Eglises d'Asie

Les journalistes indiens face à de nouvelles menaces

Publié le 27/03/2018




L’ONG Reporters sans frontières, qui s’inquiète de la montée du nationalisme hindou, a alerté sur une atmosphère d’intolérance qui nourrit l’autocensure des médias indiens. Une menace pour la liberté d’expression et l’indépendance de la presse indienne.

Six mois après la mort du journaliste Gauri Lankesh, tué par balles devant sa porte à Bangalore, dans le sud de l’Inde, l’écrivain K. S. Bhagwan, du même état du Karnataka et qui est réputé pour n’avoir pas sa langue dans sa poche, a reçu une menace de mort. Le meurtre de Gauri Lankesh, connu pour ses critiques envers l’extrémisme hindou, a causé des réactions particulièrement virulentes contre l’usage de la violence pour réprimer la liberté d’expression. « Les nationalistes hindous, qui tentent de réprimer toute manifestation qu’ils considèrent comme ‘antinationale’, causent l’autocensure des médias nationaux en Inde », affirme Reporters sans frontières dans son dernier rapport.
Cette atmosphère d’intolérance s’est imposée après l’arrivée au pouvoir du Bharatiya Janata Party (BJP) en 2014, les groupes extrémistes ayant considéré cette victoire comme un feu vert pour accélérer la création d’une Inde exclusivement hindoue, selon leurs opposants. Environ trois journalistes sont tués chaque année en Inde, selon le Classement mondial de la liberté de la presse, pour qui l’Inde est à la 136e place sur 180 pays. Plus de 70 journalistes ont été tués en Inde ces 24 dernières années.
Outre les menaces de morts et autres intimidations, « les journalistes sont toujours plus la cible de campagnes de diffamation en ligne de la part des nationalistes radicaux, qui les calomnient ou même les menacent physiquement. Les journalistes qui se montrent trop critiques envers le gouvernement sont également poursuivis en justice afin de les faire taire », précise le rapport de Reporters sans frontières. Le gouvernement n’a pas de contrôle direct sur les médias, ajoute Sidharth Bhatia, journaliste. « Mais les journalistes subissent la pression des propriétaires de médias, des managers, des publicitaires et même parfois des partis politiques. Ce n’est donc pas une situation idéale », confirme Sidharth Bhatia.

82 000 quotidiens pour 100 millions d’exemplaires en 18 langues

De plus, la loi est parfois manipulée pour réprimer la liberté d’expression, selon Mukund Padmanabhan, rédacteur en chef de l’un des principaux journaux indiens, The Hindu, quotidien anglophone diffusé principalement dans le sud du pays à près de 1,17 million d’exemplaires. « Parfois, cela vient du gouvernement, parfois d’autres groupes qui manipulent la loi contre les journalistes », affirme-t-il. Les lois indiennes, qui condamnent les propos pouvant provoquer l’hostilité entre différents groupes sur des critères de religion, race, lieu de naissance, lieu de résidence ou de langue, peuvent être utilisées contre les journalistes. Leur travail peut en effet être interprété comme pouvant porter préjudice à l’harmonie sociale, ou comme des actes délibérément outrageants envers les sentiments religieux. La violation de ces lois est susceptible d’entraîner des peines de prison, ajoute Mukund Padmanabhan.
Environ 82 000 journaux indiens publient chaque jour plus de 100 millions d’exemplaires en anglais, en hindi et en ourdou. L’Inde dispose également de 400 chaînes télévisées d’actualités, diffusées en 18 langues auprès de 1,2 milliard d’habitants. Les médias indiens sont donc parmi les plus foisonnants au monde et attirent l’investissement des entreprises, davantage intéressées par le profit et par l’opinion du public que par les valeurs journalistiques. Un rapport, diffusé par le portail d’actualités indien The Hoot, indique qu’en 2017 en Inde, 54 attaques ont été menées contre des journalistes. La plupart du temps, elles provenaient de partis politiques, de trafiquants de drogue ou de fonctionnaires accusés de corruption.
Geeta Seshu, rédactrice en chef adjoint de The Hoot, ne pense pas que renforcer la loi puisse être suffisant pour empêcher ces attaques. Geeta affirme qu’en cas de menaces, d’attaques ou de meurtres contre des journalistes, la police prétend souvent que la victime n’était pas journaliste, ou que l’attaque n’était pas liée à son travail. « Les choses sont déformées, empêchant l’investigation de se faire correctement. Et malheureusement, notre système de justice repose en grande partie sur les rapports de la police locale et sur leur investigation. » La police est responsable des premières étapes de l’investigation. La justice indienne est mise à mal par des pratiques telles que la manipulation de la loi, le mauvais enregistrement des propos des témoins, le manque de protection des témoins les plus exposés, ou encore une investigation bancale. Les attaques sur les médias sociaux représentent une nouvelle forme de menace, pour Shahid Sidiqi, rédacteur en chef du journal Nai Duniya (Nouveau monde) : « Dès qu’un journaliste publie quelque chose contre un parti politique, il doit subir de multiples menaces en ligne. Cela le met en danger. »

Pression indirecte du gouvernement

Le premier ministre Narendra Modi dispose, quant à lui, d’une autre façon de contrôler les médias, selon Hamia Qazi, chercheuse de la section journalisme de l’université du Cachemire. « Depuis qu’il est arrivé au pouvoir, il n’a jamais tenu aucune conférence de presse pour répondre directement aux questions des médias. Il a choisi d’accepter des interviews avec des journalistes sélectionnés personnellement. Une façon de faire qui accélère la pression sur les médias et sur leur capacité à remettre le gouvernement en question », affirme Hamia. Le meurtre de Lankesh est une menace pour ceux qui évoquent l’extrémisme hindou, vu le comportement du gouvernement, accusé de soutenir indirectement ceux qui s’en prennent aux journalistes qui refusent de rester dans les rangs.
Le photojournaliste Kamran Yusuf a ainsi été arrêté par l’Agence nationale d’investigation pour avoir participé à des manifestations accusées d’être antinationales, au Cachemire. Il a été emprisonné, puis libéré sous caution le 14 mars. L’une des charges d’accusation reprochait au journaliste de ne pas couvrir de sujets pro gouvernement. Après le meurtre de Lankesh, l’investigation a abouti à l’arrestation de K. T. Naveen Kumar, le chef du groupe Hindu Yuva Sena (Jeune armée des hindous). Les médias locaux ont rapporté que son interrogatoire avait révélé un projet de meurtre contre l’écrivain Bhagwan. Selon le rapport de Reporters sans frontières, les journalistes travaillant pour des médias locaux sont « la cible de violences de la part des militaires qui bénéficient de l’accord tacite du gouvernement ».

(Avec Ucanews, Umar Manzoor Shah, New Delhi)