Eglises d'Asie

Estela Padilla, théologienne à Manille : « Aux Philippines, Noël commence le 1er septembre ! »

Publié le 09/12/2023




Estela Padilla, une théologienne philippine, est la seule femme laïque à avoir été nommée au sein de l’équipe asiatique lors de la première session du Synode en octobre dernier. Elle fait partie des 70 membres non-évêques de la 16e Assemblée générale ordinaire du Synode des évêques. Depuis 2021, elle est également secrétaire exécutive du Bureau pour les questions théologiques de la FABC (Fédération des Conférences épiscopales d’Asie). Pour Églises d’Asie, elle propose son regard sur l’Église aux Philippines et en Asie.

Une église philippine après une des neuf « messes de l’aurore » célébrées dans le pays avant Noël, du 16 au 24 décembre.

Diplômée d’un doctorat en théologie appliquée à l’université De La Salle (Manille), Estela Padilla prépare un autre doctorat au sein du Southeast Asia Interdisciplinary Development Institute, également dans la capitale philippine. Elle fait partie de l’équipe du centre pastoral de Bukal ng Tipan (littéralement « fontaine d’alliances »), près de Manille, qui aide notamment à former les responsables des « Communautés ecclésiales de base » (CEB) aux Philippines. Elle est également professeur adjointe du département de théologie de l’université catholique Ateneo de Manila.

Estela Padilla, en tant que théologienne, pouvez-vous citer des concepts théologiques qui sont spécifiques à l’Asie ?

Il y a le concept du « triple dialogue ». Cela a d’ailleurs été une vision de la FABC (Fédération des conférences épiscopales d’Asie) quand elle a été fondée il y a cinquante ans. Par « triple dialogue », on pense au dialogue avec les cultures, avec les religions et avec les pauvres. Parce que ce sont trois préoccupations majeures pour l’Asie. Et quand nous parlons de dialogue, il ne s’agit pas seulement de parler, mais aussi et surtout de vivre le dialogue.

Un aspect de ce dialogue est vécu dans la vie quotidienne, parce que nous vivons au contact de multiples religions et cultures en permanence : l’Inde compte près de 700 langues, l’Indonésie 140 langues, et les Philippines 75 langues. Donc cette diversité fait partie de nos vies, avec tant de cultures et de religions mélangées en un seul lieu, et le christianisme étant une minorité. Car vous savez qu’en Asie, les chrétiens sont une minorité. On ne compte qu’entre 1 % et 3 % de chrétiens sur tout le continent. Donc nous devons toujours prendre cela en compte.

Il y a quelques années, le pape François a dit au cardinal Tagle que l’avenir de l’Église est en Asie. Qu’en pensez-vous ?

D’un côté, je pense que cela peut s’expliquer en termes de chiffres, de croissance et d’appartenance à l’Église catholique, parce que nous devenons plus nombreux en Asie, même si nous sommes une minorité. Il y a aussi le fait que nous parvenons à survivre en tant qu’Église parce que le dialogue est essentiel pour nous. Parce que nous sommes capables de nous intégrer dans des sociétés multiculturelles et multireligieuses, en tant que minorité. Nous devons proclamer et témoigner de notre foi au milieu de cet environnement multiple et divers. Comme à l’avenir, je pense que nous nous dirigeons vers des sociétés pluralistes, en tant qu’Asiatiques, nous pouvons contribuer à l’Église universelle dans notre façon de vivre le dialogue et l’harmonie interreligieuse.

Un prêtre philippin à Quezon City (près de Manille), en décembre 2020 avec des enfants des rues lors d’une messe de l’aurore.

Dans ce contexte, est-il plus difficile d’évangéliser dans cette diversité ?

Pour nous, l’évangélisation est vécue au travers du dialogue avec les cultures, avec les religions et avec les pauvres. Nous ne pouvons pas proclamer Jésus directement avec des mots. Si c’est possible c’est bien aussi, mais la plupart du temps, pour nous, la proclamation est vécue par le dialogue et le témoignage dans notre vie quotidienne. C’est ainsi que nous pouvons intégrer, par exemple, des sociétés islamiques comme l’Indonésie, la plus grande société musulmane au monde, ou comme la Malaisie.

Notre religion est vivante. Donc nous proclamons notre foi dans la manière dont nous vivons et dont nous menons des projets ensemble. Et ainsi, nous pouvons intégrer des sociétés qui sont totalement différentes. C’est un défi, mais c’est possible. Ce serait difficile de proclamer l’Évangile directement. Dans beaucoup de pays, ça serait même dangereux, voire impossible. Mais s’il s’agit de faire quelque chose de bien pour le quartier, nous pouvons partager quelque chose, par exemple durant les fêtes religieuses.

Les Philippines sont un des seuls pays d’Asie où le catholicisme est majoritaire. Que pouvez-vous dire de votre expérience de l’Église locale ?

Il y a effectivement deux Églises en Asie où les catholiques sont une majorité, aux Philippines où nous sommes 87 %, et au Timor oriental où ils sont encore plus nombreux proportionnellement (97 %), même si aux Philippines nous sommes environ 87 millions. Donc traditionnellement, bien sûr, nous sommes presque tous élevés dans la foi catholique. Ce qui caractérise l’Église aux Philippines, c’est que structurellement, nous sommes présents dans toutes les régions du pays. Dans tout le pays, il y a une structure, un diocèse, une paroisse, des chapelles… Cela permet de toucher toute la population, c’est très fort.

Cela ne veut pas dire que nous n’avons pas de problèmes. Si vous suivez notre actualité, nous avons des élections présidentielles et des tensions politiques qui sont très difficiles. Même si nous sommes très majoritairement catholiques, cela ne veut pas dire que nous avons une position unique sur différentes questions dans notre pays.

Un autre aspect négatif : je trouve les autres catholiques asiatiques plus intenses dans leur identité comme catholiques, parce qu’ils sont différents par rapport à leur société. Quand vous êtes minoritaire, vous êtes attaché à votre identité, parce que c’est votre force. Tandis que quand vous êtes une majorité, vous avez tendance à ne pas prendre les choses sérieusement. Vous avez grandi comme cela. C’est pour cette raison que je trouve les autres pays asiatiques plus intenses. Pour nous, c’est comme ça, tout le monde est catholique, environ neuf personnes sur dix. Mais vous ne l’étudiez pas, vous ne l’analysez pas, parce que vous êtes comme un poisson dans l’eau.

Des fidèles de Manille devant la cathédrale de l’Immaculée-Conception, durant l’Avent en décembre 2020.

Aux Philippines, il y a aussi le fait que nous sommes classés parmi les plus hauts niveaux de corruption selon les normes internationales. Cela veut dire que même si nous avons des églises et des écoles catholiques partout, il y a une très forte corruption. Donc le fait que la foi catholique soit majoritaire ne veut pas dire qu’il y a une bonne gouvernance politique. C’est ce que je veux dire à propos des autres pays asiatiques : être catholique, c’est quelque chose de clair, parce que vous êtes une minorité et que vous devez être très clair à propos de votre identité. Ici, toutefois, je dirais que les choses ont tendance à être un peu « relâchées ».

Enfin, il y a aussi quelque chose de très positif aux Philippines avec notre esprit très communautaire. C’est profondément ancré dans nos valeurs chrétiennes, et cela fait partie de nos valeurs culturelles en tant que Philippins. Être une communauté de foi, c’est assez naturel pour nous, donc cela permet de soutenir la foi chrétienne dans les familles et les communautés.

Et comment les Philippins vivent-ils les temps de l’Avent et de Noël ?

Aux Philippines, Noël commence le 1er septembre ! On dit que nous avons la plus longue période de Noël. Le 1er septembre, les chants de Noël commencent déjà à passer à la radio et à la télévision. Noël est très important pour nous, c’est une période très spéciale. Comme nous sommes très sociables et attachés à la communauté, aller à l’église et vivre les fêtes religieuses sont pour nous des événements très communautaires et sociaux.

Avant Noël, nous avons quelque chose de très particulier avec les « messes de l’aurore de Noël », à 4 heures du matin. À 3 heures, il y a tous les tambours qui jouent dans votre quartier, dans votre ville, pour réveiller les gens pour la messe de 4 heures. Nous avons hérité cela des Espagnols qui nous ont conquis il y a quatre cents ans. Nous avons continué cette tradition, même si elle n’est plus pratiquée en Espagne où elle a commencé.

Les messes de l’aurore sont célébrées durant neuf jours, c’est une neuvaine (du 16 au 24 décembre). Bien sûr, il y a toujours cours et les bureaux sont ouverts, mais en général, les routes sont fermées durant cette période parce que les églises s’étendent jusque dans la rue, à cause du nombre de personnes qui viennent aux messes. Après la messe, qui se termine vers 5 heures, les gens partagent des gâteaux de riz puis ils vont au bureau ou en cours.

À Noël, nous célébrons bien sûr la messe de minuit avec nos familles, puis nous partageons un repas de minuit avec beaucoup d’échanges de cadeaux. De nombreuses paroisses offrent aussi des cadeaux pour les pauvres. Et toutes les villes sont décorées avec toutes sortes de lanternes.

(Propos recueillis par Églises d’Asie)


CRÉDITS

Mark Saludes, Père Danny Pilario et Cathédrale de Manille (Ucanews)