Eglises d'Asie

Père Otfried Chan : « Dans la société taïwanaise, les jeunes trouvent tout sauf Dieu. Il faut repenser nos méthodes d’évangélisation »

Publié le 17/02/2024




Un mois après les élections taïwanaises du 13 janvier, le père Otfried Chan, secrétaire général de la Conférence épiscopale régionale chinoise (nom officiel de la Conférence des évêques catholiques de Taïwan), évoque les enjeux majeurs du scrutin et décrit la situation de l’Église locale. Face à de nombreuses élections en 2024 en Asie, comme au Pakistan et en Indonésie ce mois-ci, il souhaite que l’Église privilégie la voie du dialogue interreligieux, surtout quand elle est minoritaire : « C’est notre seule manière de contribuer à une paix durable dans les pays en Asie. »

La paroisse du père Vincent Balsan, MEP, à Notre-Dame de Songshan, à Taipei, Taiwan, en novembre 2023.

Le père Otfried Chan est secrétaire général de la CRBC, la Conférence épiscopale régionale chinoise (nom officiel de la Conférence des évêques catholiques de Taïwan). Le prêtre confie sa réaction et son analyse après les élections présidentielles du 13 janvier à Taïwan, qui ont suscité l’attention du monde entier face aux tensions croissantes dans la région. Outre la question de la rivalité avec Pékin, d’autres problématiques majeures existent pour les quelque 24 millions d’habitants de l’île (de facto indépendante malgré une situation de statu quo empêchant une déclaration officielle) et pour l’Église locale, notamment concernant une crise démographique ou une baisse de la pratique religieuse.

Pour l’Église catholique à Taïwan, quels étaient les enjeux majeurs des élections présidentielles du 13 janvier ?

Faisons d’abord brièvement une mise au point de l’état actuel des choses qui, bien sûr, va évoluer. À mon avis, les élections présidentielles du 13 janvier ont marqué un tournant décisif dans le monde politique à Taïwan. Dorénavant, il n’y a plus seulement une force politique dominante à Taïwan comme c’était le cas avant les élections présidentielles. Même si le nouveau président élu de Taïwan, M. William Lai Ching-Te, est du parti DPP, en revanche, au sein du corps législatif (立法院), c’est le vieux parti KMT qui a la majorité des sièges avec 52 sièges, tandis que le jeune parti DPP ne se trouve qu’en deuxième place avec 51 législateurs. En troisième place se trouve le tout nouveau Parti du Peuple dont seuls 8 membres siègent au corps législatif. Puis on compte deux autres législateurs sans appartenance à un parti politique, soit au total 113 sièges.

Désormais, le pouvoir politique n’est plus dans la main d’un seul parti. Même si le nouveau président est du parti DPP, lui et son parti n’auront pas beaucoup de marge de manœuvre pour poursuivre l’objectif de leur parti, qui est « l’autodétermination de Taïwan » face à la Chine – ce qui correspond à la volonté de la majorité des Taïwanais selon les résultats des élections présidentielles. Mais pour les législateurs du parti KMT, le corps législatif de Taïwan deviendra un moyen privilégié pour poursuivre leur objectif, qui est d’améliorer les relations sino-taïwanaises et la situation économique du pays.

Cela représente une situation nouvelle dans le monde politique taïwanais. Le parti DPP a considérablement perdu son influence sur le peuple taïwanais, étant donné qu’on assiste à une répartition triangulaire ou un équilibrage du pouvoir politique. C’est peut-être mieux ainsi, afin qu’il y ait moins de confrontations et plus de dialogue et de collaboration au gouvernement. On peut espérer qu’avec cette composition nouvelle des législateurs au sein du corps législatif, les relations sino-taïwanaises se stabilisent dans un proche avenir, réduisant ainsi le risque d’un conflit régional.

« De nos jours, dans la société de consommation contemporaine, les jeunes trouvent tout sauf Dieu. Face à cette explosion de choix, beaucoup de jeunes manquent de repères. »

Comment sont les échanges de l’Église locale avec le gouvernement ? Et quels sont les enjeux particuliers qui vous affectent comme le vieillissement de la population… ?

En ce qui concerne l’Église catholique à Taïwan, je pense qu’elle doit pouvoir être en mesure de dialoguer avec les trois partis politiques sur certaines questions importantes, comme le respect de la vie depuis la conception jusqu’à la mort naturelle, la dignité humaine, la présence de l’Église dans différents secteurs comme l’éducation et la santé, ou encore le droit à la liberté religieuse et plus spécialement le droit des travailleurs étrangers de pouvoir se rendre dans les lieux de culte au moment voulu.

Par ailleurs, je crois qu’on peut citer différentes causes derrière le déclin du nombre de pratiquants, mais pour l’Église, la solution restera toujours la même : être fidèle au Christ et à l’Évangile qu’elle est appelée à annoncer ; comme le pape François a toujours essayé de l’expliquer dans ses écrits et ses discours, c’est-à-dire en trois étapes : d’abord par une rencontre avec les autres, puis par un témoignage personnel de foi porté devant les autres, ensuite à travers le service qu’on rend aux autres.

C’est vrai qu’en général, la fréquentation de la messe dominicale est en baisse, mais la quantité n’est qu’un des paramètres pour évaluer la situation de la foi dans l’Église. D’ailleurs, s’il y a moins de jeunes dans la population taïwanaise, il ne faut pas s’étonner qu’il y ait moins de jeunes dans les paroisses. Par exemple, 363 jeunes taïwanais se sont rendus à Lisbonne l’an dernier pour participer aux JMJ, soit en moyenne une cinquantaine de jeunes par diocèse. C’est un résultat relativement bon par rapport aux diocèses des autres pays missionnaires en Asie. Nos jeunes se sont engagés à fond et beaucoup d’entre eux sont revenus avec une foi éveillée.

Enfin, le vieillissement de l’ensemble de la population est d’abord un problème de société auquel l’Église ne peut pas échapper. Heureusement, l’Église catholique n’est pas seulement une église locale. L’Église est d’abord et avant tout l’Église universelle. Jusqu’à aujourd’hui, chez nous, on ne compte officiellement que les fidèles de nationalité taïwanaise, soit à peine 227 000 selon les plus récentes statistiques.

Mais en réalité, chaque année, des centaines d’étrangers des pays voisins viennent à Taïwan pour travailler et un grand nombre d’eux sont catholiques. Certains se sont mariés avec des Taïwanais et sont bien intégrés dans la société. Alors si on compte ces fidèles étrangers, non seulement le nombre des paroissiens pratiquants augmente dans l’ensemble, mais la vitalité des paroisses également. Je pense que ce sont ces paroisses-là qui vont renouveler l’Église catholique à Taïwan, malgré le vieillissement de la population.

Le père Otfried Chan évoque la situation démographique en soulignant que « s’il y a moins de jeunes à Taïwan, il ne faut pas s’étonner qu’il y ait moins de jeunes dans les paroisses ».

Plus largement, 2024 est une année électorale en Asie, entre Taïwan, le Bangladesh, le Pakistan, l’Indonésie, l’Inde et le Sri Lanka… Quelles sont vos inquiétudes et vos espérances pour l’Asie ?

Concernant la situation particulière de ces pays, on trouve des informations éclairantes parmi les documents de travail publiés par la Fédération des Conférences épiscopales d’Asie (FABC). Vous pouvez les consulter ici : https://fabc.org/document-library/ La FABC s’est réunie il y a deux ans pour fêter les 50 ans de sa fondation. Notre Conférence épiscopale (la CRBC) en fait partie. La FABC est une organisation de l’Église en Asie dont le but est de favoriser la communication et la collaboration des pays en difficulté.

Personnellement, j’espère et je prie pour que la FABC puisse réaliser davantage son objectif qui est de devenir un pont, une plateforme pour ses membres, en soutenant la solidarité et la coresponsabilité pour le bien de l’Église et de la société en Asie, en privilégiant particulièrement la voie du dialogue interreligieux, d’autant plus que l’Église catholique est une minorité dans la plupart des pays asiatiques hormis les Philippines. Je pense que pour l’Église, ce serait la seule manière de contribuer à une paix durable dans les pays en Asie.

L’an dernier a été célébré le 80e anniversaire de l’établissement des relations diplomatiques entre le Vatican et la République de Chine (Taïwan). Comment avez-vous vécu cela ?

Durant la préparation du Synode des Évêques, Mgr Stefano Mazzotti, Chargé d’affaires de la nonciature apostolique à Taïpei, a tenu à célébrer le 80e anniversaire de l’établissement des relations diplomatiques avec un symposium organisé sur le thème « le Vatican et la République de Chine (Taïwan)rétrospective, état actuel et perspective d’avenir ». Le symposium s’est déroulé sur le modèle synodal proposé par le Synode, comme une mise en pratique de synodalité, en donnant la possibilité aux participants (une soixantaine) de se rencontrer et de s’écouter en petits groupes.

L’évènement a été organisé d’une manière synodale afin de faire comprendre aux participants que le développement des relations diplomatiques entre les deux États dépend aussi de l’engagement des fidèles dans leur pays, comme Mgr Mazzotti l’a rappelé dans son discours : « L’Église universelle est nourrie par les contributions de l’Église locale. La promotion des liens entre le Siège apostolique et les Églises locales suit deux directions. En fait, le nonce apostolique représente le Saint-Père au niveau local, mais simultanément, il transmet les requêtes de l’Église locale à l’attention du Siège apostolique. L’efficacité de la présence diplomatique du Saint-Siège est directement proportionnelle au rôle de l’Église dans la société en tant que facteur de progrès pour le bien commun, à la foi localement et globalement. »

Quant aux relations entre le Vatican et les autorités taïwanaises, elles ont toujours été bonnes. Par exemple, le ministère des Affaires étrangères invite régulièrement des prélats du Saint-Siège à Taïwan à des conférences culturelles ou académiques relatives à la foi ou la mission catholique, et lorsqu’un évêque, un prêtre ou un délégué laïc se rend au Vatican pour des réunions, il est toujours bien accueilli et accompagné par l’Ambassade de la République de Chine près le Saint-Siège.

L’Église étant souvent minoritaire en Asie, la meilleure manière de contribuer à une paix durable est de soutenir la solidarité et la coresponsabilité, en privilégiant la voie du dialogue interreligieux.

Comment l’Église taïwanaise participe-t-elle à la vie de l’Église et aux activités du Saint-Siège ? Par exemple vis-à-vis du Synode avec la participation de Mgr Norbert Pu. Mais aussi avec les fidèles taïwanais qui semblent actifs dans la vie de l’Église : l’été dernier, il y avait plus de 300 jeunes aux JMJ de Lisbonne…

Depuis que le Secrétariat du Synode des Évêques a lancé le processus synodal en octobre 2021, les sept diocèses de Taïwan ont commencé à appliquer les documents officiels pour chaque phase du processus synodal et ils ont écrit un rapport. Les rapports des sept diocèses ont été rédigés en un seul pour que notre Conférence épiscopale puisse l’envoyer au Secrétariat synodal en vue du Synode d’octobre 2023, comme une contribution au Synode de notre Conférence épiscopale.

En tant que traducteur officiel des documents du Vatican, je suis aussi le coordinateur entre notre Conférence épiscopale et la Commission pour la communication du Secrétariat du Synode. Ainsi, je participe régulièrement à des réunions zoom avec le responsable de la Commission et avec les délégués d’autres conférences épiscopales et de la FABC. Sur le plan de la communication, les informations sont très bien passées, du Vatican à notre Conférence épiscopale et de même au sein des diocèses.

Comme tous les documents sur le Synode ont été traduits en chinois et transmis assez tôt, il en résulte que la participation a été bonne durant toutes les phases du processus synodal à tous les niveaux de l’Église locale. Et grâce au document de travail Instrumentum laboris qui a été traduit en chinois, Mgr Norbert Pu, évêque de Chiayi, a pu bien se préparer avant la session du Synode à Rome.

Il est vrai que parmi les jeunes qui ont participé à la JMJ, presque tous en sont revenus avec leur foi fortifiée, mais n’oublions pas qu’il y en a d’autres qui n’ont pas eu ce privilège et qui sont loin de l’Église et loin du Christ. C’est eux qu’il faut retrouver, c’est pourquoi il nous faut repenser notre méthode d’évangélisation. Celle-ci doit d’abord commencer dans l’Église, c’est-à-dire chez les baptisés eux-mêmes, en cercle grandissant, comme des vagues « en sortie », selon le concept d’Evangelii Gaudium (n. 20).

De nos jours, dans la société de consommation contemporaine, les jeunes trouvent tout sauf Dieu. Face à cette explosion de choix, beaucoup de jeunes manquent de repères, surtout ceux qui ne sont pas bien entourés en famille, faute de cadre pour croître et mûrir humainement et spirituellement. Je pense que le travail de la nouvelle évangélisation chez les jeunes doit être un travail de « ré-éducation » au sens large du terme, un travail qui doit se faire dans la communauté, dans la vie de tous les jours – car l’Esprit Saint est un Esprit de communion et d’unité.

Pour toutes les communautés, dans chaque église particulière, le processus synodal sera une occasion providentielle de se transformer afin de devenir le lieu d’une nouvelle évangélisation, qu’il s’agisse des paroisses, des associations des laïcs, des communautés religieuses, etc. Mais cette occasion providentielle, il faut vouloir la saisir et savoir la concrétiser là où l’on se trouve. Grâce à la découverte de la synodalité et à la mise place d’une façon ininterrompue de celle-ci par tous et à tous les niveaux, le tissu ecclésial sera renouvelé et l’Église redeviendra foncièrement missionnaire, telle que le Christ l’a voulue.

(Propos recueillis par Églises d’Asie)


CRÉDITS

MEP ; Isabelle Feng