Certes, les quatre provinces les plus méridionales – Satun, Yala, Narathiwat et surtout Pattani, depuis toujours la plus remuante – où la population musulmane, de race malaise, est prépondérante, ont de temps immémoriaux été une écharde au pied de la Thaïlande, bouddhiste à 95%. Mais les griefs anciens de la région vis-à-vis du gouvernement central ont beaucoup perdu de leur intensité au cours des ans, et les tendances séparatistes qui s’y manifestèrent dans le passé n’y sont plus guère perceptibles: une certaine décentralisation satisferait sans doute la majorité des électeurs. A quoi donc pourrait correspondre un trafic d’armes aboutissant en ces zones apparemment revenues au calme ?
Bien sûr, reste toujours présent, chez les gens du cru, le sentiment d’être – parce que ruraux, moins évolués, peu entreprenants – plus ou moins délaissés, voire méprisés par les fonctionnaires de Bangkok. Les différences ethniques et religieuses jouent aussi un rôle dans ce sentiment d’exclusion. La population locale apprécie néanmoins la sécurité rétablie ainsi que le développement économique de ces dernières années, encore que, localement, la baisse sur le marché du caoutchouc, principale ressource financière, soit aggravée par la hausse de prix des denrées indispensables telles que le riz. Une partie de la jeunesse prête donc assez facilement l’oreille aux promesses de sirènes venues d’au-delà des mers et qui font miroiter à ses yeux un avenir glorieux dans une société idéale…
Ceci explique le succès populaire relatif de Sorayuth Sakulnasantisat, récemment arrêté (8). Il est pourtant chiite alors que l’islam thaïlandais est sunnite à 99%. Il a, durant plusieurs années, été soutenu par les cercles militaires thaïlandais qui croyaient que ses activités joueraient en faveur de l’union nationale. Il avait été, dans les années 80, membre des services de sécurité de l’armée en lutte contre les groupes communistes, séparatistes, ou simplement criminels, qui tenaient, à ce moment là, le midi thaïlandais sous leur coupe. Pour s’attirer les faveurs de la population locale, et s’assurer de sa collaboration, les militaires avaient alors encouragé le « mouvement missionnaire musulman » dont Sorayuth se prétendait le porte-parole. Ils ignoraient sans doute son allégeance à Téhéran. Bientôt « brûlé » cependant aux yeux de l’armée, il avait, durant les deux dernières années précédant son arrestation, parcouru les très sensibles régions du sud, ralliant à sa cause d’anciens meneurs sécessionnistes réduits depuis peu à la clandestinité, créant ainsi un réseau relativement important de fidèles intégristes – on les estimait à plusieurs centaines, ils sont en fait plusieurs milliers ! – disposant de ressources financières non négligeables, que l’on suppose être d’origine étrangère.
Le personnage ne manquait pas de charisme et ses talents d’orateur étaient certains. Il organisa non sans succès de nombreuses et importantes manifestations, qui parfois se soldèrent par des incidents violents, lesquels ne pouvaient qu’aggraver la tension avec le gouvernement central. Sur sa lancée « fondamentaliste », il ne manquait pas non plus de critiquer la bureaucratie de Bangkok, d’éreinter les initiatives de l’armée, et d’attaquer les mollahs, les religieux en place, et même le « Chula Rajamontri », instance supérieure de l’islam thaïlandais (9), unanimement reconnue et respectée dans tous les milieux.
L’ambassade iranienne à Bangkok est loin d’être innocente dans cette montée de l’intégrisme. Ses employés traduisent dans les dialectes locaux des tracts politico-religieux qui sont ensuite diffusés dans les communautés musulmanes. Le ministère des Affaires étrangères a fort à faire pour les rappeler périodiquement à l’ordre en raison de leurs manquements au devoir de réserve. Tout récemment, 10 jeunes thaïlandais, qui ont terminé leurs études à Téhéran, sont rentrés au pays pour y mener leurs activités missionnaires. 90 autres sont aussi de retour après avoir suivi un entraînement paramilitaire en Lybie, pays avec lequel la Thaïlande n’entretient pas de relations diplomatiques depuis belle lurette (10).
Dans l’état actuel des choses, affirme un membre d’une association islamique, il suffirait d’une étincelle pour mettre le feu aux poudres. Beaucoup de jeunes, dit-il, sont maintenant « intoxiquésTout en affirmant n’avoir aucun intérêt pour le chiisme militant d’un Sorayuth Sakulnasantisat, se méfiant aussi de ses accointances antérieures avec l’armée et de son attitude courtisane vis-à-vis de l’Iran, nombreux sont pourtant ceux qui avouent voir dans son message le reflet de la réalité qu’ils vivent, en même temps qu’un début de réponse à leurs interrogations. Ils subissent la séduction du fondamentalisme sans en éprouver encore la perversité.