Eglises d'Asie

« Aujourd’hui, notre Constitution est en danger » (Mgr Ferrao, archevêque de Goa)

Publié le 07/06/2018




Dans une lettre publiée le 1er juin, l’archevêque de Goa et Daman, Mgr Filipe Neri Ferrao, a dénoncé le climat politique actuel en Inde. Brisant la réserve religieuse habituelle, l’archevêque a estimé que la Constitution de l’Inde était en danger et que de nombreuses personnes vivaient dans l’insécurité. Sans pour autant les nommer, le religieux vise clairement les forces nationalistes hindoues, qui inquiètent les minorités depuis que le Premier ministre Narendra Modi et son Parti du peuple indien (BJP, Bharatiya Janata Party) ont pris le pouvoir en Inde en 2014.

La lettre de l’archevêque Filipe Neri Ferrao, qui paraît chaque année au mois de juin, est adressée aux paroissiens de l’État de Goa, un État côtier où la minorité chrétienne représente 26 % d’une population de 1,5 million d’habitants. Pour ce religieux qui dirige l’archidiocèse de Goa et Daman, c’est l’occasion de partager des orientations importantes pour l’année à venir. Il s’agit de sa quinzième lettre annuelle. Les quinze pages de ce document daté du 1er juin traitent essentiellement du thème de la lutte contre la pauvreté. Mais plusieurs extraits dénoncent sans détour le climat politique actuel en Inde et ont été repris par la presse indienne, créant une véritable controverse. Si l’Église sort rarement de sa réserve pour commenter ainsi la situation politique, l’archevêque Filipe Neri Ferrao incarne néanmoins le troisième représentant catholique à franchir individuellement ce pas en Inde en l’espace de huit mois.
Ce dernier dénonce des atteintes à la liberté et aux Droits de l’Homme. « Récemment, on peut observer une nouvelle tendance qui émerge dans notre pays, et qui impose l’uniformité dans notre façon de manger, de nous habiller, de vivre et même de prier : une sorte de monoculture. Les Droits de l’Homme sont en danger et la démocratie semble en péril », écrit-il. « Aujourd’hui, notre Constitution est en danger. C’est la raison pour laquelle la plupart des gens craignent pour leur sécurité. En résumé, le respect de la loi est clairement en déclin dans notre pays. »

Mgr Ferrao appelle les chrétiens à s’engager

D’après un rapport de l’alliance Evangelical Fellowship of India, les attaques contre les chrétiens sont en augmentation et sont passées de 177 incidents en 2015 à 351 en 2017. Avec l’avènement du nationalisme hindou en 2014 en Inde, des sections fondamentalistes ont en effet débridé leurs propos et leurs actions. Au nom de « l’hindutva », la doctrine de la suprématie hindoue dont est issu le BJP, celles-ci ne cachent pas percevoir l’islam et le christianisme comme des religions « étrangères ». La protection de la vache, sacrée dans la religion hindoue, est ainsi instrumentalisée. Des incidents récurrents, caractérisés par des agressions envers les commerçants de bétail accusés de vouloir « tuer » des vaches, visent les musulmans et les chrétiens qui vivent de ces métiers. Les forces de l’hindutva s’en prennent également aux milieux culturels, aux universitaires et aux médias. Récemment, ce sont les journalistes qui ont sonné l’alerte en Inde, certains d’entre eux étant victimes de campagnes de menaces et d’insultes extrêmement violentes.
Dans sa lettre, Mgr Filipe Neri Ferrao encourage également les catholiques de Goa à participer activement à des mouvements sociaux et leur demande de jouer un rôle actif en politique. « Dans ce contexte, et en particulier à l’approche des élections générales [le scrutin législatif national est prévu en 2019, ndlr], nous devons nous efforcer de mieux connaître notre Constitution et d’œuvrer davantage pour la protéger ». Il lance enfin un appel : « Nos églises et nos petites communautés chrétiennes devraient être immergées dans la mission de l’Église. Elles doivent être ouvertes aux problèmes du monde… Ces préoccupations sociales ne doivent pas être limitées aux communautés paroissiales, mais elles doivent être en mesure d’avoir des échos à travers tout l’État (de Goa) et l’ensemble du pays. » La lettre de l’archevêque de Goa constitue la troisième intervention troublante de la part des plus hauts responsables chrétiens en Inde. Deux semaines plus tôt, l’archevêque de Delhi, Mgr Anil Couto, avait fait part de ses inquiétudes face aux menaces croissantes faites aux « valeurs démocratiques et séculaires » de l’Inde. Il demandait même de lancer une campagne de prières dans les paroisses, face à l’« atmosphère de turbulences politiques » à travers le pays. En novembre dernier, c’était encore au tour de l’archevêque de Gandhinagar, au Gujarat, d’alerter les siens, dans un contexte électoral régional.

Une lettre controversée

Sur la défensive, le parti du BJP ne s’est pas privé de réagir. Lors d’élections passées, des représentants d’autres religions, notamment des prêtres hindous, n’avaient pas hésité à demander à leurs fidèles de voter en faveur d’un parti politique en particulier, sans pour autant créer la controverse. Mais dans le cas de la minorité chrétienne, le ministre des minorités Mukhtar Abbas Naqvi, du BJP, a voulu répondre : « L’Inde a bien davantage de libertés que d’autres pays ; les minorités et la Constitution y sont aussi davantage protégées. En Inde, les minorités sont libres. Nous sommes soucieux de la protection des valeurs démocratiques et constitutionnelles et pour cela, nous n’avons besoin des suggestions de personne. » Le secrétaire général du BJP, Bhupender Yadav, a estimé quant à lui que « cet appel politique par un représentant religieux marquait une nouvelle tendance dangereuse ». « La distance entre les institutions religieuses et politiques devrait être maintenue », a-t-il rappelé. Dany Paul, un porte-parole du BJP, s’est pour sa part interrogé en termes de stratégies électorales : « Si les chrétiens ont une véritable inquiétude, pourquoi n’approchent-ils pas directement le gouvernement ? Pour moi, ces initiatives sont motivées politiquement à la veille des élections générales de 2019. »
Quant aux autorités ecclésiastiques, elles ont ensuite tenté de minimiser le contenu de la lettre. Le secrétaire de l’archevêque, le père Joaquim Loila Pereira, a rappelé que l’Église ne participait à aucune politique partisane. « Une ou deux déclarations de l’archevêque ont été prises hors de leur contexte », a-t-il avancé. « Aucun nom de parti politique ni même de gouvernement n’a été cité. » Selon lui, l’archevêque a simplement « exprimé sa propre anxiété » ; « il ne faut pas avoir l’impression que l’Église en Inde se monte contre le gouvernement. » L’impression, relayée dans des débats télévisés sur les chaînes d’information dès mardi soir, a surtout fait le constat du sentiment d’inquiétude qui transparaît au sein de la minorité chrétienne en Inde. « Le niveau des violences communautaires augmente », a expliqué Rudolph Heredia, analyste et sociologue, sur le plateau de la chaîne d’information NDTV. « L’Inde était un pays tolérant autrefois et c’est en train de changer. Ceux qui sont au pouvoir doivent agir contre cette tendance et punir ceux qui s’en prennent aux autres communautés. »

(EDA / Vanessa Dougnac)