’idées. Par exemple, le film de Michael Moore Fahrenheit 9/11 a été au box office. Les Américains aiment bien voir leur président moqué ou tourné en dérision. Mais la majorité a voté pour Bush en novembre 2004. Quand nous aurons une bonne partie de la population ayant une bonne éducation comme aux Etats-Unis, capable de jugements sains, nous relâcherons la pression. Mais même sans la cacophonie, toutes les idées sont accessibles dans les médias ou sur Internet.
Vous avez des jugements sévères sur la culture politique du bruit et de la discordance. Et, en même temps, vous voulez que Singapour aille un petit plus dans cette voie.
Bien sûr. C’est dans l’intérêt de mon fils et de son équipe d’encourager les Singapouriens à être plus indépendants, à prendre plus en main leur existence et à moins se tourner vers le gouvernement pour trouver des solutions. En d’autres termes, devenir plus comme les Américains. Progressivement au fil des années, j’ai constaté l’esprit pratique des Américains.
Singapour est une société plus moderne, plus sophistiquée, plus éduquée que celle du Royaume-Uni. Les Singapouriens sont intelligents, brillants et vifs. Ils pourraient avoir de bruyants échanges d’idées.
Ecoutez, je ne les vois pas si souvent à présent. Mon fils les voit. A lui de décider. C’est son tour.
En parlant de votre fils, la famille Lee Kuan Yew est dans une telle situation de pouvoir à Singapour, qu’il doit y avoir quelques ressentiments.
En 1984, le ministre de la Défense d’alors, Goh Chok Tong cherchait d’éventuels ministres pour être députés. Il persuada Lee Hsien Loong, alors brigadier général de se présenter aux élections. J’ai dit à Lee Hsien Loong : Vous devez vous remarier – sa première femme était morte en 1982 – quand vous ferez de la politique, ce sera plus difficile. Il décida de faire de la politique en 1984 et se remaria en 1985. En 1992, il eut une leucémie. Son monde s’écroulait. Ces événements ne sont maîtrisables par personne. Est ce que j’imaginais pour lui qu’il devienne Premier ministre ? Peu probable. Cela s’est déroulé ainsi, mais j’avais établi qu’il ne me succéderait pas, qu’il devait y avoir un interrègne entre lui et moi. J’ai dit sans ambages à une conférence du Parti que je ne voulais pas qu’il me succède parce que ce ne serait bon ni pour lui, ni pour le pays, ni pour moi. Il passerait pour avoir eu la place grâce à moi. Cela l’aurait rabaissé et aurait réduit ses capacités à gouverner. Dans différentes élections, nous avons gagné avec une très large majorité. J’ai pleinement vécu ma vie et je n’ai pas envie de la vivre par procuration.
Qu’elle est la personne que vous ayez rencontrée et qui vous a le plus impressionné ?
Deng Xiaoping.
Nous savions que ce serait lui. Mais dites-nous pourquoi.
J’ai rencontré cet homme lorsqu’il est venu à Singapour en novembre 1978. Il est petit, à peu près un mètre soixante. Mais comme leader, c’était un géant. Il m’a tenu un long discours – l’ours russe, le Vietnam, qui était son Cuba de l’Extrême-Orient, les dangers pour moi. J’avais prévu un vase Ming comme crachoir et avais placé un cendrier en face de lui. Il ne se servit ni de l’un ni de l’autre. Même chose pour le dîner. Il ne s’en est pas servi davantage, puis il me dit : « Je dois vous féliciter, vous avez fait du bon travail à Singapour. » Je lui ai demandé : « Comment cela ? » Il m’a répondu : « Je suis venu à Singapour en 1920, en allant à Marseille. Singapour était une ville minable, vous l’avez transformée. » Je lui ai dit : « Merci. Mais quoi que nous puissions faire, vous pouvez toujours faire mieux. Nous sommes les descendants de paysans sans terre du sud de la Chine. Vous avez les mandarins, les écrivains, les penseurs et quantité de gens brillants. Vous pouvez donc faire mieux. » Il m’a regardé et n’a rien dit. En novembre 1992, durant son célèbre tour des provinces du sud, il a dit : « Regardez ce que fait Singapour » et « Faites mieux qu’eux. » J’ai pensé : « Oh, il n’a pas oublié ce que je lui ai dit. » Mais ce qui m’a le plus impressionné, c’est que le lendemain de notre conversation à Singapour, je lui ai dit : « Vous passez votre temps à essayer de me convaincre de combattre l’ours russe. Laissez-moi vous dire que mes voisins souhaitent que je me joigne à eux pour vous combattre. Vous êtes l’homme qui nous pose problème. Toute cette insurrection communiste et vos émissions qui les poussent et ainsi de suite. » Il fronça les sourcils me regarda en face et me demanda : « Que voulez vous que je fasse ? » Je lui dis : « Arrêtez ça. » Un jeune homme s’adressant à un vieux grizzly, un combattant de la guérilla pour lui demander d’arrêter ça. Il me répondit : « Donnez-moi du temps. » Dix-huit mois plus tard, la propagande avait cessé. Cet homme savait affronter les réalités. Je suis certain que son voyage à Bangkok, Kuala Lumpur et à Singapour, en novembre 1978, a été un choc pour lui. Il s’attendait à trouver des vil-les du tiers monde. En fait, il vit des villes modernes, supérieures à Shanghai ou à Pékin. Alors que la porte de son avion se fermait, je me suis tourné vers mes collègues et je leur ai dit que ses adjoints allaient se faire passer un savon. Ils lui avaient donné de fausses informations. Dans les semaines qui suivirent, le Quotidien du peuple modifiait son point de vue, expliquant que Singapour n’était plus à la solde des Américains. C’était une très belle ville, une ville-jardin, très propre, avec beaucoup de logements sociaux. Ils avaient changé leur manière de penser et Deng Xiaoping est passé aux réformes. Après une vie entière dédiée au communisme, à l’âge de 74 ans, il convainquit ses contemporains de la Longue marche de revenir à l’économie de marché.
Croyez-vous être un homme religieux ? Avez-vous une foi qui vous vous soutienne, vous fasse aller de l’avant ?
Nous faisons passer des tests de psychométrie à nos candidats, pour les postes importants. Il y a une échelle des valeurs : sociale, esthétique, économique, religieuse, etc., avec six valeurs. Je ne peux pas me juger moi-même, mais je crois que je n’aurais pas de bons résultats pour les valeurs religieuses. Je ne pense pas que la prière puisse guérir, mais elle peut soulager et aider. D’un autre côté, j’ai vu mon plus proche ami, l’ancien ministre des Finances, Hon Sui Sen, sur son lit de mort, il avait eu un infarctus et luttait contre la mort. Les docteurs étaient là, le prêtre aussi, et il n’y avait aucune peur dans son regard. Sa femme et lui étaient des catholiques très pratiquants. Ils étaient tous les deux convaincus qu’ils se retrouveraient dans l’au-delà. Je crois qu’un homme ou une femme qui a une grande foi en Dieu dispose d’une force énorme pour aborder une crise, c’est un avantage dans la vie. Il y a bien des années, j’ai lu un livre, L’Ennemi réel par Pierre d’Harcourt, un catholique français. Il racontait ce qu’il avait vécu dans les camps de concentration. Il y avait deux groupes de gens dans ce camp. Ceux qui avaient des convictions profondes survécurent, ceux qui n’en avaient pas moururent. Les deux groupes qui avaient des convictions étaient les catholiques – dont il était – et les communistes. Ils avaient la même conviction inébranlable qu’ils triompheraient. Les autres – des docteurs célèbres, des musiciens doués – échangeaient leur nourriture contre des cigarettes, sachant bien qu’en faisant cela, ils ne seraient pas capables un jour de sortir dans le froid pour l’appel. Ils avaient abandonné. Les communistes et ceux qui avaient une foi profonde se battirent et survécurent. Il existe des choses dans l’esprit humain qui vont au-delà de la raison.
Le XIe sommet de l’ASEAN s’est tenu du 11 au 14 décembre 2005, à Kuala Lumpur.