Eglises d'Asie

Siddhartha Sarma : « Le traitement du christianisme est problématique dans l’historiographie indienne »

Publié le 05/12/2019




« Carpenters and Kings : Western Christianity and the Idea of India » (Les charpentiers et les rois : le christianisme occidental et l’idée de l’Inde) est le nouvel ouvrage du journaliste, écrivain et historien indien Siddhartha Sarma. Il aura fallu à cet auteur près de neuf ans pour venir à bout de ses recherches qui retracent près de 2 000 ans d’histoire au fil des pages. Publié cette année, cet ouvrage très documenté entend remettre à sa juste place l’histoire du christianisme occidental en Inde, démontrant ainsi son enracinement dans l’histoire du sous-continent. Historien affilié à l’Université de Delhi, Siddhartha Sarma a accepté de répondre à nos questions.

Églises d’Asie : Quel était votre but en écrivant « Carpenters and Kings : Western Christianity and the Idea of India » ? Pourquoi avez-vous ressenti le besoin de mettre les choses au clair sur l’histoire du christianisme en Inde ?

Siddhartha Sarma : L’idée m’est venue il y a quelques années, lorsque je poursuivais des recherches pour ma thèse en Maitrise ès Lettres à l’Université de Glasgow. En examinant une proposition de croisade au 14e siècle depuis l’Inde, mon directeur de recherche et moi-même avons découvert que les interactions européennes avec l’Inde durant la période précoloniale n’avaient pas été correctement documentées ni replacées dans leur contexte, en dépit de leur énorme ampleur. En décembre 2017, j’ai réalisé que j’avais suffisamment de matériel pour combler ces lacunes. J’ai aussi compris qu’il fallait raconter ces interactions aujourd’hui, plus que jamais, car elles s’intègrent également à la longue et riche histoire du christianisme dans le sous-continent indien. Le traitement de la religion dans l’historiographie indienne m’a semblé problématique ; certaines idées fausses et populaires, à propos de l’histoire du christianisme et en particulier du christianisme occidental, devaient être réfutées. J’ai écrit ce livre pour toutes ces raisons.

Pourquoi le traitement du christianisme dans l’historiographie indienne précoloniale est-il problématique ? Pourriez-vous nous donner des exemples ?

Bien qu’il représente la troisième religion pratiquée en Inde avec 30 millions de fidèles, le christianisme n’est pas un sujet de grandes recherches historiques en Inde. Une explication courante le justifie par une concentration géographique des populations chrétiennes limitée à seulement certaines régions du pays, comme le Kerala, dans le sud du pays, ou le Nord-Est. Cependant, l’histoire du christianisme en Inde est intimement liée à l’histoire du Moyen-Orient, du monde hellénistique, de l’Empire romain et de l’Europe médiévale, ainsi que de la dynastie Yuan en Chine. En ce sens, le christianisme en Inde mérite d’être étudié plus en détail que cela n’a été fait par le passé. Un aspect politique est lié à ce problème. Pour les historiens sympathisants de la droite hindoue, le christianisme et l’islam sont des interruptions étrangères, des notes dissonantes dans la mélodie harmonieuse de leur vision de la civilisation indienne. Pour les historiens postcoloniaux (incluant ceux situés politiquement à gauche), le christianisme occidental incarne l’un des outils utilisés par les administrateurs coloniaux tels que les Portugais, faisant ainsi de cette religion un vestige colonial. Les deux positions (la droite comme la gauche) ignorent la longue histoire du christianisme syriaque au Kerala et le fait que le christianisme occidental est arrivé en Inde deux siècles avant Vasco de Gama. Mon livre est un récit détaillé de cette longue histoire ainsi que du processus de l’arrivée du christianisme en Inde à la fin du 13e siècle.

L’histoire du christianisme en Inde est-elle en réalité plus ancienne que nous le pensons ?

L’arrivée en Inde du christianisme occidental est généralement perçue comme coïncidant avec l’arrivée de Vasco de Gama en 1498. En réalité, cela a débuté avec l’établissement de l’Église de Rome à San Thome, aujourd’hui dans la ville de Chennai, en 1291. L’histoire plus ancienne du christianisme syriaque en Inde a également besoin d’être davantage mise en lumière. Pour retracer l’arrivée du christianisme en Inde, il faut d’abord regarder la façon dont le christianisme s’est formé. Les récits basés sur la foi, exposés dans des textes tels que les Actes de Thomas, indiquent que le christianisme est arrivé sur le sous-continent avec l’apôtre Thomas. Historiquement, le christianisme en Inde – comme dans le Proche-Orient ou l’Empire romain – a émergé d’un désistement politique et doctrinal au judaïsme. Les premiers chrétiens en Inde étaient certainement des juifs réformistes. Au début, cela n’a peut-être pas été une rupture consciente avec le judaïsme. Dans ce contexte, quand le christianisme est-il donc arrivé en Inde ? La réponse la plus près de la vérité pourrait être la suivante : le christianisme a existé en Inde à partir du moment même où son identité a émergé, ce qui serait, au plus tard, au cours du troisième quart du 1er siècle.

Divisé en trois parties qui traitent de l’antiquité, de la période médiévale et de la période coloniale, votre ouvrage met en lumière les histoires « cachées » du christianisme en Inde. Pouvez-vous nous livrer l’une d’entre elles qui vous semble emblématique ?

Une histoire emblématique, qui est assez obscure aujourd’hui, est celle de la fondation de l’Église de Rome en Inde. En 1291, les croisés perdirent la cité stratégique d’Acre. Les souverains européens et le pape Nicolas IV comprirent leur besoin d’avoir des alliés contre l’islam. Un allié relativement constant avait été l’Ilkhanat mongol en Perse, dont les souverains avaient été convertis à l’islam mais ne laissaient pas la religion interférer en matière de relations étrangères. Le pape envoya un ambassadeur en Chine à la cour de l’empereur Kubilaï de la dynastie Yuan, un autre allié. Cet ambassadeur, un franciscain érudit du nom de Giovanni da Montecorvino, voyagea à travers l’Inde et y établit le catholicisme romain. Il envoya également un rapport de ce qu’il avait vu en Inde, et il semble qu’il ait aimé les lieux visités et les personnes rencontrées. Il n’y a aucune évidence de projet impérial, de racisme ou de biais culturel. Giovanni était le premier de plusieurs membres remarquables des Ordres mendiants à voyager en Inde à cette période. Ainsi, dans cette seule histoire, vous avez les croisés, les Mongols, la Maison de l’islam, les Indiens et les Chinois. Cela montre simplement comment l’histoire du christianisme en Inde est une histoire indienne autant qu’une histoire européenne.

En quoi l’histoire de la religion en Inde situe le christianisme à travers différents processus politiques ?

Les origines historiques du christianisme se situent dans des mouvements réformistes messianiques en Terre Sainte au début de notre ère. Ces mouvements étaient en réaction au pouvoir et à la présence de l’Empire romain. Même la formation de la diaspora juive, qui a joué un rôle important dans la diffusion du christianisme initial, était un résultat direct de la destruction du Second Temple de Jérusalem par l’Empire romain en l’an 70. L’histoire ancienne du christianisme, de la persécution des chrétiens par les Romains à Constantine au Concile de Nicée, fait partie de processus politiques complexes qui se sont déroulés en Europe, au Moyen Orient et dans le nord de l’Afrique. Cette histoire est résolument une histoire politique autant qu’une histoire religieuse et sociologique.

Le christianisme a-t-il été le refuge des hors castes du sous-continent indien ?

Dans une certaine mesure, et seulement durant une certaine période. Bien que le système des castes existe dans le sous-continent depuis des siècles, et que les castes considérées « basses » aient été sous le joug de l’oppression et de restrictions mandatées par les Écritures, la prise de conscience est passée par différentes étapes. L’idée que tous les êtres humains sont fondamentalement égaux n’a pas été une notion universelle avant le 19e siècle, lorsque les idées sur la dignité humaine et la liberté ont commencé à se diffuser et à se comprendre à travers le monde. Après cela, il est vrai que des membres de certaines castes opprimées se sont convertis au christianisme en Inde. Mais durant la longue histoire de la religion qui précède cela, et même si certains membres des castes opprimées se sont convertis au cours de cette histoire, ce n’était pas la tendance générale. Malheureusement, la caste imprègne les sociétés du sous-continent à tel point que toutes les religions y succombent un jour ou l’autre, sous une forme ou une autre. Le christianisme a assurément eu davantage de succès auprès des communautés tribales et des membres de croyances traditionnelles et peu organisées, comme dans le Nord-Est de l’Inde, qui compte trois États à majorité chrétienne même si la domination protestante y date de la fin du 19e siècle. Dans l’État du Kerala, dans le sud de l’Inde, le christianisme existe depuis 2 000 ans. Les chrétiens représentent seulement 18 % de la population de cet État et le christianisme y coexiste avec l’hindouisme, le judaïsme et, plus tardif, l’islam.

Comment voyez-vous les agitations liées au prosélytisme et aux conversions en Inde ?

La campagne très violente et persistante de la droite hindoue contre les chrétiens, qu’ils soient croyants ou missionnaires, est une réaction xénophobe et paranoïaque liée à une incompréhension totale de l’histoire du christianisme, en Inde et dans le monde. Le christianisme est antérieur à l’impérialisme européen : il ne faut pas mélanger le premier avec le second. Les chrétiens d’aujourd’hui ne sont pas responsables ni garants des excès du colonialisme, tout comme il n’existe aucun complot pour transformer l’Inde en une nation chrétienne, même s’il est vrai que, à l’occasion, on observe des évangélistes trop zélés. Le christianisme en Inde est une religion comme une autre. Quand le premier Concile de Nicée s’est tenu en l’an 325, l’Inde était représentée par un évêque du nom de Ioannes. Le christianisme n’est pas imposé en Inde : il fait indéniablement partie du sous-continent.

Croyez-vous en l’idée d’un « multiculturalisme naturel des Indiens » ?

En effet, en soulignant l’importance du mot « naturel ». En raison d’une combinaison géographique et climatique, l’Inde ressemble assez à l’Europe : un continent complexe avec une grande variété de structures sociales, linguistiques, ethniques et des systèmes de croyance qui ont certains points communs. Le multiculturalisme qui a émergé en Inde n’était pas un choix conscient et éclairé des Indiens mais plutôt un résultat accidentel. En fait, si vous regardez les structures endogames des castes et une absence relative de mobilité sociale, les communautés de l’Inde ont été traditionnellement plutôt insulaires. Mais tout le monde a trouvé sa place. Alors quand un mouvement politique conscient est à l’œuvre pour homogénéiser cette complexité et pour légitimer l’une des croyances majeures, cela va à l’encontre de ce que nous enseigne l’histoire de l’Inde.

Votre livre est-il donc une réponse au révisionnisme de l’histoire indienne par la droite hindoue ?

Oui. J’ai commencé ma recherche comme un exercice purement académique, afin de combler des lacunes de l’historiographie. Au fil de mon travail, j’ai réalisé que cette histoire devait être racontée dès que possible aux lecteurs de l’Inde et de l’Occident. C’est un récit édifiant. Une société peut choisir de suivre ses charpentiers – le sage, le bon et l’érudit – ou de suivre ses rois – les faiseurs d’empires, les populistes et les démagogues qui vendent des rêves de grandeur.

(EDA / Propos recueillis par A. R.)


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