Eglises d'Asie – Japon
Un ancien policier japonais contre les tentatives de suicide sur les falaises de Tojinbo
Publié le 04/02/2022
Pour Yukio Shige, la meilleure manière d’aborder quelqu’un qui s’apprête à se donner la mort, c’est de dire simplement Konnichiwa (« bonjour »). Surprenant, mais c’est pourtant ainsi que ce Japonais âgé de 77 ans est parvenu à sauver 721 vies à ce jour. Nous sommes à Tojinbo, une succession de falaises spectaculaires situées dans la préfecture de Fukui. En moyenne, on y compte près de 24 suicides par an, mais cette année, à cause de la crise sanitaire, leur nombre s’est élevé à 34 décès.
Au Japon, ce chiffre est comparable à la forêt d’Aokigahara, surnommée « suicide forest », près du Mont Fuji. À Tojinbo, sur la côte surplombant la mer du Japon, les personnes qui tentent de mettre fin à leurs jours se mêlent intentionnellement aux touristes. « Ils emportent même un sac à dos vide, et le soir, quand il n’y a plus personne autour, ils sautent dans le vide », explique Yukio Shige.
Ancien policier, il dirige une ONG dont les volontaires cherchent à lutter contre cette tendance, qui touche particulièrement les jeunes japonais, en majorité des hommes dans leur trentaine. Comment une personne aux pulsions suicidaires réagit-elle à l’approche d’un étranger ? Yukio explique que beaucoup d’entre eux se laissent approcher, mais réagissent nerveusement en demandant qu’on les laisse tranquilles. « Mais que dites-vous ? C’est une zone touristique ici, vous n’allez pas tout gâcher ? » dit-il parfois, en expliquant qu’il est toujours utile de faire appel au civisme souvent élevé de ses compatriotes.
Y a-t-il des phrases à bannir ? « Vous pouvez y arriver ! » « Ne vous découragez pas ! » Ou, pour ceux qui sont endettés, il ajoute que ce n’est jamais efficace de leur dire qu’ils peuvent faire appel à l’aide d’un tiers. Pour lui, il faut leur offrir une protection absolue. « Si vous n’avez pas d’argent, je vous en donnerai. Si vous n’avez nulle part où dormir, je vous aiderai. » Mais Yukio insiste sur le fait que ça doit être un don gratuit, inconditionnel. Alors, seulement, un peu de lumière peut commencer à percer les ténèbres dans lesquelles ils étaient plongés.
« Personne ne veut jamais vraiment mourir »
« Personne ne veut jamais vraiment mourir », estime-t-il, en précisant qu’il s’appuie sur deux décennies d’expérience sur le terrain. Il ajoute qu’il tient toujours parole. Les cinq premières années, il a dépensé près de 30 000 dollars US de sa poche (aujourd’hui, le gouvernement a commencé à soutenir son ONG). Il offre à ceux qu’il sauve le gîte et le couvert, et même un travail s’il le peut. En moyenne, ils restent plusieurs semaines. « Tout le monde pense que dans l’appartement où sont logées ensemble ces personnes à risque, tôt ou tard, quelqu’un finira par trouver le moyen de mettre fin à ses jours. Mais en 18 ans, ce n’est jamais arrivé. »
Yukio s’étonne quand on l’appelle jisatsu-boushi, une personne qui empêche les suicides. « Je suis plutôt ‘jinmei-kyujo’, un ‘sauveur de vies’ », explique-t-il. Pour lui, il ne s’agit pas de retirer le couteau des mains de celui qui tente de se couper les veines, mais plutôt de repêcher quelqu’un qui est en train de se noyer. « C’est la personne, avant tout, qui veut être sauvée. Je lui permets simplement de reprendre pied. »
Vers 5 heures du matin, un volontaire est de retour après avoir sillonné la côte. Que cherchent-ils ? « Des gens seuls et qui semblent ternes ou abattus », répond Yukio Shige. Les volontaires parcourent les falaises qui s’étendent sur près d’un kilomètre et qui sont souvent pleines de touristes. Yukio assure que la présence de la foule ne dissuade en aucun cas les tentatives de suicide. « Il suffit que la météo soit bonne, et c’est en général entre 20 heures et minuit. Personne ne saute quand il pleut ou que le ciel est nuageux », ajoute-t-il.
« Si vous les croisez, dites bonjour, ça ne coûte rien »
Ce jour-là, le ciel est particulièrement ensoleillé. Au bout de dix minutes de « patrouille » le long de la côte, un volontaire commence à faire signe qu’il y a quelqu’un. Ils parviennent à le convaincre de les accompagner dans un café. L’homme en question porte un sac à dos noir, un jean et un masque taché. Il ne marche pas vraiment, il semble plutôt se traîner, et il a un tic nerveux. Un assistant montre un morceau de papier contenant un testament, que l’homme avait dans sa main. Yukio s’assied à côté de lui et commence à lire à haute voix le contenu de la lettre : « Mon esprit est épuisé. Plus rien de nouveau ne peut survenir dans cette vie qui est la mienne. J’ai perdu chaque bataille. Je suis heureux que le rideau tombe enfin sur cette p**** d’existence. »
Ce qui suit ressemble presque à un interrogatoire de police. Pas de fausse sympathie, mais des informations précises sur son travail, son état civil, des informations sur sa famille. Avant de devenir volontaire, Yukio Shige a travaillé 40 ans dans la police. Il semble contrôler parfaitement la scène. Avec une voix persuasive et énergique, il lui fait sortir un porte-monnaie contenant 10 000 yens (77 euros), mais Yukio sent qu’il y a plus. Il lui demande combien il a sur son compte bancaire, et l’homme parle de 3 000 yens (23 euros). « À qui avez-vous volé cela ? » demande-t-il ?
Il s’est avéré qu’après des années d’humiliations dans sa famille, par désespoir, il a fini par voler l’équivalent de 1 000 dollars dans un supermarché où il travaillait. Puis il a erré durant des mois dans différentes préfectures, avant de finir par tenter de se suicider. Il a finalement pu être sauvé par l’ONG fondée par Yukio. Ce dernier montre un livret contenant plusieurs dizaines de photos de personnes « repêchées ». Elles sont montrées de dos, quelques instants avant d’être abordées par un des volontaires, et toutes ont été sauvées. Yukio a fait imprimer ce livret pour montrer aux nouveaux volontaires comment repérer ces âmes perdues. « Si vous les croisez, dites bonjour. Ça ne coûte rien », insiste-t-il.
(Avec Ucanews)
CRÉDITS
Ucanews