Eglises d'Asie

Au Cachemire indien, la tradition des sanctuaires soufis face au radicalisme

Publié le 05/02/2019




Le voyage du pape François aux Émirats Arabes Unis à la rencontre de dignitaires musulmans, du 2 au 5 février, ouvre une nouvelle page pour le dialogue entre le christianisme et l’islam alors que la liberté religieuse continue d’être mise à l’épreuve en Inde. Du côté du Cachemire indien, face au regain de violence, les sanctuaires soufis sont des lieux privilégiés de recueillement et d’apaisement qui résistent au radicalisme. Disséminés dans la vallée himalayenne le long de la rivière Jhelum, les lieux saints du soufisme restent populaires et fréquentés.

Dans la province du Cachemire indien, déchirée par une insurrection séparatiste depuis près de trois décennies, la tradition soufie perdure. Lieux de recueillement, les tombes sacrées des saints soufis sont fréquentées quotidiennement par les habitants et en particulier par les femmes, qui espèrent voir leurs souhaits exaucés. Dans des scènes de prières, d’offrandes et de récitations coraniques, ces femmes du Cachemire en appellent souvent à l’intervention divine face aux tragédies physiques ou mentales endurées. Havre de paix et d’espoir, les sanctuaires rassemblent des fidèles en quête d’apaisement et d’un bonheur perdu, dans une région où près de 100 000 personnes, civiles pour la plupart, ont trouvé la mort depuis le début de l’insurrection armée en 1989. Durant plusieurs mois, le photographe indien Azan Shah a documenté le phénomène et a ainsi remis en lumière la popularité de ces lieux soufis auprès des habitants du Cachemire. Il s’est également fait remarquer pour avoir participé récemment à « Witness », un ouvrage réalisé par des photographes issus du Cachemire qui souhaitaient raconter l’histoire de leur région à travers leur regard. Avec son travail sur la fréquentation des tombes soufies, Azan Shah a cette fois cherché à capter « la force émotionnelle des populations civiles », oubliées dans le conflit.

Dans un article intitulé « Trouver Dieu dans le désarroi de la violence » et publié sur le site d’information de la BBC en décembre 2018, le photographe raconte les histoires qu’il a entendues dans les sanctuaires soufis du Cachemire. Il cite par exemple sa rencontre avec Maroofa Ramzan, une femme qui visite régulièrement la tombe soufie de Dastgeer Sahib et qui prétend entendre la voix de son fils Abir Ahmad, abattu par l’armée en 2010 durant des manifestations. Il évoque également Bakhti Begam, qui se recueille sur la tombe de Khanqah-e-Moula et dont le fils a disparu en 2001, à l’âge de 25 ans. Le conflit du Cachemire n’a épargné personne et le traumatisme reste omniprésent. En trois décennies, de nombreux habitants ont notamment développé de l’anxiété et des états dépressifs. D’après une étude de l’organisation Médecins sans frontière (MSF) conduite en 2016, 1,8 million de personnes, soit près de 45 % de la population du Cachemire indien, souffrent de ce type de symptômes.

Malgré la vague de radicalisation, le soufisme a survécu

Et le contexte sécuritaire ne présage guère d’améliorations. Le conflit territorial du Cachemire remonte à 1947, à la naissance de l’Inde indépendante et du Pakistan, quand le rattachement de cette province disputée et à majorité musulmane s’est soldé par une Ligne de contrôle (LoC) divisant le territoire en deux parties. En un demi-siècle, les deux puissances nucléaires se sont ainsi livrées deux guerres au nom de leur souveraineté au Cachemire. Une insurrection séparatiste lancée en 1989 dans la partie indienne, appelée le Jammu-et-Cachemire, fait aujourd’hui de cette région l’une des plus militarisées au monde. Les habitants vivent à l’ombre des forces armées qui patrouillent la province, et au rythme des attaques perpétrées par les groupes séparatistes. L’insécurité s’est à nouveau intensifiée en 2016, après que les forces de l’ordre ont abattu Burhan Wani, un leader populaire de l’insurrection. Malgré la vague récente de radicalisation islamiste, la tradition du soufisme a néanmoins survécu au Cachemire. Cette expression d’un Islam modéré et humaniste y est ancienne et a été fondée il y a plus de 700 ans.

L’un des premiers grands saints soufis, Hazrat Sharaf-ud-Din Abdul Rehman, dit populairement Bulbul (« rossignol ») Shah, était probablement originaire d’Asie centrale et a répandu le soufisme dans la région en propageant une synthèse du bouddhisme, de l’hindouisme et de l’islam. À sa suite, les saints soufis ont prêché un message de paix, de spiritualité et de compassion universelle et ont laissé leur empreinte dans la vie sociale, religieuse et culturelle. Au Cachemire, cette tradition a notamment permis l’introduction de nombreuses coutumes et rituels non islamiques. Datant pour certaines de plusieurs siècles, les tombes des saints soufis ont toujours attiré des pèlerins issus de différentes religions et sectes. Jusque dans les années 1980, hindous et musulmans priaient ensemble dans les sanctuaires soufis. Aujourd’hui, ces lieux continuent d’être fréquentés, bien que la guerre et son cortège de conséquences aient endommagé plusieurs sites, comme le célèbre mausolée de Shrar-e-Sharif, incendié en 1995 par les rebelles armés. Mais d’autres sanctuaires encore intacts, tels que la tombe de Makhdoom Sahib à Srinagar, continuent d’être envahis chaque semaine par les dévots qui cherchent à y exorciser leur souffrance.

(EDA / Vanessa Dougnac)


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