Eglises d'Asie – Divers Horizons
L’Alliance du Thé au Lait, un mouvement transnational où les minorités jouent un rôle important
Publié le 09/06/2021
Des portraits d’Aung San Suu Kyi dans le quartier du palais royal à Bangkok, ou brandis lors de manifestations hong-kongaises ; la scène est devenue banale. En Birmanie, en Thaïlande et à Hong-Kong, depuis quelques mois ou quelques années, la jeunesse se révolte, pour des raisons diverses mais avec un même élan et des techniques similaires. Grâce aux réseaux, ces mouvements, à forte dominance étudiante, se connaissent et se soutiennent. Le premier mars dernier, alors que la junte militaire birmane venait de faire une cinquantaine de morts dans les rues de son pays, des centaines de jeunes Birmans envoient, via le réseau Twitter, des messages d’encouragement aux Hong-Kongais partis assister au procès de 47 de leurs camarades accusés de sédition pour avoir participé aux grandes manifestations de 2019 sur l’île. « Hong-Kong / Birmanie, ensemble pour la démocratie » peut-on lire.
Certains militants voudraient voir dans cet élan transnational, l’éclosion d’un « printemps » de la jeunesse sud-est asiatique : d’ailleurs, les Birmans n’appellent-ils pas leur mouvement la « révolution du printemps » ? Bien sûr, les contextes de ces révoltes diffèrent : en Birmanie, les jeunes luttent au péril de leur vie contre le régime militaire ; en Thaïlande, un groupe d’étudiants exigent une réforme de l’institution monarchique et risquent, pour cette audace, des décennies derrière les barreaux. Quant aux jeunes Hong-Kongais, c’est la mainmise du régime autoritaire de Pékin qu’ils n’acceptent pas. Depuis quelques mois, cet élan commun s’est trouvé un nom : l’Alliance du Thé au Lait, un réseau informel défini par le leader étudiant hong-kongais Joshua Wong (aujourd’hui emprisonné) comme un « mouvement pro-démocratique panasiatique, opposé à tous les autoritarismes ». À l’origine de ce nom, une bataille qui remonte au mois d’avril 2020 à propos de l’étendue du territoire chinois, entre internautes chinois et thaïlandais, auxquels les Hong-kongais et Taiwanais ont prêté main-forte : dès le départ, le mouvement se veut donc une alliance panasiatique contre l’autoritarisme chinois. Aujourd’hui élargie, la référence circule pour dénoncer les abus dans différents pays : en Malaisie, au Cambodge, aux Philippines, de jeunes activistes l’utilisent aussi, dans des contextes nationaux.
Capter l’attention des médias internationaux
Au-delà des messages d’encouragement, les militants échangent conseils et techniques de manifestations. Les modes opératoires des trois mouvements sont très similaires, à commencer par le fameux « soyez comme de l’eau », inspiré d’un film de Bruce Lee, utilisé d’abord par les Hong-Kongais ; une technique qui consiste à organiser plusieurs lieux de manifestation simultanés à travers la ville et à se déplacer rapidement, grâce à un langage des signes transmis sur de longues distances, afin de disperser les effectifs policiers. Chez tous ces jeunes, un talent certain pour la mise en scène, un sens du slogan efficace (« I need a relationship, not a dictatorship »… « Besoin d’une relation, pas d’une dictature », proclamaient plusieurs pancartes à Rangoun), a permis à ces « natifs numériques » – la première génération à avoir grandi avec les réseaux sociaux et à en maîtriser parfaitement les codes – de capter l’attention des médias internationaux. Le mouvement s’est même choisi un signe de ralliement : le salut à trois doigts levés, inspiré de la saga dystopique Hunger Games, utilisé d’abord par les jeunes Thaïlandais après le coup d’État de 2014, devenu le symbole de la révolte de la jeunesse dans toute l’Asie du Sud-Est.
Une place importante accordée aux minorités
Outre la question de l’ingérence de l’armée (en Birmanie et en Thaïlande) et du respect du droit de vote, « il s’agit de mouvements très tournés vers les libertés individuelles », estime le politologue thaïlandais Thithinan Pongsudhirak. Les minorités sexuelles, notamment, sont particulièrement visibles dans les trois mouvements. Les étudiants prodémocratie ont défilé aux côtés de la Gay Pride à Hong-Kong, en Thaïlande et en Birmanie, plusieurs leaders ont affiché publiquement leur homosexualité, une première dans la sphère publique.
Les minorités ethniques et religieuses jouent aussi un rôle important. En Birmanie, où le bouddhisme se confond souvent avec l’identité nationale dans l’enseignement public, le mouvement met en valeur des minorités jusqu’ici largement écartées des représentations publiques, notamment les Karens et les Kachins, deux groupes ethniques à forte présence chrétienne. À Hong-Kong, plusieurs leaders du mouvement pro-démocratique, comme le magnat de la presse Jimmy Lai ou Martin Lee, cofondateur du mouvement, sont des membres éminents de la minorité catholique. C‘est d’ailleurs cette question de l’importance des minorités, sexuelles ou religieuses confondues, qui permet à leurs détracteurs de les désigner comme des imports étrangers, destinés à « détruire l’identité nationale » afin de mieux servir les intérêts de l’Occident, comme le dénonce Warong Dechgitvikrom, à la tête d’un parti ultranationaliste thaïlandais.
Trois mouvements en difficulté
Dans les trois territoires, les jeunes militants de l’Alliance du Thé au Lait dénoncent aussi des inégalités sociales particulièrement marquées dans cette région du monde (selon l’indicateur GINI, la Thaïlande et Hong-Kong font partie des dix territoires les plus inégalitaires au monde) et un système de patronage qui exigent de montrer une déférence et une allégeance systématiques au plus riche et au plus âgé, parfois au détriment de l’Etat de droit. La question de la réforme du système éducatif était d’ailleurs l’une des revendications principales des étudiants thaïlandais. « Nous voulons avoir le droit d’interroger les professeurs, et ne pas avoir à nous prostrer devant eux » expliquait Benjamaporn Nivas, la dirigeante du mouvement lycéen des « Mauvais élèves », très actif dans les manifestations de l’automne dernier à Bangkok.
Aujourd’hui, les trois mouvements semblent en difficulté : en Birmanie, la terreur règne et les effectifs des manifestations diminuent chaque jour ; en Thaïlande, les leaders étudiants ont été emprisonnés puis relâché en attente de leur procès, dans lequel ils risquent des décennies derrière les barreaux. À Hong-Kong, l’avancée de Pékin dans les affaires politiques et sociales semble inéluctable. Pourtant, certaines avancées, difficiles à mesurer, sont bien réelles. En Thaïlande, il est devenu possible d’évoquer le Roi en public ou de ne pas se lever pendant l’hymne national sans prendre le risque d’être battu ou arrêté. À travers une mobilisation continue et visible sur les réseaux, la jeune génération de l’Alliance du Thé au Lait imprime des changements importants sur tout le continent asiatique, notamment en matière de liberté d’expression.
(EDA / Carol Isoux)
Crédits Studio Incendo