Eglises d'Asie

La Cour suprême restreint l’usage du système d’identité biométrique en Inde

Publié le 28/09/2018




Dans un jugement très attendu, la Cour suprême indienne a décidé, le 26 septembre, d’imposer des conditions restrictives concernant les données d’« Aadhaar », le système d’identification multibiométrique des citoyens de l’Inde. Plus d’1,2 milliard d’Indiens, soit la quasi-totalité de la population, ont déjà reçu ce numéro d’identification unique à 11 chiffres. Le système inclut la collecte des empreintes digitales et celles de l’iris, et forme la base de données la plus large de la planète. Très controversé au cours de ces dernières années, « Aadhaar » devra désormais mieux veiller à protéger les données sensibles, en excluant notamment le partage d’informations avec les entreprises privées.

Le jugement de la Cour suprême sur la légalité de la base de données « Aadhaar » (« fondation » en hindi) était attendu depuis plusieurs années. Il aura fallu 38 audiences – soit l’épisode le plus long de l’histoire de la Cour suprême depuis 1973 – pour permettre à un panel de cinq juges de rendre leur décision ce mercredi 26 septembre. Très complexe, le débat législatif touchait à des enjeux liés à la protection de la vie privée et des données personnelles, dans un contexte de réflexion sur les dangers et les bienfaits de la technologie. Le jugement se veut être un juste milieu : la Cour suprême a estimé que la base de données était conforme à la Constitution indienne, mais elle a décidé d’en restreindre l’usage et de la recentrer sur son objectif initial visant à permettre aux plus démunis de bénéficier aisément des programmes d’aide sociale. À l’origine, le système « Aadhaar » avait en effet été conçu comme un moyen d’enrayer la corruption en offrant directement aux Indiens le bénéfice des services publics. Le projet a été perçu par le gouvernement comme un outil majeur de développement. Présenté comme une mesure phare et une promesse de lutte contre la pauvreté, ce projet très coûteux est censé mettre un frein aux malversations et aux fraudes à l’identité qui laminent les aides sociales. En identifiant les plus pauvres, souvent des sans-papiers, « Aadhaar » doit permettre de verser directement aux intéressés subventions, aides ou retraites. Lancée en 2009 par le parti du Congrès alors au pouvoir en Inde et gérée depuis par l’Unique Identification Authority of India (Uidai), cette gigantesque base contient aujourd’hui les données personnelles (nom, sexe, date de naissance, etc.) et biométriques (empreintes digitales, capture des iris et photo du visage) de plus d’1,2 milliard d’Indiens. Elle assigne à chaque citoyen un numéro unique à douze chiffres qui doit lui simplifier la vie, en particulier les formalités administratives.

Le système Aadhaar vu comme un “big brother”

Mais en cours de route, des réserves et des questions ont surgi quant à l’usage de ce système. D’une part, Aadhaar est rapidement devenu quasiment obligatoire dans la vie courante, alors qu’il fonctionnait à la base sur le principe du volontariat. Depuis 2014, sous le gouvernement du nationaliste hindou Narendra Modi, le système a été perçu par ses détracteurs comme un « Big Brother », c’est-à-dire comme un moyen de surveillance de masse. C’est d’ailleurs le parti au pouvoir du BJP (Parti du peuple Indien) qui avait initialement proposé ce système dans la perspective d’intensifier les contrôles d’identité et la lutte contre le terrorisme. Aujourd’hui, dans un vaste processus de centralisation, de nombreux services réclament le numéro « Aadhaar » à leurs clients. Ce renseignement est souvent incontournable lors des inscriptions scolaires, des ouvertures de comptes bancaires ou de la délivrance des cartes SIM pour les téléphones portables. Mais l’utilisation controversée de ces données par des entreprises privées a soulevé de nombreuses critiques, qui dénoncent une atteinte invasive à la vie privée.
Enfin le système Aadhaar, qui est présenté comme un rempart contre la corruption, est lui-même vulnérable et victime de piratages. Des brèches de confidentialité au sein de la gigantesque base de données se sont multipliées au cours de ces dernières années, y compris des rachats illégaux des données pour le compte d’entreprises privées et pour des ciblages de clientèles. La presse s’est faite l’écho de plusieurs scandales et la pression n’a cessé de monter pour exiger de durcir les contours législatifs de ce système d’identification. Les juges de la Cour suprême n’ont néanmoins pas remis en question la validité légale de l’identification unique. « Aadhaar a survécu », commente ainsi un éditorial du quotidien The Hindu, qui y voit « une décision pragmatique ». Certains juges n’ont pas caché, par ailleurs, que l’ampleur des efforts et des dépenses publiques déjà effectuées pour installer ce système justifient aussi la nécessité de le rentabiliser. Mais ils ont décidé de recentrer « Aadhaar » sur les services publics, en accord avec l’intention initiale visant à faciliter l’attribution de rations alimentaires, subventions, aides sociales, paiement des impôts, etc. Le numéro Aadhaar restera nécessaire pour bénéficier des programmes gouvernementaux. Le système apporte de « la dignité aux communautés marginalisées », a déclaré le juge de la Cour suprême A. K. Sikri à la lecture du jugement. D’après lui, « ses bienfaits surpassent les aspects négatifs ». En revanche, de lourdes restrictions sont désormais imposées : interdiction d’exiger l’identification « Aadhaar » pour la connexion téléphonique, les comptes bancaires, la scolarisation, les compagnies privées, etc. Et ce jeudi, la presse tentait d’expliquer aux citoyens les nouvelles directives qui devraient être bientôt formalisées par un contour législatif précis.

(EDA / Vanessa Dougnac)