Eglises d'Asie

Quatre millions de personnes menacées de perdre leur nationalité

Publié le 16/08/2018




En Inde, la mise à jour d’une liste des citoyens de l’État de l’Assam suscite une levée de boucliers. Publié le 30 juillet, le Registre national des citoyens (NRC) taille à la hache dans la population, en excluant quatre millions d’habitants de cet État du nord-est. Le recensement a été exécuté par les nationalistes hindous du BJP (Bharatiya Janata Party), au pouvoir en Assam et à New Delhi. Ces derniers avaient promis d’endiguer l’immigration illégale gonflée par la minorité linguistique des « Bengalis » et des musulmans venus du Bangladesh voisin. Ils ont appliqué un ancien accord qui n’existe qu’en Assam et qui prive de citoyenneté ceux qui ne peuvent prouver leur présence sur le sol indien avant 1971. Si les autorités répètent qu’il ne s’agit que d’« une liste préliminaire », les inquiétudes sont vives quant au sort de ces apatrides en devenir.

« Les gens ont le droit de savoir qui est Indien et qui est étranger ; nous ne faisons qu’appliquer les décisions de la Cour suprême », a justifié le ministre indien de l’Intérieur, Rajnath Singh. Face au vent de panique suscité par la publication de la liste, le ministre a appelé au calme : « Il n’y a aucune raison de paniquer. » Il a réitéré que les exclus du registre disposent de moyens légaux pour contester ou faire réviser leur statut. Les recours pourront en effet être présentés entre le 30 août et le 28 septembre auprès des « Tribunaux pour les étrangers », et la liste finale sera rendue publique le 31 décembre. Dans une rare interview accordée ce samedi, le premier ministre indien, Narendra Modi, s’est voulu lui aussi apaisant : « Aucun citoyen de l’Inde n’aura à quitter le pays », a-t-il promis.
Encore faudra-t-il peut-être prouver sa citoyenneté. Les populations visées, soit 12,5 % des Assamais, sont pauvres et vulnérables. D’après la presse locale, d’innombrables anomalies sont avérées dans la saisie des dossiers : noms mal orthographiés, membres exclus au sein d’une même fratrie enregistrée, etc. À cela s’ajoutent certaines familles qui ont égaré leurs anciens documents officiels, dans des villages régulièrement soumis aux inondations. Dans l’immédiat, ces familles se montrent calmes et attendent la distribution retardée des formulaires permettant de déposer les recours. « Nous craignons une manipulation à grande échelle des procédures de vérification, qui pourraient exclure des citoyens indiens réels et séparer des familles, en particulier les musulmans et les personnes d’origine bengali », dénonce Kavita Srivastava, de People’s Union for Civil Liberties. Tout comme cette activiste, les défenseurs des Droits de l’Homme redoutent une politique de discriminations à l’encontre de la minorité musulmane, bouc émissaire des nationalistes hindous.

9,5 millions de musulmans d’origine bangladaise en Assam

Unique en Inde, ce processus d’enrôlement à la citoyenneté en Assam n’est pourtant pas nouveau. Le Registre national des citoyens (NRC) a été établi en 1951, juste après l’indépendance, quand des millions de familles se sont réparties entre l’Inde – nation laïque et majoritairement hindoue – et le Pakistan – nation islamique. En Assam, à la frontière de l’ancien Pakistan oriental, la peur de voir leur démographie et leur culture ethnique modifiée au profit des « Bengalis » et des musulmans était déjà présente. La question a ressurgi quand le Bangladesh s’est scindé du Pakistan en mars 1971 et que 9,5 millions de musulmans ont fui les affrontements pour se réfugier en Inde au cours des sept mois suivants, notamment en Assam. Le Registre établira une règle impitoyable : toute personne ne pouvant prouver sa présence en Inde avant le 24 mars 1971 sera exclue de la liste des citoyens. C’est le groupe Assam Students Union (AASU) qui, en 1985, a arraché cet accord au gouvernement, après des émeutes qui avaient tué 2000 réfugiés musulmans. Mais l’accord n’a jamais été appliqué. La Cour suprême a été saisie en 2009 et en a exigé la mise en œuvre en 2014. Il aura ensuite fallu plusieurs années pour l’exécuter.
Et les sympathisants du BJP de saluer le « courage » de leur parti pour avoir accompli ce que les précédents gouvernements n’avaient pas osé entreprendre. Il est vrai que le Congrès, longtemps au pouvoir, a toléré les passages depuis la frontière poreuse du Bangladesh, qui sont autant de votes acquis. Il s’est montré parallèlement réticent à se lancer dans l’exercice périlleux du registre.

L’opposition dénonce un complot

Aujourd’hui, les protestations se multiplient au sein de l’opposition, qui accuse le BJP de jouer la carte des divisions communautaires à l’approche des élections générales de 2019. Maulana Ajmal, un député musulman de l’Assam, n’a pas caché sa stupéfaction : « Quatre millions de personnes mises de côté est un chiffre énorme. Exclure un nombre aussi important de noms issus des districts où se concentre la minorité pourrait être un complot pour réduire la représentation politique des musulmans. » Rahul Gandhi, le président du Congrès, a dénoncé la création « d’une insécurité de masse » et Mamata Banerjee, chef de l’exécutif du Bengale occidental, a prophétisé la possibilité d’« un bain de sang ». À cela s’ajoute en Inde un autre projet de loi controversé, qui vise à attribuer la nationalité à certains étrangers, principalement hindous, à l’exception des musulmans. « Avec sa volonté de diaboliser les musulmans, le BJP a pour objectif de se profiler en nationaliste luttant contre des ‘infiltrés’ qui mettent en danger la sécurité de la nation », écrit l’analyste politique Amulya Ganguli. Mais ce dernier estime que la procédure complexe du registre pourrait piétiner et s’enliser. « Tout ce que le BJP souhaite, poursuit-il, c’est que l’enjeu reste présent dans les esprits afin de l’exploiter à des fins électorales. »
Que risquent les exclus du registre ? Expulsion, perte des droits, détention, tous les scénarios sont envisagés en l’absence de directives établies. Par le passé, Narendra Modi avait souvent affirmé lors de campagnes que les musulmans illégaux seraient expulsés. En décembre 2017, Himanta Biswa Sarma, un ministre de l’Assam, déclarait qu’ils seraient « déportés ». Mais les renvoyer au Bangladesh, qui ne l’entend pas de cette oreille, semble improbable. Signe d’une inquiétude ambiante, le ministère des Affaires étrangères a dû rassurer le Bangladesh la semaine dernière en répétant que le registre actuel n’était pas finalisé.

Uniformisation de la culture

Par ailleurs, et sans précisions, le gouvernement a autorisé, le 22 juillet, la construction d’un grand centre de détention pour migrants illégaux dans le district de Goalpara, en Assam. Deux mille clandestins ont déjà été interceptés par le passé et sont répartis dans six centres de détention, dont les conditions de vie ont été décriées par la Commission nationale des Droits de l’Homme. Coïncidence, la Cour suprême vient de demander aux autorités de fournir des rapports sur les conditions de ces centres d’ici le 24 août.
Déjà, plusieurs partis des autres États du nord-est exigent des mesures protectionnistes, craignant de voir déferler chez eux les ostracisés de l’Assam. Au Meghalaya, un État tribal qui borde l’Assam sur 900 km, le parti Khasi Student’s Union (KSU) a pris la loi entre ses mains et, aux lendemains de la publication du registre, a monté des barrages pour procéder à des contrôles sur les routes. « Certes, les communautés indigènes de l’Assam sont réduites à des minorités en raison de l’afflux des migrants illégaux, explique son dirigeant Donald V. Thabah. Mais désormais, le seul État facile d’accès pour les clandestins va être le Meghalaya. » Pour ces États, la préservation de l’identité est un enjeu historique. Des insurrections motivées par ce combat ont jalonné l’histoire de la région, longtemps soumise à la répression de New Delhi. Aujourd’hui, les griefs locaux visent également les nationalistes hindous au pouvoir, accusés d’uniformiser leur culture en favorisant les migrations hindoues.
En attendant, les défenseurs des Droits de l’Homme sont nombreux à sonner l’alarme en rappelant la tragédie des Rohingyas, les musulmans rendus apatrides par la Birmanie. Leur exode au Bangladesh a engendré l’une des plus grandes crises humanitaires de ces dernières décennies.

(EDA / Vanessa Dougnac)