Eglises d'Asie – Taiwan
« Dans l’esprit des Taïwanais, Pékin occupe une place beaucoup moindre que ce qu’on peut imaginer de loin »
Publié le 17/02/2024
Isabelle Feng est juriste au Centre Perelman de philosophie du droit de l’Université libre de Bruxelles et à Asia Centre à Paris. Elle fait également partie de l’équipe d’experts du projet China Horizon piloté par la Commission Européenne. Elle a participé récemment à une conférence organisée par l’Inalco et Asialyst sur « Taïwan, une élection sous l’œil de Pékin ». Cet échange un peu décalé porte moins sur des enjeux géopolitiques que sur son regard sur Taïwan en tant que Chinoise et sa vision d’une société chinoise qui contraste nettement avec ce qu’elle connaît de la Chine communiste, en raison d’une vraie liberté constatée au quotidien.
Durant un passage de quelques mois à Taïwan l’an dernier, vous avez beaucoup observé la société locale et notamment la diversité religieuse…
Quand je me suis intéressée aux religions à Taïwan, ce qui m’a étonné, c’est la liberté religieuse qu’il y a là-bas, parce que j’ai grandi sur le continent où celle-ci est absente. J’y étais entre juin et octobre en 2023 dans le cadre de la Taïwan Fellowship à la National Chengchi University (NCCU : l’université nationale de politique). En arrivant sur l’île, dans la rue, j’ai tout de suite vu des églises, des temples taoïstes et bouddhistes, des mosquées… J’ai été étonnée par cette vie religieuse très riche et libre.
C’était quelques mois de vie, de recherche et d’immersion presque totale ; « immersion » parce qu’en tant que Chinoise, je devrais connaître la vie à Taïwan. Quand je marchais dans la rue à Taipei, en apparence, je ressemblais à n’importe quel habitant Taïwanais ; et pourtant, j’avais l’impression d’être une parfaite étrangère : tout était nouveau pour moi. Presque tout est différent par rapport à la Chine communiste. À Taïwan, je me sens vraiment bien. J’ai l’impression que c’est la vraie société chinoise, celle qui n’avait pas été dévastée par le communisme. À Taïwan, les gens sont courtois, bienveillants, sereins, comme ce que j’avais lu dans les textes anciens. D’ailleurs, je viens d’effectuer un voyage en Chine continentale le mois dernier, et ce n’est pas du tout la même ambiance là-bas où la propagande du Parti communiste chinois (PCC) est omniprésente, de Pékin à Shanghai.
Parlons de la religion. En 2021, lors du centenaire du PCC, j’ai vu dans les médias chinois des églises décorées avec la banderole « Joyeux anniversaire au Parti ». Des églises, avec la croix au sommet, ont été transformées à cette occasion pour célébrer la gloire du Parti. C’est grotesque et irréel. À Taïwan, je me sens dans « un monde chinois », ancien et nouveau à la fois, dans le sens où les gens parlent et écrivent le chinois – le chinois traditionnel je précise –, imprégnés par la culture et les traditions chinoises, mais ils ont cette liberté politique et religieuse qui est introuvable sur le Continent. C’est très fort pour moi qui ait vécu de l’autre côté, je me suis laissée émerveiller chaque jour.
Par rapport aux élections du 13 janvier à Taïwan, que pouvez-vous dire sur les enjeux autres que les relations avec la Chine ? Certains regrettent qu’on ne voie la nation insulaire que par rapport à Pékin…
Je comprends ce que vous dites. Avant mon départ pour Taïwan, en mai dernier, vu de loin en France, dès qu’on parle de Taïwan, c’est effectivement toujours dans le contexte des tensions et d’une éventuelle guerre : est-ce que Pékin va attaquer ou non… C’est comme si c’était un endroit dangereux. Mais arrivée sur place, j’ai bien constaté que non, ce n’est pas le cas. C’est un pays comme un autre. Les gens vivent, travaillent et partent en vacances, tout simplement.
Dans l’esprit des Taïwanais, Pékin occupe une place beaucoup moindre que ce que nous avions imaginé de loin. C’est mon impression. Ils vivent normalement, comme nous, entre les boulots, les examens, les vacances, les fêtes, les sorties… Bien sûr, effectivement, début septembre, quand la Chine a envoyé une centaine de navires et d’avions dans le Détroit, la presse taïwanaise en a parlé. Mais l’ambiance locale était beaucoup moins tendue que ce qu’on pouvait penser. Quand j’ai interrogé une dame âgée dans un restaurant sur une possible attaque des communistes, elle a ri : « Cela fait 70 ans que l’on m’en parle, mais ils ne sont jamais venus ! »
Pensez-vous que la situation actuelle du statu quo peut se maintenir ainsi durant longtemps ?
Personne n’a de boule de cristal pour pouvoir répondre à cela avec certitude, mais les indices me permettent de dire que oui. Je pense qu’à court et moyen terme, il ne peut y avoir que le statu quo. Le président nouvellement élu, William Lai, a promis cela. Il ne changera ni la Constitution, ni le drapeau, ni le nom officiel du pays qui est « la République de Chine » (ROC en anglais : Republic of China). C’est sa promesse. Si le parti DPP bénéficie du soutien de Washington, c’est aussi sous cette condition de maintenir le statu quo. Joe Biden a répété que les États-Unis s’opposent au changement unilatéral du statu quo.
Il faut savoir que, depuis sa fondation en 1949, le pouvoir à Pékin répète tous les jours qu’il va « récupérer » Taïwan, mais il n’est jamais passé à l’acte. Le PCC a tout fait pour effacer de la mémoire du public le nom officiel de Taïwan, « la République de Chine », parce que celle-ci qui, née en 1912, avait mis fin au règne de la dynastie de Qing, a seule cette légitimité de gouverner Taïwan. Pékin a toujours dit que si Taïwan déclare l’indépendance, ce sera la guerre. Mais la ROC n’a pas besoin de déclarer l’indépendance, parce qu’elle est déjà indépendante. Elle n’a jamais cessé de l’être depuis sa fondation en 1912. Si les Occidentaux ont l’habitude de parler, sur le plan politique, de « Taïwan » au lieu de « la République de Chine », c’est parce que c’est plus commode, pour ne pas confondre avec le régime de Pékin qui se nomme « la République populaire de Chine » (RPC).
En constatant la diversité des religions pratiquées à Taïwan, vous vous êtes intéressée aux impacts que celles-ci exercent sur la vie politique…
Oui, c’est-à-dire que depuis longtemps, je me suis intéressée à la démocratisation des pays asiatiques. J’ai vécu quelques années en Corée du Sud, et j’ai été au Japon. J’ai constaté que dans les pays les plus démocratiques en Asie, comme la Corée du Sud, Taïwan et le Japon, il y a la presse libre, le suffrage universel, et aussi la liberté de religion. Comme le pape Jean Paul II, le pape François a aussi effectué des visites en Corée du Sud et au Japon. Je ne suis pas une grande connaisseuse de l’histoire de l’Église, mais j’ai compris que le pape Jean-Paul II a joué un rôle décisif dans la chute du Mur de Berlin. Le souverain pontife polonais est considéré comme le « tombeur du communisme ».
Et justement, la liberté religieuse mine les fondements d’un régime totalitaire. Pour qu’un pays soit démocratique, je pense qu’il faut que le peuple puisse pratiquer librement la religion. Dans une démocratie, le gouvernement ne voit pas l’Église comme une menace, ni comme un contre-pouvoir ; or, ce n’est pas le cas en Chine communiste, car le communisme, cette « religion séculière » selon Raymond Aron, considère l’Église comme un adversaire dangereux. Le régime chinois, communiste et nécessairement totalitaire, veut tout contrôler, y compris la vie spirituelle de ses 1,4 milliard de sujets.
En attendant, c’est peut-être un signe que le Vatican maintienne toujours ses relations diplomatiques officielles avec Taipei. Peut-être que le Saint-Siège a l’intention d’établir des liens officiels avec le gouvernement du PCC, et dans ce cas-là, il faudra rompre les liens avec Taïwan, selon les exigences de la politique d’« une seule Chine » de Pékin. Mais apparemment, ce n’est pas le cas pour l’instant, puisque le Vatican fait preuve de courage, comme onze autres États, en gardant les liens avec la République de Chine (Taïwan) plutôt qu’avec le puissant régime communiste de l’autre côté du Détroit.
(Propos recueillis par Églises d’Asie)
CRÉDITS
Ucanews ; Isabelle Feng