Eglises d'Asie – Inde
La protection des vaches indiennes frappe les plus démunis
Publié le 28/02/2019
À l’approche des élections nationales indiennes, le culte hindou des vaches sacrées risque d’être de plus en plus instrumentalisé par les campagnes électorales. Protéger et honorer les vaches est outil politique utilisé depuis longtemps par le Premier ministre Narendra Modi et son parti pro hindou du Bharatiya Janata Party (BJP). Exploiter encore davantage cette tendance risque d’inciter les groupes hindous extrémistes à s’en prendre davantage aux minorités religieuses au nom de la protection des vaches. Le 11 février, dans la course aux élections nationales prévues en mai 2019, Narendra Modi a souligné une nouvelle fois l’importance de protéger les vaches au nom de la culture et de la tradition indiennes. Le BJP est arrivé au pouvoir en 2014 dans une vague nationaliste hindoue, en promettant de protéger « Gau Matha » (Mère Vache) par une loi nationale contre les abattages. Mais le BJP n’a pas réussi à faire voter la loi en question au Parlement. Aujourd’hui, d’autres partis prennent le relais en exploitant le sujet afin de s’attirer les faveurs de la majorité hindoue, le Parti du Congrès en tête. Début février, le gouvernement de l’État de Madhya Pradesh, dirigé par le Congrès, principal opposant du BJP, a ainsi invoqué la loi de 1980 sur la Sécurité nationale (National security act) pour ordonner l’arrestation de trois hommes musulmans accusés de l’abattage d’une vache.
Selon le Parti Communiste indien, ces questions sont exploitées avant tout pour des raisons politiques. « Cette loi a été votée afin de lutter contre les terroristes », souligne le bureau du parti. « Ainsi, le fait d’invoquer cette loi pour de telles accusations est destiné à apaiser la communauté hindoue. » Dans 18 États sur 29, l’abattage des vaches est interdit. Mais dans neuf d’entre eux, l’abattage des bœufs et des taureaux est autorisé. Dans les onze États restants, où la population non hindoue est plus nombreuse voire majoritaire – dix État du nord-est ainsi que l’État du Kerala –, il n’existe aucune restriction. La protection de la vache est vivement défendue par les dirigeants du BJP, dont Yogi Aditynath, un moine hindou à la tête de l’État de l’Uttar pradesh, le plus peuplé du pays. L’Uttar Pradesh a alloué, le 8 février, 6 740 millions de roupies (96 millions de dollars) pour l’entretien des abris des vaches au cours de l’année prochaine. L’annonce survient alors que plus de 2,1 millions d’Indiens diplômés sont sans travail dans l’Uttar Pradesh, selon les statistiques officielles.
« On ignore les pauvres »
En janvier, Ashok Gehlot, le ministre en chef de l’État du Rajasthan, du parti du Congrès, a annoncé que tous ceux qui prendront en charge une vache errante recevront une compensation financière du gouvernement, le Jour de la République (26 janvier) et le Jour de l’Indépendance (15 août). Mais Rity Dhaman, un jeune militant de New Delhi, s’oppose à cette mesure. « On demande aux gens de prendre soin des vaches errantes dans un pays où plus de deux millions de personnes dorment dans la rue, et où trois fermiers se suicident toutes les heures à cause de leur endettement », dénonce-t-il. Les représentants de plusieurs petits partis ont été accusés d’attiser les violences communautaires sur le sujet, notamment suite à de fausses affirmations contre les non hindous. Mehbooba Mufti, ancien ministre en chef de l’État de Jammu et Cachemire dans le nord du pays, confie que cette « triste tendance » à marginaliser ceux qui ne vénèrent pas les vaches effraye les minorités religieuses, à commencer par les chrétiens et les musulmans, qui sont généralement vus comme des mangeurs de bœufs.
Le père Jaison Vadassery, de la commission épiscopale indienne pour le travail, regrette que la politique indienne soit aussi communautariste et appelle à se concentrer davantage sur le développement économique. « Ces questions sensibles ont pris toute la place et on ignore les pauvres. Cela ne conduira nulle part », souligne-t-il. Vikas Rawal, professeur d’économie à l’université Jawaharlal Nehru de New Delhi, assure que toute interdiction nationale sur la question de l’abattage des vaches serait fâcheuse pour le pays. Contrairement aux pays développés, la plupart des 216 millions de bêtes de trait du pays, y compris les buffles et les vaches, sont élevées à petite échelle par des fermiers locaux selon des méthodes traditionnelles, avant d’envoyer les bêtes non productives à l’abattoir. Vikas Rawal estime qu’en Inde, près de 34 millions de veaux naissent chaque année, et que dans dix ans, le pays pourrait compter environ 340 millions de taureaux et de bœufs supplémentaires. Pour construire des abris rien que pour ces bêtes, il faudrait 202 350 hectares de terrain et près de 142,8 milliards de dollars. Le coût annuel pour le fourrage et les soins vétérinaires ajouteraient 77,1 milliards de dollars supplémentaires. « Cela représente 1,5 fois le budget total de l’Inde pour la défense, et près de 35 fois ce que le gouvernement fédéral et les États dépensent actuellement pour l’élevage et l’exploitation laitière », affirme Vikas Rawal. Ces animaux auraient besoin de millions de tonnes de fourrage et une quantité d’eau potable supérieure aux réserves disponibles aujourd’hui pour l’ensemble de la population indienne, ajoute Vikas.
Traditionnellement, les bêtes non productives sont vendues et transportées vers les États où il n’existe aucune restriction pour l’abattage des vaches. Cependant, beaucoup de routiers transportant ces bêtes ont été attaqués voire tués, entraînant un blocage non officiel contre cette pratique. Une interdiction nationale serait encore plus désastreuse, a déclaré Vikas. Si une famille devait garder toutes ses bêtes non productives, les villageois cesseraient de travailler dans l’élevage, au détriment de l’exploitation laitière indienne qui est la plus importante au monde, avec 155 millions de litres par jour. Le pays compte déjà près de 62 millions d’enfants avec un retard de croissance en raison d’un manque de protéines. La baisse de la production laitière ou de viande empirerait la situation. Fakir Kumar Bhagat, un militant Dalit (« intouchables ») de New Delhi, estime que psychologiquement, le fait de faire passer les vaches avant les hommes incite les militants pour la protection des vaches à multiplier les attaquer. Il affirme que certains gouvernements d’États ont autorisé la police à perquisitionner les maisons des musulmans et des chrétiens afin de contrôler s’ils mangent du bœuf. Les hindous représentent 80 % de la population indienne, soit 966 millions de personnes. L’Inde compte 172 millions de musulmans (14 % de la population) et 29 millions de chrétiens (2,3 %).
(Avec Ucanews, New Delhi)
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