En plusieurs moments clés de l’histoire, beaucoup de nations se sont crues destinées à gouverner le monde entier. Elles pensaient ne ressembler à aucune autre nation. Pour elles, leur contribution à l’humanité était sans comparaison possible et tous les autres pays devaient reconnaître cette supériorité. Durant des siècles, la Chine s’est fait appeler « L’Empire du Milieu » (c’est-à-dire se trouvant entre le Ciel et la terre). D’autres superlatifs étaient aussi d’usage à propos de l’empire britannique, affirmant qu’il « régnait sur les flots » et que sur lui « le soleil ne se couchait jamais ». L’empire de Russie, au temps des tsars, désignait fièrement Moscou comme « la troisième Rome », s’autoproclamant successeur des empires de Rome et de Constantinople. Les États-Unis eux-mêmes se glorifieraient de leur exceptionnalisme, basé sur les idéaux de la démocratie et de la liberté individuelle.
Sous le gouvernement du Bharatiya Janata Party (BJP), l’Inde a elle aussi commencé à rêver d’un « Akhand Bharat » (une « grande Inde indivisible », à l’image du pays qu’elle formait il y a plusieurs siècles) et de son influence sur la civilisation mondiale. Un ouvrage, publié récemment par l’universitaire Aparna Pande (Chanakya to Modi : L’évolution de la politique étrangère indienne), décrit cela comme « la croyance que l’Inde est unique et spéciale, qu’elle était autrefois l’un des centres du monde et qu’elle retrouvera une nouvelle fois sa place légitime… comme un phare pour la civilisation mondiale ». Pourquoi cet état d’esprit s’est-il autant répandu aujourd’hui ? Dans les années soixante, l’écrivain indien expatrié V. S. Naipaul appelait l’Inde « une civilisation blessée ». Oserait-il utiliser ces mêmes mots aujourd’hui ?
L’une des raisons de cette fierté nationale vient de l’influence grandissante du Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS). Le RSS, organisation mère de tous les groupes qui cherchent à faire du pays une nation hindoue, pèse aussi bien au sein du gouvernement que sur les débats intellectuels de tout le pays. Pour la première fois en soixante-dix ans d’indépendance, des hauts fonctionnaires endoctrinés se retrouvent à la barre à New Delhi et dans 21 États indiens sur 29. Le RSS dispose de presque 60 000 « shakhas » (sous-unités) réparties sur 37 000 sites à travers le pays, et ses membres se comptent en millions. Le RSS et ses organisations sœurs – on en compte plus de trois douzaines – ont réalisé d’importantes avancées, par la force ou par la ruse, dans les domaines de l’éducation, de l’art, de l’histoire et de la culture. Aujourd’hui, ils veulent modeler la façon dont l’Inde se pense elle-même.
Quelles sont les valeurs de la civilisation indienne ?
La thèse qu’ils défendent peut être résumée en une phrase, « Hamara Bharat mahaan » (Ma grande Inde) : « Nous l’avons fait avant tout le monde, et mieux que tout le monde » ; « L’Hindutva [ou hindouïté] est notre credo. » Mais quelles sont ces valeurs indiennes que le gouvernement cherche à promouvoir ? En quoi les contributions de l’Inde à la civilisation mondiale sont-elles considérées comme exceptionnelles ? L’Inde s’est toujours vue comme une « Vishwa Guru », c’est-à-dire qui enseigne le reste du monde. La plupart de ses contributions sont effectivement dans les domaines des mathématiques, de la métallurgie et de la médecine. L’une des premières universités de l’histoire était celle de Nalanda (de 500 av. J.-C. à 1 200 ap. J.-C.), dont l’influence s’étendait en Chine et jusqu’en Asie du Sud-Est. Sur le territoire du Pakistan actuel, on trouvait aussi l’université de Takshila (de 300 av. J.-C. à 300 ap. J.-C.).
Comme l’a montré l’économiste et philosophe indien Amartya Sen dans son livre The Argumentative Indian (paru en 2005), l’attachement à la logique et au raisonnement est solidement ancré en Inde depuis des millénaires. Ainsi, Amartya Sen soutient la place du débat et de la liberté d’expression dans la société indienne. Mais s’attarder sur le passé n’est pas suffisant. Quelles sont les valeurs de la civilisation indienne aujourd’hui ? Quelles sont ses contributions au monde contemporain ? Une chose est sûre : il n’existe, nulle part ailleurs dans le monde, une autre nation de cette taille, avec une telle complexité et une telle diversité linguistique et religieuse ; et encore moins en tant que démocratie.
À ses débuts, lors de son indépendance en 1947, l’Inde était terriblement pauvre, après avoir subi les pillages de la Grande-Bretagne durant deux cents ans. Pour les mêmes raisons, le pays était également presque analphabète. Pourtant, les Indiens ont tout de suite adopté la démocratie et aujourd’hui, soixante-dix ans plus tard, celle-ci continue de prospérer. La démocratie indienne, avec tous ces défauts, ses dérapages et ses procédures bancales, et malgré son flirt honteux avec la dictature dans les années soixante-dix, a permis d’améliorer – même de façon minime – les vies et les perspectives de tous ses citoyens. Cela ne fait aucun doute. En effet, malgré la pauvreté et l’illettrisme, l’Inde a vécu en tant que société libre et unie, où le respect pour toutes les religions et toutes les cultures s’est développé. En cela, c’est effectivement un modèle.
Un riche héritage religieux et culturel en danger
Qui sont ceux qui acclament la grandeur de la civilisation indienne ? Ce sont ces mêmes Indiens dont les actions publiques contredisent les véritables traditions de notre pays (éducation, tolérance envers la diversité, liberté de pensée et d’expression…). Ce sont ces groupes-là qui sont au cœur des débats nationalistes. Il s’agit d’un groupe d’oligarques castéistes (les « Brahmin-Bania »), qui essaie désespérément de faire revivre l’ordre féodal et de supprimer la diversité, en se moquant du riche héritage religieux et culturel du pays. Ce groupe s’est acheté sa place au gouvernement et veut aujourd’hui transformer notre riche diversité en un monde uniforme : Hindutva, Hindi, Hindustan.
Bien qu’il vante l’héritage pluraliste de l’Inde pour ses propres raisons, ce groupe est bel et bien uniforme, rigide, et hostile à tous hormis ses adhérents originaires des hautes castes. En agissant ainsi, ce groupe n’adhère pas aux enseignements de Bouddha, d’Ashoka ou d’Akbar, ni même à la tolérance folklorique des saints poètes de la Bhakti, mais bien à l’horreur des idéologies européennes, du fascisme de Mussolini au nazisme d’Hitler, et à leurs théories néfastes sur la race et l’hégémonie. C’est ce groupe, en effet, qui fait l’abominable erreur d’aduler les idéologues de l’Hindutva – Moonje, Hedgewar, Syama Prasad Mukherjee, Savarkar, Golwalkar et autres penseurs de cet acabit…
Bien sûr, à l’heure de la lutte pour l’indépendance indienne, ces mêmes hommes serraient la main des Anglais. Les Nazis ont semé la terreur et la guerre dans leur propre nation. Et tous ces groupes combinés (Bharatiya Janata Party, Rashtriya Swayamsevak Sangh, Vishva Hindu Parishad…) sèment aujourd’hui la terreur parmi les minorités (musulmans, chrétiens, Dalits – intouchables, populations tribales) et parmi les femmes, par la violence, les privations et la peur. Par ailleurs, leur politique économique appauvrit la campagne indienne.
Le Hindutva est contraire aux valeurs profondes de la civilisation indienne, à nos traditions et à notre culture. La nation dont ils rêvent est une fausse nation, et le dévouement qu’ils réclament repose sur la violence. Il faut que les Indiens comprennent cela, et le plus tôt sera le mieux. Plus tôt ils s’uniront autour des valeurs indiennes, contre les partis qui les ont détournées, plus ils seront libres et heureux. Il est temps d’agir.
Le père Myron Perira, SJ, est consultant auprès des médias et basé à Mumbai.
(Avec Ucanews, Mumbai)