Eglises d'Asie – Inde
La BBC ciblée par le Fisc indien après la sortie d’un documentaire critiquant Narendra Modi
Publié le 17/02/2023
Les autorités indiennes ont tenu à préciser que les perquisitions ciblant la BBC depuis le 14 février correspondaient à une « enquête », et non à un « raid ». Cependant, le fisc indien n’a pas lésiné sur les moyens utilisés, des employés de la BBC signalant que leurs téléphones et ordinateurs portables avaient été saisis. Durant la nuit de mardi à mercredi, les agents ont continué à examiner les appareils numériques. Sur Twitter, la BBC a signalé que son personnel collabore avec les agents du fisc et espère résoudre cette situation « le plus rapidement possible ».
De son côté, et selon la presse indienne, le fisc a déclaré que la BBC était en « non-conformité délibérée » avec la réglementation comptable et n’avait pas fourni les réponses souhaitées par le passé. D’après Kanchan Gupta, conseiller au ministère de l’Information, la perquisition ne serait pas motivée par un « ressentiment ». Alors que les perquisitions se poursuivaient, Gaurav Bathia, un porte-parole du BJP, le parti nationaliste hindou au pouvoir, a lui aussi expliqué, lors d’une conférence de presse, que ces descentes étaient tout à fait « légales ».
Ce dernier a néanmoins accusé la BBC de se livrer à une « propagande anti-indienne » et d’incarner « l’organisation la plus ridicule et corrompue au monde ». « La BBC a une sombre histoire teintée de haine à l’encontre de l’Inde », a-t-il affirmé. Dans sa violente diatribe, le porte-parole a encore prévenu que les médias « qui ont des intérêts cachés » et « crachent du venin » ne peuvent être tolérés en Inde.
Modi aurait ordonné à la police « de ne pas intervenir » au plus fort des violences
À l’origine de ces propos calomniant la BCC se trouve la sortie, il y a quelques semaines, d’un documentaire en deux parties intitulé The Modi Question (« Inde : la question Modi »). L’enquête, qui mêle images d’archives et interviews, met en lumière la politique de répression de la minorité musulmane sous l’autorité du Premier ministre Narendra Modi. Le documentaire revient notamment sur son rôle durant les pogroms qui, en 2002, ont ensanglanté l’État du Gujarat dont il était le dirigeant avant de prendre la tête de l’Inde en 2014.
À l’époque, le déferlement de violences s’est forgé en représailles à la mort de 59 pèlerins hindous, brûlés vifs dans l’incendie d’un train, le 27 février 2002. Au cours des jours suivant le drame, plus de mille personnes, musulmanes pour la plupart, ont été assassinées dans les rues et les maisons du Gujarat.
D’après le documentaire de la BBC, Narendra Modi a ordonné à la police « de ne pas intervenir » au plus fort de ces violences. Ces accusations ne sont pas nouvelles et avaient même valu à M. Modi l’interdiction de séjourner aux États-Unis, avant d’être blanchi en 2012 par décision de la Cour Suprême au terme d’une enquête. Mais depuis son ascension à la tête du pays en 2014, cet épisode est devenu tabou en Inde.
Le documentaire accusé d’être facteur de « division entre les communautés »
Plus de vingt ans après les faits, la BBC a justifié son enquête par un rapport déclassifié du ministère des Affaires étrangères britannique. Ce rapport cite des sources anonymes qui incriminent Narendra Modi pour ne pas avoir mobilisé la police afin de contenir les émeutes. Cette « campagne de violence systématique a toutes les caractéristiques de la purge ethnique » et n’aurait pu avoir lieu « sans le climat d’impunité créé par le gouvernement de l’État [du Gujarat] ». Le rapport conclut : « Narendra Modi est directement responsable. »
La diffusion de ce documentaire de la BBC n’a pas été programmée en Inde mais, à l’occasion de sa mise en ligne, les réactions ont été vives. Le 21 janvier, les autorités indiennes ont bloqué les vidéos hébergées sur YouTube et les tweets partageant le film, au moyen d’une mesure d’urgence prévue par la loi sur les nouvelles technologies. Le conseiller auprès du gouvernement, Kanchan Gupta, a alors qualifié le documentaire de « propagande hostile et [ramassis] d’ordures attaquant l’Inde ».
Pour les autorités, ce film est injustifié puisque, en 2012, la Cour Suprême indienne a lavé Narendra Modi de tout soupçon. Les autorités ont encore avancé que le documentaire pouvait être facteur de « division entre les communautés » et qu’il perpétuait « un esprit colonial ». De son côté, le premier ministre britannique, Rishi Sunak, a réagi à l’incident en rejetant les accusations portant personnellement sur Narendra Modi.
Si les liens vers le documentaire ont été bloqués par les autorités indiennes, aucune interdiction formelle n’a cependant porté sur le visionnage du film. Des groupes d’étudiants ont alors organisé des projections sur les campus, défiant les consignes de leurs universités qui tentaient de les en empêcher. Au sein de la grande université de Delhi, la police a arrêté une vingtaine d’étudiants.
La liberté de la presse fragilisée en Inde
L’affaire de la BBC survient dans un contexte où la liberté de la presse est fragilisée en Inde. D’après le dernier classement sur la liberté de la presse établi par Reporters sans frontières, l’Inde a reculé de la 142e place au 150e rang, sur 180 pays. Les atteintes individuelles contre des journalistes sont plus fréquentes, notamment au moyen d’une loi sur la sédition qui peut être passible de lourdes peines.
Ce sont également d’importantes organisations qui sont visées. Aux côtés de certains groupes caritatifs ou de défense des droits, comme Oxfam ou Amnesty International, c’est au tour des maisons de presse d’être dans le collimateur des autorités fiscales depuis quelques années. Plusieurs d’entre elles ont déjà été mises à l’examen de l’agence du fisc et de la cellule chargée de la lutte contre la criminalité financière.
Ces descentes visent clairement les médias critiques envers le pouvoir, alors que de nombreux organes de presse pratiquent l’autocensure ou se sont alignés face au gouvernement. Les récalcitrants sont mis sur la sellette pour fraude, évasion fiscale ou blanchiment d’argent. D’après un rapport du Rights and Risks Analysis Group, pas moins de 13 maisons de presse ont été ciblées en 2021.
Parmi elles, le groupe Dainik Bhaskar, dont le journal, qui est le plus lu de l’Inde, avait révélé l’ampleur cachée de la crise sanitaire du Covid-19 en Inde. À Delhi, les principaux sites d’information critiques sont sous le coup d’actions judiciaires ; ce front de résistance comprend The Wire, Scroll, ou The Quint, mais aussi The News Minute, NewsClick, et Newslaundry.
Enfin, NDTV, la dernière grande télévision indépendante, vient d’être rachetée par le multimilliardaire Gautam Adani, dont l’ascension a fortement bénéficié du soutien du premier ministre. Avec les perquisitions visant la BBC, c’est la première fois, depuis l’arrivée au pouvoir de Narendra Modi, qu’un grand média international est ainsi visé.
« Quelle image de l’Inde Narendra Modi renvoie-t-il au monde ? »
Face aux raids, les réactions ont été nombreuses. Des communiqués émis par les organisations de défenses des journalistes ont exprimé l’indignation. À l’étranger, Amnesty International a dénoncé « un affront flagrant à la liberté d’expression ». Le Comité pour la protection des journalistes (CPJ) et Reporters sans frontières (RSF) ont aussi réagi dans ce sens. En Inde, la Guilde des rédacteurs en chef a dénoncé une « tendance à utiliser les agences gouvernementales pour intimider ou harceler les organes de presse qui critiquent les politiques du gouvernement ou le pouvoir en place ».
L’opposition s’est également mobilisée. Un député du parti d’opposition du Congrès a qualifié l’action d’« imbécile, immature, et même au-delà de la bêtise ». Un autre a twitté : « À l’heure où l’Inde préside le G20, le premier ministre Narendra Modi continue effrontément à glisser vers la pente de l’autoritarisme et de la dictature ». Il est à noter que le Premier ministre lui-même n’a jamais participé à une conférence de presse libre depuis son élection à la tête de l’Inde. « Avec ce raid, quelle image de l’Inde Narendra Modi renvoie-t-il au monde ? » s’est interrogé le porte-parole du Congrès, Pawan Khera. « En donnant [à l’Inde] le slogan de ‘Mère de la démocratie’, il est lui-même devenu le Père de l’hypocrisie. »
(EDA)