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Pour approfondir : Malaisie et Singapour, deux pays en transition
Publié le 13/07/2018
Le premier ministre sortant risque d’aller en prison, alors que le futur premier ministre en sort et que l’actuel premier ministre est responsable de ces incarcérations ! Vue de Singapour, la situation politique en Malaisie pourrait faire sourire ; mais depuis leur séparation en 1965, le destin des deux voisins reste intimement lié. Singapour a une histoire commune avec la Malaisie. Les Singapouriens sont l’un des plus grands investisseurs en Malaisie, ils y ont de la famille (et inversement), et le « Causeway » (le pont reliant les deux nations) est le lien terrestre le plus encombré entre deux pays. C’est donc avec beaucoup d’intérêt que Singapour observe le retour impressionnant du Dr Mahathir Mohamad en tant que Premier ministre de Malaisie.
Le retour de Dr M
Menée par le Dr Mahathir (surnommé Dr M), la coalition antigouvernementale Pakatan Harapan (l’Alliance de l’espoir, en malais), a remporté une victoire inattendue le 9 mai dernier aux élections législatives en Malaisie, obtenant une majorité simple avec 113 des 222 sièges au parlement. Les résultats ont mis fin aux 61 ans de règne du parti Barisan Nasional (Front national), dirigé par Datuk Seri Najib Razak, qui n’est parvenu à conserver que 79 sièges. Une humiliation pour celui que tout le monde appelle familièrement « Najib », le premier ministre sortant, qui était au pouvoir depuis neuf ans.
Le Dr Mahathir Mohamad qui, à 93 ans, devient le chef d’État le plus âgé du monde, est bien connu des Singapouriens. Avant de rejoindre l’opposition, il fut la figure emblématique du parti au pouvoir. Son règne de 22 ans en tant que Premier ministre, de 1981 à 2003, a été l’un des plus éprouvants de l’histoire des deux pays. À l’époque, il avait face à lui Lee Kuan Yew, le « père » de la nation singapourienne. Les relations entre ces deux politiciens charismatiques furent souvent tendues et beaucoup craignent que Lee Hsien Loong (fils et successeur de Lee Kuan Yee, décédé en 2015), ne soit pas à la hauteur. Le dirigeant singapourien n’a d’ailleurs pas tardé à rencontrer Mahathir. Il s’est rendu à Putrajaya le 19 mai où il a déclaré, à l’issue de la réunion, ne pas avoir discuté de questions bilatérales substantielles mais que sa visite « était vraiment une démarche de courtoisie, pour que je lui transmette mes salutations et mes meilleurs vœux. J’espère que nous serons en mesure de travailler ensemble ».
Le premier ministre singapourien a rencontré, par la même occasion, Anwar Ibrahim, libéré de prison trois jours avant. Anwar devrait succéder à Mahathir en tant que premier ministre dans deux ans, selon un accord entre les deux hommes. Il y a vingt ans, Mahathir et Anwar se considéraient comme des ennemis politiques et leur alliance face à Najib Razak a de quoi surprendre. « Le but est de se débarrasser de ce gouvernement. Il [Anwar] veut se débarrasser de Najib et je veux me débarrasser de Najib. Si l’on veut y arriver, on doit travailler ensemble », avait déclaré Mahathir à CNN. Anwar Ibrahim purgeait une peine de cinq ans jusqu’à ce que Mahathir obtienne du roi son accord pour le pardonner et le libérer. Anwar, vice-premier ministre à l’époque, a été limogé du gouvernement en 1998 par le Dr Mahathir, et plus tard inculpé d’abus de pouvoir et de sodomie. Une accusation qu’il estime politiquement motivée.
Premières tensions
Peu de temps après sa victoire électorale, le Dr Mahathir a annoncé que son gouvernement voulait remettre en question l’accord sur le train à grande vitesse (High-Speed Rail, HSR). Cet accord, signé avec Singapour en décembre 2016 par l’administration de Najib, prévoit de mettre en place un rail de 350 km devant relier Singapour et Kuala Lumpur, afin de réduire le temps de trajet entre les deux villes à 90 minutes (alors qu’il faut quatre à cinq heures en voiture aujourd’hui). À ce jour, Singapour n’a toujours pas reçu de confirmation officielle de l’abandon du projet qui devait aboutir en 2026, et pour lequel la cité État a déjà dépensé plus de 250 millions de dollars singapouriens (157 millions d’euros). « Si la Malaisie devait mettre fin au projet de HSR, nous traiterions de la question de l’indemnisation par la Malaisie pour les coûts encourus par Singapour, conformément à l’accord bilatéral et au droit international », a déclaré le ministre des transports, M. Khaw Boon Wan.
Le 6 juin, le premier ministre malaisien a déclaré, lors d’une conférence de presse, que son nouveau gouvernement réexaminerait un projet annoncé par l’administration précédente pour former un lien commercial entre la Bourse de Malaisie et la Bourse de Singapour. Ce lien offrirait aux investisseurs des deux pays un accès plus facile aux deux marchés, qui détiennent une capitalisation boursière de plus de 1,58 milliard de dollars singapouriens (un milliard d’euros) et 1 600 sociétés cotées en Bourse. L’Autorité monétaire de Singapour a demandé à la Malaisie de clarifier sa position sur ce projet de lien entre les deux bourses…
L’accord sur l’eau entre la Malaisie et Singapour est depuis toujours une question épineuse. L’eau importée de Johor reste cruciale pour Singapour, même si la République a diversifié son approvisionnement en eau grâce au dessalement de l’eau de mer, au stockage des eaux de pluie et au traitement des eaux usagées. Le mois dernier, le Dr Mahathir Mohamad a déclaré dans une interview qu’il aimerait revoir l’accord sur l’eau de 1962 avec Singapour, le critiquant comme étant « trop coûteux » et « ridicule ». Suite à ces commentaires, Singapour a déclaré que l’accord sur l’eau de 1962 était « un accord fondamental qui était garanti par les deux gouvernements dans l’Accord de Séparation de 1965 enregistré auprès des Nations Unies […]. Toute violation de cet accord remettrait en cause l’accord de séparation, qui est à la base de l’existence même de Singapour en tant qu’État souverain indépendant ».
En jetant le doute sur le HSR, le lien commercial entre les bourses et l’accord sur l’eau, le Dr Mahathir semble modifier la teneur même des relations bilatérales. Mais ces déclarations sont-elles annonciatrices des précurseurs de troubles entre les deux pays ? Pas nécessairement.
Les défis du nouveau gouvernement
« La priorité du nouveau gouvernement est de nettoyer le gâchis du gouvernement précédent. Il faut s’assurer que nos finances redeviennent saines… Retrouver notre capacité à payer les emprunts et les dettes est notre priorité », a déclaré le nouveau ministre des Transports malaisien, Anthony Loke. La coalition maintenant au pouvoir a été élue sur un programme promettant du changement, son plus grand défi reste donc de rétablir le dynamisme économique et le fonctionnement des institutions.
Mahathir doit donc montrer sa volonté de freiner les dépenses de son prédécesseur, et cela se manifeste dans ses discours de politique extérieure. Mais récemment, lors d’un voyage au Japon, il suggérait que le projet de HSR serait sans doute repoussé et non plus annulé… Quant à ses commentaires sur l’accord sur l’eau, certains observateurs pensent que le premier ministre malaisien tente de faire pression sur le gouvernement de Singapour pour pouvoir négocier à la baisse la compensation que la Malaisie devrait payer en cas d’annulation du contrat du HSR.
La décision d’abandonner le recours devant le tribunal international de La Haye concernant Pedra Branca montre aussi la volonté, côté malaisien, de faire un geste envers Singapour. L’île de Pedra Branca faisait depuis longtemps l’objet d’un différend territorial entre Singapour et la Malaisie.
La situation actuelle n’est plus celle que Mahathir a pu connaître lors de son précédent mandat. Il doit aujourd’hui discuter et négocier avec les quatre chefs de parti d’une coalition hétéroclite. Sa marge de manœuvre est limitée. Par ailleurs, même si sa santé est excellente et qu’il semble débordant d’énergie, le chef de l’État vient d’avoir 93 ans et il devra céder le pouvoir dans un avenir proche.
Pendant ce temps, à Singapour
Singapour entretenait de très bonnes relations avec Najib. Le scandale 1MDB, ce fonds souverain dont près de 4 milliards d’euros d’argent public ont été détournés, dont 640 millions directement sur le compte personnel du premier ministre, a joué un rôle crucial dans la défaite de celui-ci. Il vient d’ailleurs d’être arrêté et risque de se retrouver bientôt en prison. Le gouvernement singapourien craint beaucoup l’instabilité et l’incertitude, d’où son inquiétude face aux bouleversements malaisiens. Ceci est accentué par le fait que ce même gouvernement est lui aussi en transition.
L’après Lee Kuan Yew manque justement de certitudes. Lee Hsien Loong doit bientôt passer la main et son successeur n’est pas encore identifié, même si trois noms semblent être privilégiés. Certains, tels que l’ancien premier ministre Goh Chok Tong, s’inquiètent de la longueur du processus.
La surprenante victoire de l’opposition en Malaisie a incité certains à espérer un résultat similaire aux prochaines élections de Singapour, qui se tiendront avant janvier 2021. Mahathir Mohamad lui-même a déclaré au Financial Times qu’il s’attendait à ce qu’il y ait un impact : « Je pense que le peuple de Singapour, comme les Malaisiens, doit être fatigué d’avoir le même gouvernement, le même parti depuis l’indépendance. »
Pour autant, le PAP (le parti au pouvoir à Singapour depuis 1959) n’est pas le Barisan Nasional : il a fait un meilleur travail, avec plus de cohérence. Les frères et sœurs de Lee Hsien Loong l’ont accusé de népotisme et de détournement de pouvoir, mais cela reste loin de la corruption scandaleuse à laquelle Najib aurait été mêlé.
« Si le Pakatan Harapan gouverne avec succès et parvient à faire passer des réformes difficiles, on peut imaginer que cela aidera à dynamiser l’opposition de Singapour. Mais si le Pakatan Harapan passe de crise en crise ou voit une détérioration des conditions financières ou de la stabilité sociale, l’effet sera probablement de renforcer davantage la main du PAP », commente Thomas Pepinsky, politologue à l’Université Cornell.
Malgré les tensions possibles, il est important de souligner que les liens entre Singapour et la Malaisie remontent loin et sont solides. Les frictions font partie des relations de voisinages, mais chacun a intérêt à renforcer ces liens. « Beaucoup d’entre nous [à Singapour] en ont parlé dans les cercles privés et sociaux. Nous souhaitons [aux Malaisiens] le meilleur pour avancer sur la voie de la démocratie, et nous espérons que nous pourrons, nous aussi, avancer de plus en plus dans cette voie. Les relations bilatérales doivent rester au centre des préoccupations alors que la Malaisie continue à se réformer », affirme Braema Mathi, ancienne présidente de Maruah, une organisation singapourienne des Droits de l’Homme.
(EDA / François Bretault)