Eglises d'Asie

« La victime spirituelle du nationalisme hindou, c’est l’hindouisme. L’Inde ne peut pas être uniforme et unicolore »

Publié le 20/01/2024




Le 22 janvier, un temple géant dédié à la divinité Ram sera inauguré en présence du Premier ministre Narendra Modi à Ayodhya (dans l’Uttar Pradesh, à 500 km à l’est de New Delhi, dans le nord du pays). Le nouveau temple, dont la construction n’est pas terminée, est situé sur un terrain longtemps disputé avec la communauté musulmane. Au moment le plus sacré, c’est la politique qui va dominer : selon notre correspondant local, cette inauguration marque symboliquement la volonté du BJP de Modi de se poser en chef spirituel de l’hindouisme.

« La victime spirituelle de l’idéologie de l’hindutva, c’est l’hindouisme. Qu’est-ce qui reste de l’hindouisme de Gandhi ? L’Inde ne peut pas être uniforme et unicolore » estime un correspondant local.

C’est sur le site du nouveau temple d’Ayodhya qu’en décembre 1992, la mosquée de Babri a été détruite par une foule hindoue, déclenchant des émeutes dans toute l’Inde qui ont causé près de 2 000 morts, dont une majorité de musulmans. En novembre 2019, la Cour Suprême indienne a autorisé la construction du temple sur les décombres de la mosquée, et la première pierre a été posée en août 2020 par Modi lui-même.

Depuis, ce dernier en a fait une cause nationale en amont des élections générales de mai 2024, au cours desquelles il espère obtenir un troisième mandat. Selon notre correspondant local, durant l’inauguration ou « consécration » du temple, le moment le plus important est appelé le Pran Pratishtha, quand on insuffle le souffle divin dans la statue et quand on lui ouvre les yeux.

« C’est le moment le plus sacré qui aura lieu dans le ‘saint des saints’. Cela va se faire en présence d’un prêtre. Il y aura Mohan Bhagwat, le chef du RSS [ndlr : Rashtriya Swayamsevak Sangh, une organisation nationaliste hindoue, fondée en 1925, qui a joué un rôle décisif dans l’arrivée au pouvoir du Premier ministre actuel], et Modi évidemment ». Selon notre source, au moment le plus sacré, c’est la politique qui va dominer. Il estime que cette inauguration marque symboliquement la volonté du BJP (et du RSS) de se poser en « pape » de l’hindouisme et d’unifier l’hindouisme. « C’est ma lecture des évènements aujourd’hui. Il va se passer encore beaucoup de choses. »

Résistance de l’hindouisme traditionnel face à une mainmise du BJP

Notre interlocuteur tient à expliquer un point particulier de l’inauguration du temple, à savoir la résistance de l’hindouisme traditionnel face à cette mainmise du BJP – une dérive condamnable selon les courants chefs spirituels hindous les plus orthodoxes. Parmi ceux-ci, les plus importants selon lui sont les Shankaracharyas, qui auraient dû en principe être en charge d’une telle inauguration.

« Dans la tradition d’Adi Shankara [ndlr : un des plus célèbres maîtres spirituels de l’hindouisme, au VIIIe siècle], ce sont ceux qui ont l’autorité maximale », explique-t-il. Adi Shankara a fondé quatre monastères chargés de veiller à l’orthodoxie de l’hindouisme ; les responsables de ces quatre monastères prennent le titre de Shankaracharyas.

« Il n’y a pas de chef spirituel unique dans l’hindouisme, à l’instar du pape pour le catholicisme, mais plusieurs chefs religieux selon les traditions. Les quatre Shankaracharyas sont établis aux quatre points cardinaux de l’Inde [au Sud à Shringeri, au Karnataka ; à l’Est à Puri, dans l’Odisha ; au Nord à Badrinath, dans l’Uttarakhand ; et à l’Ouest à Dwarka, au Gujarat] », précise-t-il. « Comme Adi Shankara est un peu le ‘géant’ de l’hindouisme, les Shankaracharyas ont une grande autorité. Normalement, c’était à eux de superviser la consécration du temple, mais le Premier ministre Narendra Modi les a complètement isolés durant la construction. »

Notre source explique suivre cette affaire depuis trois ans, jusqu’à cette conclusion très radicale. En effet, il estime très inattendu qu’aucune de ces autorités suprêmes de l’hindouisme ne soit présent le 22 janvier à Ayodhya. « La raison avancée par les Shankaracharyas est évidemment très scripturaire et liturgique : selon la tradition, on n’inaugure pas un temple tant qu’il n’est pas terminé. C’est une résistance par rapport à une dérive de l’hindouisme. »

« Historiquement, le BJP est lié intimement à ce temple et à cette contestation »

La fête hindoue de Diwali à Ayodhya, en novembre 2021.

Cette inauguration, qui représente une victoire symbolique du nationalisme hindou, cristallise 50 ans d’histoire de l’Inde, sinon plus, selon notre interlocuteur. Pour lui, quand en 1992, la droite fondamentaliste [le BJP – Bharatiya Janata Party] a réussi à faire détruire la mosquée d’Ayodhya, toute l’Inde a basculé dans la polarisation, à tous les niveaux, avec une montée historique du BJP et du RSS.

« Historiquement, le BJP est lié intimement à ce temple et à cette contestation », souligne-t-il. Il est donc logique qu’avec l’approche du scrutin national de 2024, le parti au pouvoir ait voulu avancer cette consécration malgré les règles. « Ils ont tellement polarisé sur cette affaire : ils disent que cela fait mille ans qu’on attend la reconstruction du temple d’Ayodhya [ndlr : la mosquée détruite en 1992 aurait été construite en 1528 sur le site d’un ancien temple hindou dédié à Ram]. »

Il précise que la dévotion à Ram, avatar de Vishnou, est assez récente dans l’hindouisme, mais elle a été polarise par le RSS : ces dernières années, le culte de Rama est devenu très lié au nationalisme hindou. Ainsi, Ram ou Rama est considéré un défenseur actif de l’hindouisme contre ceux qui voudraient le détruire.

« Quand Ram rentre à Ayodhya [ndlr : dans l’épopée mythologique du Ramayana, après une période d’exil et sa victoire sur le roi démon Ravana, il revient victorieux], il règne avec justice. C’est le lieu de naissance de Ram et c’est là qu’il est devenu roi. C’est quelque chose central pour les hindous qui sont dévots de Ram, surtout au nord de l’Inde. Le Ramayana est toujours joué au théâtre en plein air », raconte-t-il. Au XXe siècle, il souligne que Gandhi lui-même voyait en Rama la défense d’un royaume de justice.

Cependant, il décrit des visions totalement opposées entre celle de Gandhi et celle du RSS et du BJP, pour qui le royaume de Ram représente l’Inde exclusivement hindoue [ndlr : c’est-à-dire l’hindutva, un projet qui prône la suprématie des hindous, avec l’objectif de transformer l’Inde laïque en une nation hindoue]. « C’est totalement opposé aux idées de Gandhi, mais c’est le rêve du RSS et du BJP. Les années ont passé après l’indépendance de l’Inde, et le RSS et le BJP ont voulu récupérer le trône de Ram, dès 1984 [ndlr : dès les années 1980, des groupes politiques hindous qui ont appelé à la libération du lieu de naissance de Ram]. Ensuite, en 1992, une campagne a été organisée pour cela, et des hordes ont déferlé pour détruire la mosquée. »

« L’Inde ne peut pas être uniforme et unicolore »

C’est pourquoi l’inauguration du 22 janvier est aussi importante pour Modi : si le BJP perd les élections en mai 2024, certains craignent que le parti du Congrès [ndlr : le principal parti d’opposition] ne continue pas la construction ou la retarde. « Par ailleurs, il y a le fait qu’on n’inaugure pas vraiment le temple mais plutôt le triomphe de Modi et du RSS », assure-t-il. « Le rêve du RSS, c’est d’unifier l’hindouisme de façon pyramidale et d’en prendre la tête. Les chefs spirituels traditionnels sont mis de côté. » Notre correspondant local estime malgré tout que tout est encore possible. « Peut-être peut-on espérer un réveil ? Une prise de conscience sur ce que fait Modi en agissant ainsi… »

Il ne prédit pas des tensions entre musulmans et hindous comme en 1992, mais plutôt entre les défenseurs de la démocratie indienne et les partisans de Modi. Il tient d’ailleurs à noter que les premières victimes du RSS et du BJP, ce sont avant tout les musulmans, pas les chrétiens. « Des musulmans sont tués chaque année, et cela continue. Et la victime spirituelle de l’idéologie de l’hindutva, c’est l’hindouisme. Qu’est-ce qui reste de l’hindouisme de Gandhi ? L’Inde ne peut pas être uniforme et unicolore », regrette-t-il.

Pour lui, c’est justement ce que le RSS reproche à Gandhi. « Toute cette noblesse s’est est allée. Il y a eu un véritable effondrement de l’intelligence. Cela, les Shankaracharyas en sont conscients. Bien sûr, ils sont loin d’être entièrement blancs. Ils ont vécu dans leur tour d’Ivoire, sans éduquer le peuple, et ils ont abandonné le troupeau », poursuit-il.

Des contestations internes qui sont sources d’espérance

« C’est la gloire perdue de l’Inde qu’ils veulent retrouver. Aujourd’hui, l’Inde est consultée partout dans le monde et espère devenir la 3e économie mondiale. »

Il évoque plusieurs questions liées à l’inauguration du temple d’Ayodhya. D’abord une question électorale avec l’échéance de 2024, mais aussi une question constitutionnelle avec le risque que Modi change la Constitution indienne (pour faire de l’Inde un État strictement hindou, à l’égard du Pakistan qui est un État musulman), et enfin une question religieuse et spirituelle profonde qui touche l’hindouisme.

Il précise que l’Église catholique, de son côté, ne peut rien dire, et les musulmans non plus : « Personne ne s’est exprimé ouvertement dans les autres religions de l’Inde, aucun responsable religieux. Mais tout le monde pense la même chose. Cela ne peut être débattu que dans l’hindouisme. Donc il y a quelque chose de nouveau avec l’apparition de voix discordante au sein de l’hindouisme, et pas n’importe lesquelles, avec les Shankaracharyas. » Pour lui, comme toute contestation ne peut venir que de l’hindouisme, ces contestations internes sont une source d’espérance.

Il invite aussi à essayer de voir les choses du point de vue de Modi et du BJP : « Il faut aussi comprendre l’humiliation qui a été vécue par l’hindouisme. Les Anglais humiliaient l’hindouisme, qu’ils voyaient comme une superstition. Aujourd’hui, l’Inde est consultée partout dans le monde et espère devenir la 3e économie mondiale. En disant cela, je ne cherche pas à défendre Modi mais à comprendre. Un peuple humilié a besoin de temps pour guérir. » « C’est la gloire perdue de l’Inde qu’ils veulent retrouver », pense-t-il. Selon lui, à Ayodhya, c’est un peu comme si la basilique Saint-Pierre avait été détruite et qu’on voulait la reconstruire plusieurs siècles après.

« Je pense aussi que Modi veut diviser l’hindouisme, entre ceux qui soutiennent le plan du RSS et du BJP [à savoir unifier l’hindouisme et en prendre la tête], et d’un autre côté l’hindouisme traditionnel qui va être accusé d’être rétrograde », ajoute-t-il. Tout le problème, selon lui, c’est qu’il n’y a pas de catéchèse comme dans le christianisme. Donc les gens sont « de plus en plus incultes par rapport à leur propre foi, et deviennent donc très manipulables ». « C’est pour cela qu’il est assez simple de diviser l’hindouisme aujourd’hui. »

(EDA)


CRÉDITS

Ians / Ucanews ; Abhimanyu7793 / CC BY-SA 4.0 DEED ; Masha / CC0