Eglises d'Asie

CHINE 1992 L’ENJEU CULTUREL DE L’OUVERTURE

Publié le 18/03/2010




La Chine sans muraille ? C’est ce que semblaient souhaiter les producteurs du téléfilm `Heshang’- “L’agonie du fleuve” (1). Les événements de Tiananmen leur ont apporté un cruel démenti. La “grande muraille” existe toujours. Non plus tellement la “grande muraille” de pierre, aujourd’hui sillonnée par les touristes de tous pays, car la Chine n’a jamais été aussi ouverte aux échanges internationaux. 

Mais bien plutôt une “grande muraille” psychologique. Les publications récentes de Alain Peyrefitte mettent en relief cette barrière morale sous le thème général: `Un choc de cultures’. L’ambassade de Lord Macartney à Pékin il y a deux siècles est révélatrice de la différence culturelle entre le monde occidental et le monde chinois. Après le récit historique de cette ambassade, publié sous le titre, “L’empire immobile” (1989), Peyrefitte invite ses lecteurs à s’attarder sur l’abondante documentation qu’il a pu réunir à cette occasion. En 1991, il publie la traduction de ses documents en chinois sous le titre, “La vision des Chinois”. Il annonce la publication d’un tome 2, “Le regard des Anglais”, qui sera suivi d’un tome 3, “L’oeil des missionnaires”. De chacun de ces points de vue, nous sommes en mesure de contempler longuement deux grandes traditions culturelles en méditant sur leur affrontement.

 

Citons Peyrefitte dans son introduction à “La vision des Chinois”, page CXIV:

“…L’ensemble du peuple chinois façonne, de l’antiquité de sa civilisation, une nouvelle ‘grande muraille’, qui ne saurait être contournée, puisqu’elle se dresse dans les têtes. Ce rempart psychologique, c’est le concept du primat universel de la Chine, à condition qu’elle vive à l’écart des peuplades grossières qui seraient bien capables de la bousculer, de l’humilier, de l’altérer… La Chine se suffit à elle-même; elle n’a pas vocation de s’imposer au dehors par les armes; elle tire sa supériorité de ses moeurs et de ses rites” (2).

Sans préjuger de ce que sera le contenu du tome 3, “L’oeil des missionnaires au temps de la Révolution française”, essayons ici d’exposer ce que peut percevoir l’oeil d’un missionnaire d’aujourd’hui face à une Chine en pleine évolution. Je m’attacherai à dégager les aspects culturels de cette évolution sous trois chefs de chapitre qui retiennent particulièrement l’attention des occidentaux: le mouvement démocratique, la question des droits de l’homme et le rôle du christianisme.

 

I – QUELLE DEMOCRATIE ?

Le mouvement démocratique, qui s’est développé peu après la mort de Mao Zedong en 1976, a retenu l’attention des observateurs étrangers. C’était la fin de la Révolution culturelle, la chute de la `bande des quatre’. Le 3ème plenum du XIème Congrès du Parti communiste lançait une politique résolue d’ouverture et d’émancipation en décembre 1978. Cette poussée démocratique récente a été jalonnée par le “Manifeste” de Li Yi Zhe (3) à Canton dès 1973, puis par les “Dazibaos” (4) affichés sur le mur de Xidan à Pékin, en 78 et 79. Ces requêtes de liberté d’expression, ces critiques d’une bureaucratie paralysante et génératrice de corruption étaient ensuite reprises sous différentes formes: critique idéologique de l’aliénation sous régime socialiste et remise en valeur de l’humanisme de Marx au cours des années 1982-83, mouvements étudiants en décembre 1986 et, finalement, manifestations des étudiants sur la place Tiananmen en avril-mai 1989 à la suite de la mort de Hu Yaobang, l’ancien secrétaire du Parti favorable aux réformes.

La tradition chinoise de démocratie

Les appels à la liberté des étudiants sur la place Tiananmen ont fait vibrer le monde entier grâce à la présence à Pékin de nombreux journalistes de tous pays venus en Chine à l’occasion de la visite de Gorbatchev. De même, le mouvement démocratique des années précédentes éveillait des échos dans le monde grâce à la politique d’ouverture internationale de la Chine. Il serait pourtant hâtif de juger des destinées démocratiques de la Chine sur la base de ce seul mouvement. Les historiens devront dégager les aspects spécifiques de cette phase particulière des aspirations chinoises à la démocratie. Il faudra sans doute montrer comment ce mouvement d’émancipation des esprits porte les traces de la décennie antérieure de Révolution culturelle. Il en hérite un dynamisme révolutionnaire critique de l’appareil bureaucratique; il est lourd de frustrations et d’espoirs déçus. C’est d’abord un mouvement de la jeunesse étudiante et des intellectuels.

A ce titre, le mouvement démocratique des années 80 se rattache au “Mouvement du 4 mai 1919”. La jeunesse universitaire de l’époque, chauffée par des intellectuels d’avant-garde tels que Chen Duxiu, Hu Shi, Cai Yuanpei et l’écrivain Lu Xun (5), aspirait à la liberté et à la naissance d’une Chine nouvelle. Après la Révolution de 1911 et la fondation de la République de Chine sous la présidence de Sun Yat-sen, la Chine était bien vite retournée à des moeurs féodales sous la tyrannie des “Seigneurs de la guerre”. Le `Triple démisme'(6) de Sun Yat-sen – nationalisme, démocratie et subsistance du peuple – était resté lettre morte. Les empiétements du Japon et des puissances coloniales étaient entérinés lors de la signature du traité de Versailles à la fin de la première guerre mondiale. La Chine était humiliée. Le grand pays était jugé malade. Comment guérir la Chine de ses faiblesses ? Quelles en étaient les causes ? La jeunesse universitaire des grandes villes se soulève et se rallie autour des deux slogans de `science’ et de `démocratie’.

Deux voies s’ouvrent alors: s’attaquer aux problèmes économiques et politiques en s’efforçant de les résoudre un par un de manière pragmatique; c’est la voie proposée par Hu Shi, formé en Amérique. L’autre voie, plus révolutionnaire et radicale, consiste à recourir à une idéologie de développement social, à l’un des `ismes’ alors en vogue: anarchisme, populisme, socialisme ou marxisme. Les jeunes Chinois, gonflés d’idéal moral et de rêves grandioses, penchent naturellement pour cette seconde voie.

Essor et déclin de l’idéologie marxiste

Le succès de la révolution bolchévique en octobre 1917 est salué par Li Dazhao (7) comme un grand mouvement libérateur et humanitaire, vainqueur de la bureaucratie tsariste. Le marxisme lui paraît à la fois scientifique et démocratique. C’est par une loi scientifique de l’histoire que le peuple opprimé finira par briser ses entraves. Les révolutionnaires les plus dynamiques choisissent alors le marxisme pour construire une Chine nouvelle.

Le marxisme convenait-il à la tradition culturelle chinoise? En 1919, les jeunes révolutionnaires chinois ne se posent guère la question et n’hésitent pas à emprunter un modèle étranger. Leur choix répond pourtant à certaines motivations profondément ancrées dans la mentalité chinoise. Le marxisme est un messianisme populaire. L’histoire de la Chine est jalonnée de soulèvements paysans. Depuis le 3ème siècle avant notre ère, le philosophe confucéen Mengzi (8) a reconnu le droit du peuple à interrompre le mandat d’une dynastie corrompue. Le mot `geming’ pour `révolution’ signifie rupture du mandat céleste confié à l’Empereur fils du Ciel. Lorsqu’un souverain moralement déchu n’est plus en mesure d’harmoniser le Ciel et la Terre et que le désordre règne dans le pays, il revient au peuple de renverser ce désordre établi. Ce genre de révolution mène à porter au pouvoir une nouvelle dynastie plus capable d’oeuvrer au bien du peuple. Il ne s’agit en aucune façon d’instaurer un pouvoir du peuple. Les soulèvements périodiques n’en véhiculent pas moins des idéaux égalitaires inspirés des courants religieux taoïste, bouddhiste et plus récemment chrétien, comme c’est le cas pour la révolte des Taiping au milieu du XIXème siècle. Mao Zedong reprend, au nom du marxisme, ce messianisme traditionnel des mouvements paysans. Pour la première fois dans l’histoire chinoise, il ne s’agit plus de mettre en place une nouvelle dynastie, mais d’instaurer un pouvoir populaire. Mao Zedong en dessine les grandes lignes dans son ouvrage “Démocratie nouvelle” en 1940 (9). La mise en oeuvre de cette démocratie populaire est confiée à la dictature du Parti communiste.

Outre cette longue tradition de messianisme populaire, une autre raison prédispose les Chinois à faire le choix marxiste. C’est leur culte du savoir et de la science moderne. L’option marxiste offre toutes les apparences d’une science parfaite de l’histoire et de la société. Le déterminisme historique est interprété par Li Dazhao comme une doctrine libératrice de tous les fatalismes aveugles (10). Au début du XXème siècle, le respect des intellectuels chinois pour la science est une véritable foi. Avant de croire au matérialisme dialectique, ils ont cru à l’évolutionnisme de Darwin popularisé par les écrits de Yan Fu vers 1895 (11). L’évolutionnisme montrait au peuple chinois comment lutter pour sa survie. Seul un pays fort et prospère peut être compétitif. Les théories réputées scientifiques de l’évolutionnisme et du matérialisme dialectique revêtent en Chine un prestige essentiellement moral. Il s’agit d’une foi quasi religieuse dans le destin de la Chine et de son peuple. C’est reprendre la “loi du destin” (Tianming) sous une forme séculière.

On devine quel peut être aujourd’hui le désarroi des vétérans du marxisme chinois devant l’effondrement des sociétés communistes les plus anciennes. Qu’en est-il donc du mouvement nécessaire de l’histoire ? De nombreux pays du monde abandonnent les dogmes idéologiques et s’orientent vers des formes de démocratie adaptées aux exigences économiques de survie ainsi qu’aux requêtes culturelles de leurs peuples. En Chine même, il faut bien constater une `crise de foi’ dans le communisme. Cette crise sévit à la fois dans les milieux académiques et au sein du peuple. Les théoriciens sont conscients des faiblesses du système, le peuple ne croit plus aux sermons idéologiques de cadres souvent corrompus. Les dirigeants ne maintiennent le communisme que par souci d’ordre et de stabilité. Mais nombre d’entre eux savent qu’il est urgent de renouveler le tissu politique en développant des formes de socialisme plus démocratiques.

Les aléas du choix démocratique

La démocratie est-elle possible en Chine ? Quelle démocratie ? Et qu’est-ce que la démocratie ? Soucieuse de bien se situer dans le monde moderne, la Chine est à nouveau tentée de chercher des modèles à l’extérieur. Dans les conditions présentes, un débat ouvert peut d’ailleurs difficilement être tenu à l’intérieur du pays. Pour comprendre les préoccupations chinoises en ce domaine, il nous faut porter le regard vers certains lieux de réflexion chinoise en dehors de Chine. Référons nous ici à des débats qui ont pris place récemment à Paris en septembre 90 et à Singapour en décembre de la même année.

a) Paris, septembre 1990: l’université d’été de la démocratie (12)

Certains étudiants et intellectuels, obligés de quitter la Chine après la répression de Tiananmen, ont trouvé refuge à Paris. Ils y ont fondé la “Maison chinoise de la démocratie”. Soucieux de comprendre quel type de démocratie conviendrait à la Chine, ils organisent au Centre Sèvres une université d’été de la démocratie du 12 au 15 septembre 1990. Ils invitent une douzaine de professeurs qualifiés à leur présenter les aspects politiques, juridiques, économiques et sociaux de la démocratie. Les exposés évitent l’abstraction. Les conférenciers analysent l’histoire de la démocratie en Europe, le fonctionnement actuel de la démocratie aux Etats-Unis et en France, l’expérience hongroise vers un Etat démocratique et la sortie du communisme des autres pays de l’Est. Un seul exposé, celui d’Angelo Petroni, président de la Fondation des libéraux italiens, aborde la question fondamentale: “Qu’est-ce que la démocratie?”

Sa vision des choses laisse probablement les Chinois sur leur faim. Il présente la démocratie comme un instrument au service de la liberté, et définit le contenu de la liberté comme absence de coercition. Pétroni se réfère à un ouvrage de Karl Popper – “La société ouverte et ses amis” – traduit en chinois en 1988. Le système démocratique y est présenté comme un ensemble de règles institutionnelles ayant pour fonction d’éviter que le gouvernement ne devienne oppressif. L’interprétation résolument libérale de Pétroni favorise une liberté purement négative, empirique et individuelle. Il rejette une conception plus positive de la liberté qui serait fondée sur une vision de la nature humaine. Porter l’accent sur la seule liberté positive mènerait, dit-il, à l’inquisition. La démocratie, pense-t-il, est un ensemble de méthodes de protection contre la tyrannie. Son exercice formel consiste en un pluralisme des partis, en des élections, des référendums, des règles constitutionnelles. Le seul aspect substantiel qu’il mette en relief est celui du respect des droits individuels. Il s’agit, note-il, de défendre le droit des individus et non celui de collectivités qui n’existent pas.

On ne peut être plus aux antipodes de la pensée chinoise. En Chine, la collectivité passe avant l’individu, et le système politique doit avoir une teneur morale. L’individu n’existe que par son appartenance à une unité familiale, locale, scolaire, professionnelle, syndicale, etc. Le devoir du citoyen est de `servir le peuple’ et au besoin de se sacrifier pour le peuple. L’Etat est conçu comme une grande famille au sein de laquelle doit s’exercer la vertu fondamentale du `xiao’, piété filiale, faite d’obéissance aux parents et de loyalisme envers le souverain. Laisser l’individu à lui-même serait provoquer une dislocation immédiate de toute la société.

En réalité, Pétroni fait appel à des valeurs personnelles qui ne sont pas imposées par le système politique mais qui n’en sont pas moins nécessaires à la vie du pays. C’est supposer acquis tout un code civil fait de sens des responsabilités, de rapports humains décents, de conscience professionnelle, voire de convictions morales et religieuses. Ces coutumes, droits et usages sont d’ailleurs protégés par un système juridique élaboré au cours des siècles.

b) Singapour, décembre 1990: démocratie libérale ou corporatiste ?

La petite République de Singapour, peuplée à 75% de Chinois, a pu être considérée comme un laboratoire de la modernisation chinoise. Le projet socialiste des gouvernants s’y est en fait accommodé de mesures capitalistes efficaces sous le signe d’un pragmatisme éclairé de la modernisation. A la différence de la Chine, il est vrai, cette ancienne colonie anglaise bénéficiait d’un système légal et éducatif de tradition britannique. Mais la mentalité de cette population de migrants chinois demeurait très marquée par la tradition confucéenne. Le débat actuel sur les choix démocratiques s’explique par la conjonction de ces deux courants culturels. Les intellectuels de formation occidentale s’impatientent d’une réglementation politique pointilleuse inspirée par un paternalisme chinois de ‘soin du peuple’ avec ses exigences de consensus. Ils se prononcent pour une démocratie plus libérale. Les dirigeants pour leur part, s’appuyant sur les résultats économiques obtenus, revendiquent les mérites d’un corporatisme qu’ils jugent indispensable à la cohésion sociale et à la poursuite du progrès.

De décembre 1990 à janvier 1991, le quotidien “The Straits Times” consacre sa rubrique `Comment/Analysis’ à l’examen du type de démocratie qui conviendrait à ce pays de culture asiatique à dominante chinoise. Phénomène symptômatique: les protagonistes du débat, Asad Latif et K. Shanmungam, ne sont pas eux-mêmes chinois, comme si les Chinois se tenaient sur la réserve face à cette idée étrangère de la démocratie. Le juriste K. Shanmungam, membre du Parlement, défend les mérites d’une démocratie libérale tout en formulant les conditions de son succès. Sa définition de la démocratie s’inspire de l’écrivain américain Jacques Barzun. Le terme `démocratie’, dit-il, exprime les idéaux de justice, d’égalité, de maintien de la dignité de l’individu et finalement de la souveraineté du peuple; l’épithète `libérale’ implique les présupposés suivants: intervention gouvernementale aussi limitée que possible, pluralisme social, acceptation de l’idée selon laquelle les vues de la majorité ne sont pas nécessairement correctes. Cet idéal démocratique, dit-il, est souhaitable, mais sa réalisation fait problème. On peut lui faire objection au nom du déclin des démocraties libérales occidentales: baisse de la moralité, entretien coûteux d’Etats-providences au détriment d’une éthique du travail, criminalité, stagnation économique, accent sur un individualisme destructeur du bien social. Comment oeuvrer à une démocratie libérale sans sombrer dans ces déviations ?

“Au départ, écrit Shanmungam, une société a besoin d’institutions fortes, d’un système juridique, d’un cadre politique et d’un niveau suffisant d’ordre social et de stabilité” (13).

Ces institutions, concède-t-il, ne peuvent prendre corps qu’au bout d’une longue période de temps. Dans le cas de Singapour, de la Corée du Sud et de Taiwan, l’accent a d’abord été mis sur la discipline, plutôt que sur la démocratie. C’était la condition nécessaire pour renforcer l’économie, construire une infrastructure, élever le niveau de vie de la population, lui inculquer une discipline sociale de base et développer le loyalisme de tous envers le pays. Aujourd’hui, chacun de ces Etats possède un fondement sur lequel développer son propre système démocratique, s’il le désire. Shanmungam croit-il vraiment que l’option libérale soit possible ? Citant Barzun, il déclare que “les Japonais, un peuple éminemment adaptable, ont pris cent ans pour développer leur propre système démocratiqueSingapour, Taiwan et la Corée du Sud peuvent-ils y parvenir au bout d’une génération de développement?

Le journaliste Asad Latif reproche à Shanmungam de ne pas donner un poids suffisant à une structure de pouvoir qui permette de développer les valeurs démocratiques. Une structure politique viable, argue-t-il, est celle qui peut assurer paix et stabilité. L’expérience de Singapour, affirme-t-il, est concluante. C’est “celle d’un Etat démocratique corporatif gouverné par une élite administrative, et légitimé par des élections périodiques, libres et honnêtes, suivant le principe du suffrage universel. Le gouvernement est l’arbitre final plutôt que le médiateur. La démocratie libérale n’est pas le meilleur moyen de servir le progrès politique” (14).

Shanmungam, aussi bien que Latif, sont au fond d’accord pour un type de démocratie réglementée par l’Etat. Le premier souhaite que l’Etat intervienne pour prévenir les déviations libertaires du libéralisme, le second admet qu’il puisse y avoir des modifications libérales du corporatisme pourvu qu’elles ne menacent pas l’ordre et la stabilité.

Face à cet alliage indécis de corporatisme et de libéralisme, deux professeurs occidentaux enseignant à l’université nationale de Singapour exigent des définitions plus précises du corporatisme comme du libéralisme: “Le terme `corporatisme’, notent-ils, a une riche histoire. Il a son origine dans la conception catholique européenne de la société comme communauté organique” (15).

Cette idée, poursuivent-ils, a été développée et appliquée aux nationalismes étatiques du XXème siècle: fascisme, régimes bureaucratiques autoritaires de l’Amérique latine, tendances collectivistes de certaines démocraties d’Europe occidentale. De ces développements modernes, ils tirent cette conclusion discutable: “Le corporatisme envisage un Etat fort qui ne soit lié à aucun groupe social particulierSi tel est le cas, ce genre de corporatisme n’a plus rien de catholique, la doctrine sociale de l’Eglise insistant sur le rôle des groupes intermédiaires, et sur la participation de tous les citoyens à la vie politique.

Nos deux professeurs réduisent en fait le corporatisme contemporain à une stratégie étatique de la gestion économique visant à promouvoir les intérêts de la communauté nationale. Ils montrent ensuite comment ce corporatisme est en contradiction avec toute forme de libéralisme: “Le corporatisme, disent-ils, défend le primat des buts de l’Etat sur les droits individuelsIls invitent Singapour à faire un choix radical:

” Si Singapour cherche à préserver une culture de piété filiale, il vaut peut-être mieux ne pas choisir le libéralisme comme idéologie dominante.

Si, au contraire, les Singapouriens jugent que les changements sociaux mènent à une mobilité sociale accrue, de sorte que les jeunes désirent plus de liberté dans leur famille et dans l’Etat, ils peuvent alors pencher pour la voie du libéralisme” (16).

Logique bien occidentale, étrangère à la conciliation des opposés chère à la tradition chinoise; pauvreté aussi d’une conception politique où l’individu est isolé face à l’Etat, et dépouillé de tout un tissu social de relations humaines.

II – QUELS DROITS DE L’HOMME ?

L’exercice d’une démocratie libérale repose sur une défense efficace des droits de l’individu. Ceci suppose un développement considérable de l’appareil juridique. La société américaine est vue par les Chinois comme offrant l’image d’un tourbillon de rapports conflictuels où des légions de juristes s’affrontent au profit de leurs clients et bien sûr à leur propre profit.

Les Chinois préfèrent la paix. Ils ne sont pas tentés par cette lutte de l’individu pour défendre ses droits. Ils tolèrent l’injustice par peur d’un plus grand mal. La faiblesse de leur système juridique suffit d’ailleurs à les dissuader d’agir.

La loi et les rites

La conception traditionnelle de la loi en Chine évoque d’abord un code pénal. Un analyste chinois contemporain écrit dans une revue de Hongkong:

” Alors que les termes chinois qui servent à désigner la loi, `fa’, `lü’, `xing’, renvoient immanquablement au châtiment et à la répression, sans rien comporter sur la garantie des droits, les “Lumières” occidentales continuent de développer la tradition grecque et romaine” (17).

Le même auteur est frappé par le caractère transcendant et absolu de la loi en Occident:

“Ce caractère transcendant, écrit-il, était emprunté au Dieu législateur du monde, de sorte que tous les hommes furent égaux devant la loi de même qu’ils l’étaient devant Dieu

Face à ce `droit naturel’ occidental, la Chine de tradition confucéenne postule un ordre social spontané, conforme à l’ordre cosmique, réglementé non par le droit mais par les rites (li).

L’objet du débat actuel est de savoir dans quelle mesure cet ordre rituel chinois peut tenir lieu de droit civil. Le rituel des relations humaines obéit aux normes de la piété filiale (xiao), de la bienveillance mutuelle (ren), et de la rectitude morale (yi). La hiérarchie sociale est une extension de la structure familiale. Chacun doit se comporter de manière appropriée à son statut et à sa fonction. Le rituel prend des formes très concrètes dans les coutumes locales que chacun doit respecter sous peine de se couper du groupe.

Les faiblesses de ce système ont été dénoncées depuis le début du siècle par les critiques modernes de la tradition confucéenne: inégalités dans l’application de la loi, les châtiments frappant d’abord le petit peuple alors que les coupables plus éduqués sont traités suivant les rites, c’est-à-dire rappelés à l’ordre par des semonces morales; favoritisme familial, la norme de piété filiale obligeant à couvrir les fautes de ses proches au détriment d’innocents faussement accusés; immobilisme et conservatisme social attachés au respect absolu de la coutume; hypocrisie des profiteurs et des exploiteurs qui ont l’art de déguiser leurs agissements sous le couvert de belles vertus morales. Dans le “Journal d’un fou”, Lu Xun dénonce ces abus de la morale officielle comme un “rituel mangeur d’hommes” (chi rende lijiao).

L’effort de modernisation et la naissance récente d’une société de consommation n’ont fait qu’accentuer les déviations de la morale traditionnelle. Suivant Confucius, “L’homme de bien recherche la droiture (yi); le médiocre recherche le profit (liUn slogan récent de la modernisation proclame: “Enrichissez-vous, construisez le socialismeRésultat: bien des jeunes, imitant en ceci leurs parents, laissent tomber les normes morales pour se procurer des biens matériels par n’importe quel moyen. L’expression chinoise “Xiang qian zou”, qui signifie “aller de l’avant”, est aujourd’hui interprétée avec un caractère différent pour “qian”, ce qui lui fait dire “aller vers l’argent”. La morale communiste, largement discréditée, cherche en vain à s’appuyer sur les normes confucéennes traditionnelles. Une crise générale de la foi idéologique accompagne le déclin de la morale.

Il est donc urgent, qu’on le veuille ou non, de faire appel à un code civil plus structuré et de rehausser le prestige des tribunaux. Les Chinois s’y appliquent sous forme de campagnes périodiques où l’on offre à la population des services juridiques dans les parcs publics sous le beau titre en deux grands caractères de “gouvernement par la loi” (fa zhi). Mais n’est-ce pas là encore un exercice esthétique dans cette civilisation où, semble-t-il, il suffit de bien écrire pour bien faire.

Les droits de l’homme dans les limites de la Chine

Comment échapper à tous les abus de pouvoir? Comment sortir d’une soumission passive à toutes les exactions? Du fait que l’individu en Chine n’est pas encore en mesure de défendre efficacement ses droits faute d’un code civil suffisamment développé et faute de tribunaux impartiaux, l’Etat chinois est en butte à des critiques sévères de la part des occidentaux. Sensibles aux violations multiples des droits de l’homme en Chine, les parlementaires américains remettent chaque année en cause le statut de la Chine comme partenaire commercial privilégié. Cette pression internationale a fini par alerter les autorités chinoises qui se sont penchées de plus près sur la question des droits de l’homme. En 1991, des délégations étrangères ont été autorisées à faire une enquête en Chine sur la façon dont les droits de l’homme y sont respectés. C’est ainsi qu’une délégation australienne a publié un rapport particulièrement sévère. Ces vues étrangères ont permis aux Chinois de mieux saisir ce que souhaitent les occidentaux.

Un livre blanc a été publié, le 1er novembre 1991, par les soins du Conseil d’Etat sous le titre, “Les droits de l’homme en Chine”. Le gouvernement chinois y défend sa cause. La situation présente est d’abord comparée avantageusement à la privation de tout droit dont souffrait la population autrefois, soumise qu’elle était à l’impérialisme, au féodalisme et au capitalisme bureaucratique. Le respect des droits de l’homme est ensuite rattaché au contexte historique du développement économique du pays et aux conditions particulières à la Chine. Le gouvernement de la Chine nouvelle a su réaliser le droit à la subsistance de son énorme population. Après les misères provoquées par les puissances coloniales occidentales, dit-on, la Chine indépendante a su offrir à son peuple les garanties de base de la vie et de la sécurité. Il n’est pas fait allusion au niveau de vie bien supérieur obtenu dans le même temps à Taïwan. Les droits politiques, poursuit le livre blanc, sont également plus étendus qu’autrefois. Le statut des paysans, des ouvriers et des femmes a été élevé, et bénéficie de garanties constitutionnelles. La Conférence consultative politique du peuple chinois, un organe du Front uni, assure une large représentation des divers groupes de la population, y compris des minorités ethniques et des religions. Le livre blanc passe ensuite en revue les progrès accomplis dans le respect du droit au travail, à l’éducation, à la santé. Il n’y est pas question des quelque cent millions de chômeurs actuels, ni du pourcentage encore important d’illettrés, surtout parmi les femmes. La section 4 offre une image idéale du fonctionnement du système juridique actuel, malgré la grande pénurie de juristes qualifiés, affirmant entre autres qu’il n’y a pas de prisonniers politiques en Chine. La section 6 déclare que les citoyens jouissent de la liberté de croyance religieuse. Cette liberté exclut toute ingérence étrangère dans les affaires intérieures des religions chinoises. C’est là un problème particulièrement aigu pour les catholiques chez qui la primauté pontificale est un article de foi. Le document se termine sur une double affirmation qui pourrait paraître contradictoire à un occidental, mais qui sonne bien chez les Chinois toujours soucieux d’équilibrer les opposés:

“L’ingérence dans les affaires intérieures des autres pays et les politiques de pression sous prétexte des droits de l’homme font obstacle à la réalisation des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Devant une telle situation, la Chine est prête à coopérer avec la communauté internationale en un effort constant et inlassable pour construire un nouvel ordre juste et raisonnable des relations internationales, poursuivant le but des Nations Unies de promouvoir les droits de l’homme et les libertés fondamentales

La Chine défend ainsi sa place dans l’ordre international tout en se réservant une interprétation particulière des droits de l’homme. Vision des choses à la fois marxiste et chinoise: marxiste, parce que les droits de l’homme sont considérés comme étroitement liés à un stade particulier de développement des moyens de production, et non pas fondés sur une vision universelle de la nature humaine; chinoise, parce que jalouse de la souveraineté nationale et d’une indépendance chèrement acquise.

Les droits de l’homme comme comportement humain

L’arrière-plan culturel de l’interprétation chinoise des droits de l’homme, indépendamment de toute allégeance marxiste, peut être vérifié dans certaines réflexions de M. Lee Kuan Yew, maître d’oeuvre du développement surprenant de Singapour. Plutôt que de `droits de l’homme’, M. Lee préfère parler de `comportement humain en général’. Voici ses réponses à une interview récente par `Point de vue mondial’, publiée dans la presse de langue anglaise de Singapour:

Point de vue mondial: “En principe, croyez-vous à une norme universelle des droits de l’homme et de la liberté d’expression ?”

M. Lee: “Ce n’est pas une question de principe, mais de pratique. Dans le monde actuel où les communications sont de plus en plus rapides, n’importe qui peut observer à la télévision la répression sur la place Tiananmen. Aujourd’hui, les transports sont subsoniques, mais dans vingt ans, vous voyagerez à des vitesses supersoniques…

Dans un tel monde, aucune société ne sera protégée des influences d’une autre. Mais ceci ne signifie pas que toutes les valeurs occidentales prédomineront. je veux seulement dire que si les valeurs occidentales sont en fait supérieures en tant qu’elles permettent des performances supérieures dans une société et l’aident à survivre, elles seront alors adoptées. Je crois en vérité que le processus est darwinien. Si l’adoption des valeurs occidentales diminue les perspectives de survie d’une société, elles seront rejetées. Par exemple, si trop d’individualisme nuit à la survie d’un pays aussi peuplé que la Chine, ça ne marchera pas” (18).

Sommes nous en présence d’un vrai Chinois, ou seulement d’un Chinois formé au Trinity College de Cambridge et fasciné par le scientisme évolutionniste du XIXème siècle? Il est vrai que toute une génération de Chinois est entrée dans le monde moderne avec cette optique. Dans leur approche de la modernité, les intellectuels chinois sont profondément marqués par un dualisme impénitent. Un principe, formulé au XIXème siècle par Feng Guifen, fait encore recette aujourd’hui: “Savoir chinois pour la substance, savoir occidental pour l’usage” (Zhongxue wei ti, Xixue wei yong). Les Chinois se réservent ainsi les avantages de la supériorité morale et de la culture, tout en empruntant à l’Occident les sciences et les techniques nécessaires au développement de leur pays. Cette dissociation pragmatique assure à la Chine une victoire morale aussi facile que factice et l’empêche de reconnaître les liens étroits qui unissent culture et progrès. En restant obstinément attachés à un tel principe, les Chinois veulent tout simplement atteler une Mercédès à une paire de boeufs. Rien en fait ne les empêcherait de tirer de la culture occidentale ce qui peut être intégré avantageusement à leur propre tradition. Les occidentaux, pour leur part, malgré leur ignorance générale de la Chine, savent apprécier à l’occasion les valeurs de la sagesse chinoise. Ceci dit, l’échange interculturel suppose que les valeurs essentielles puissent se couler dans le moule de deux structures mentales différentes. L’affirmation des droits de l’homme comme principe universel absolu s’est faite sur le mode philosophique abstrait de la pensée occidentale. La tradition philosophique chinoise, depuis le temps de Confucius, n’est pas spéculative et abstraite. Elle révèle la nature de l’homme en décrivant ses comportements. Face à l’exigence occidentale `droits de l’homme’, les Chinois interprètent `qualité des relations humaines’.

III – QUEL CHRISTIANISME ?

Lorsqu’ils craignent une ingérence étrangère dans leurs affaires intérieures, les Chinois s’inquiètent particulièrement des progrès du christianisme dans leur pays. Ils ont récemment mené des enquêtes sur le rôle joué par les chrétiens dans l’effondrement des régimes communistes en Europe de l’Est et en Union soviétique. Par contrecoup, le Parti communiste chinois a renforcé sa politique de `liberté religieuse’, c’est à dire de stricte intégration du christianisme à l’ordre socialiste au nom même de l’indépendance nationale.

La résurgence d’un contentieux ancien

Le soupçon ne date pas d’aujourd’hui. Depuis quatre siècles, la Chine s’est sentie menacée en son ordre rituel par cette religion qui semble bouleverser l’harmonie sociale et cosmique en proclamant tous les hommes égaux dans leur relation à un Dieu souverain. Les chrétiens ont souvent été considérés comme traîtres à l’Empire en raison de leur appartenance à la grande famille catholique gouvernée par un étranger, le pape `empereur de la religion’. Les catholiques ont d’ailleurs aggravé leur cas au XVIIIème siècle en refusant de s’associer aux rites en l’honneur de Confucius et des ancêtres, preuve manifeste de leur manque de loyalisme envers l’Etat chinois.

L’ordre rituel contemporain s’exprime dans la nouvelle terminologie d’un régime populaire apparemment critique de l’ordre ancien. Il ne s’agit plus de sacrifier à l’empereur, bien sûr, mais il est requis de se soumettre sans réserve à la hiérarchie bureaucratique du Parti et à ses directives, quelles qu’elles soient. Le christianisme a le droit de subsister, à condition de devenir complètement chinois, c’est-à-dire parfaitement conforme à l’ordre politique établi. Les relations avec les chrétiens des autres pays ne sont tolérées que si elles obéissent aux principes de l’égalité et du respect mutuel, c’est-à-dire si les chrétiens étrangers approuvent sans réserve l’ordre chinois et s’abstiennent de toute critique. Ils doivent, entre autres choses, admettre qu’il n’y a pas de violation des droits de l’homme en Chine, même dans le cas d’avortements forcés ou d’élimination de petites filles à la naissance (18).

Les formes nouvelles de l’intrusion chrétienne

Cette crainte chinoise viscérale est d’ordre culturel. On la rencontre sous une forme analogue chez un Lee Kuan Yew à Singapour. Les réponses de celui-ci aux remarques de “Point de vue mondial” sont à nouveau révélatrices:

Point de vue mondial: “L’intellectuel chinois Liu Binyan, maintenant exilé aux Etats-Unis, a critiqué l’abstentionnisme japonais sur la question du respect des droits de l’homme en Chine. Il a encouragé les Etats-Unis à continuer de faire pression pour les droits de l’homme en Chine. Qu’en pensez-vous?”

M. Lee: “…Bien sûr, les Américains ont essayé de convertir tout le monde au christianisme…D’autres viennent simplement faire du commerce et vous laissent tranquilles, mais les Américains débarquent et cherchent à vous convertir. Aujourd’hui, ce n’est pas le christianisme mais ce sont les droits de l’homme et la démocratie à l’américaine. Les dirigeants chinois appellent ça l’impérialisme des droits de l’homme” (19).

M. Lee Kuan Yew s’en prend ici à deux sortes de prosélytisme intempestif: celui des évangélistes, plus ou moins fondamentalistes, qui risquent de provoquer des frictions sociales; celui aussi des messagers d’un Evangile social, moins religieux sans doute, mais peut-être plus dangereux pour l’ordre établi. Il a d’ailleurs prouvé à Singapour son impatience à l’égard des protestants contestataires et des théologiens catholiques de la libération (20).

La poussée évangéliste en Chine au cours de la dernière décennie est un fait dont les dirigeants chinois tentent de prendre la mesure. Ils s’inquiètent en particulier des progrès du christianisme dans les milieux de l’éducation (21). Les enseignants de la langue anglaise venus d’Amérique, en sont, pensent-ils, responsables (22). Mais ils connaissent aussi le dynamisme des nombreux évangélistes chinois formés en Amérique, à Hongkong ou à Taïwan. Ces prédicateurs itinérants sillonnent tout le pays et tiennent des assemblées dans les maisons privées sans obtenir de permission officielle, échappant ainsi au contrôle du Mouvement patriotique des Trois autonomies (23).

Parmi les catholiques, la diffusion de l’Evangile n’est pas aussi rapide. Mais les autorités communistes ne s’inquiètent pas moins de la solidité des communautés catholiques paysannes et de leur fidélité inébranlable au pape, quelles que soient les pressions exercées sur elles. La politique de liberté religieuse, formulée par le Parti dans son “Document 19” de 1982, visait à autoriser un exercice limité du culte dans les grandes villes en vue de réorienter les croyants vers un service actif de la société. Quelques séminaires devaient éduquer des prêtres activistes, capables de guider les chrétiens vers une forme sécularisée de la religion. Les catholiques de leur côté ont profité de cette petite marge de liberté pour faire revivre leurs communautés jusque dans les villages les plus reculés.

Nouvelles approches chinoises du christianisme

Soucieuses de mieux saisir les causes de ces progrès malvenus de la religion, les autorités communistes ont autorisé un certain nombre de recherches et de publications concernant la religion. Bien que souvent d’inspiration marxiste, ces travaux permettent de mieux comprendre comment le christianisme fait son chemin dans la société chinoise contemporaine.

a) La religion sous régime socialiste

“La question religieuse à l’ère socialiste chinoise” est le titre d’un ouvrage publié par l’Académie des sciences de Shanghai en avril 1987, puis traduit en anglais et publié à New York en 1991 (24). L’éditeur, Luo Zhufeng, et son équipe abordent la question religieuse sous un angle sociologique, ce qui leur permet d’éviter les arguties théoriques habituelles de la dogmatique marxiste. Leur approche est empirique. Ils étudient le comportement des croyants sous régime socialiste, et constatent que les chrétiens en particulier s’adaptent au socialisme, prenant une part active aux tâches de modernisation du pays. En Chine socialiste, notent-ils, l’exploitation de classe a été abolie. La religion ne peut plus être un moyen d’exploitation. Il leur reste à expliquer comment les croyances religieuses peuvent persister, une fois taries les sources économiques de l’illusion religieuse. Ils en cherchent les causes dans une phénoménologie de la religion. Ils relèvent cinq traits caractéristiques de la religion: enracinement populaire, longue durée, liens internationaux, complexité, conscience minoritaire. ils reconnaissent également que les souffrances sont loin d’être éliminées en un stade encore primitif de la construction socialiste. Les malheureux qui désespèrent ont encore recours au réconfort que représentent le rêve du ciel et l’appartenance à une communauté fraternelle. Malgré cette conception marxiste de la religion comme illusion, les auteurs reconnaissent que, dans certaines régions comme le Nord-Jiangsu, le christianisme évolue vers des valeurs éthiques positives. De même, les pêcheurs catholiques de la région de Shanghai se montrent mieux disposés à coopérer aux programmes de modernisation, et leur productivité s’est accrue.

Cette adaptation des chrétiens aux tâches de la modernisation invite peut-être les auteurs à réfléchir aux aspects généraux de la religiosité chinoise. Ils en relèvent les aspects suivants:

– une idée du Ciel très éloignée de la perception judéo-chrétienne du Dieu personnel;

– l’accent porté sur l’unité du Ciel et de l’homme;

– le primat des préoccupations éthiques sous l’influence de la tradition confucéenne;

– la soumission de la religion à l’ordre politique;

– une atmosphère de tolérance favorisant l’assimilation des divers courants religieux;

– l’état primitif des croyances religieuses populaires (destin, esprits, sorts, divination).

Dans l’histoire chinoise, notent-ils, ces aspects fondamentaux de la religiosité chinoise ont été harmonisés et codifiés dans l’ordre confucéen. Cette enquête historique les amène à formuler une remarque étonnante:

“Dans notre pays, écrivent-ils, ‘la condition préalable à une critique de tout le reste’ n’est pas la critique de la religion, mais la critique de l’idéologie féodale, patriarcale et rituelle

C’est là un écart de taille par rapport à la critique marxiste de la religion comme symbole essentiel de l’aliénation. C’est aussi rejoindre la distinction habituellement faite en Chine entre religion et superstition. Mais il resterait à faire une critique sérieuse des formes actuelles de l’ordre féodal, ce que nos auteurs se gardent de faire.

Le christianisme est-il appelé à faire une telle critique? L’histoire, disent nos auteurs, est révélatrice de deux aspects de la religion: elle peut être instrument d’exploitation par le pouvoir; elle peut être aussi force libératrice. Certains mouvements de libération ont été inspirés par la religion. Mais ce rôle libérateur n’a plus de raison d’être en régime socialiste, la libération ayant été accomplie par le Parti communiste. En toute logique, seul le premier aspect de la religion peut désormais subsister. Mais, dit-on, le gouvernement socialiste étant un régime populaire, la religion ne peut plus être un instrument d’exploitation du peuple. N’est-ce pas là arrêter arbitrairement le mouvement de l’histoire? Quarante ans de socialisme suffiraient-ils à modifier deux mille ans d’histoire religieuse?

Il est vrai qu’un courant de pensée officiel catholique adopte assez bien cette vision des choses. Des articles parus dans la “Documentation catholique” de Shanghai interprètent en ce sens les enseignements du Concile Vatican 2 sur le service de l’homme. La théologie de la libération elle-même est interprétée dans le sens d’un service de la modernisation du pays (25). Chez les protestants, les théologiens ralliés au Mouvement patriotique des Trois autonomies élaborent également une pensée parfaitement inféodée au pouvoir.

b) Le prophétisme chrétien peut-il être éliminé ?

Se plaçant uniquement du point de vue sociologique, l’ouvrage “Religion en Chine socialiste” tend à ignorer ou même à rejeter la `vision spirituelle’ propre à la foi chrétienne. A Pékin, l’Institut pour l’étude des religions mondiales de l’Académie des sciences fait une analyse plus fine et plus objective de la pensée chrétienne. Le professeur Tang Yi, en particulier, a publié, en août 1991, un article en anglais intitulé “Le christianisme chinois en développement” (26). Il y fait la part du message prophétique enraciné dans la tradition judéo-chrétienne. Les prophètes et Jésus lui-même, en effet, n’ont pas hésité à sacrifier leur vie pour porter témoignage aux valeurs du Royaume: vérité, justice, amour et liberté. Ils oeuvraient ainsi à libérer l’homme du pouvoir oppresseur de son péché et des structures sociales injustes. De telles requêtes peuvent-elles trouver place dans un christianisme chinois?

“L’Eglise, écrit le professeur Tang Yi, est assez réaliste pour faire face à la nécessité absolue de passer des compromis avec un gouvernement qui demande un conformisme total, de la part des citoyens et communautés au nom du loyalisme politique. Les Eglises catholique aussi bien que protestante en font un acte de patriotisme…

En soulignant l’importance absolue du patriotisme, les Eglises catholique et protestante ont sous-estimé, voire éliminé les traditions prophétiques du christianisme qui préconisaient l’esprit de l’Evangile et le Royaume de Dieu comme défis au monde séculier…

Toute critique ouverte et sérieuse des autorités séculières mettrait en péril la respectabilité de l’Eglise et serait qualifiée de `provocation au désordre social’. Les Chinois, semble-t-il, ont un sentiment très fort et exagéré de l’harmonie sociale… L’idéal chinois de la société est celui d’une grande famille. Il n’y a pas lieu, pense-t-on, de diviser le pouvoir par une opposition”.

Dans ces conditions, comment un christianisme authentique peut-il se développer en Chine? Le professeur Tang Yi envisage trois voies possibles:

a) Christianisation de la culture chinoise; la mentalité séculière et anthropocentrique serait supplantée par un esprit transcendant et christocentrique. Quelles sont les probabilités d’un tel changement? Dans le cas de Taiwan, plusieurs décennies d’une évangélisation libre et massive n’ont réussi à convertir que 2% de la population, des aborigènes pour la moitié.

b) Sinisation du christianisme: à l’instar du bouddhisme, le christianisme serait absorbé par la culture chinoise, devenant une religion anthropocentrique et sans péché. Pareille évolution semble peu probable, étant donné l’absence de précédent: dans l’histoire chinoise, le christianisme a toujours été soucieux de conserver la pureté de sa doctrine.

c) Intégration limitée d’une sous-culture chrétienne minoritaire: ce christianisme minoritaire retiendrait sa portée prophétique. La population s’y habituerait sans que la grande tradition culturelle chinoise soit mise en péril.

C’est là pratiquement, conclut le professeur Tang Yi, la solution la plus vraisemblable. Il n’a sans doute pas tort, à condition de n’attribuer à l’expression `sous-culture’ aucun sens péjoratif. La situation du christianisme en Chine rejoindrait ainsi le destin des communautés chrétiennes devenues minoritaires dans un Occident sécularisé.

c) L’apport culturel chrétien

Le professeur Tang Yi ne dégage pas suffisamment comment pourrait se présenter une minorité culturelle chrétienne dans l’ensemble de la société chinoise. Il pense d’abord à une Eglise minoritaire tolérée par son environnement, un peu suivant le mode d’insertion ethnique des minorités musulmanes. C’est accorder trop peu d’importance au rayonnement social qu’exige la vocation prophétique des chrétiens. Il ne semble pas envisager non plus le cas des intellectuels chinois qui se rallient aux idéaux chrétiens sans pour autant appartenir à une Eglise. Il est pourtant familier d’un groupe d’universitaires chinois qui se passionnent pour le contenu théologique de la tradition chrétienne. Une vingtaine de professeurs d’université ont lancé en avril 1990 une nouvelle revue chinoise intitulée “Culture chrétienne”. Ils partent de ce principe que pour bien comprendre la culture occidentale, il faut en creuser l’esprit profond et en particulier mieux connaître la théologie chrétienne. Ils reprennent ainsi sur un mode plus séculier l’itinéraire emprunté autrefois par le diplomate Lou Tseng Tsiang, ministre des Affaires étrangères dans les premières années de la République, qui se fit plus tard moine bénédictin en vue de mieux saisir le secret de la culture occidentale et d’en faire profiter la Chine.

L’éditeur en chef de la revue, Liu Xiaofeng, est un jeune professeur de littérature comparée, à l’université de Shenzhen, près de Hongkong. Des collaborateurs étrangers sont associés à la revue à titre d’invités. Certains sont des Européens: Michel Fedou, Claude Geffré, Walter Kasper, Hans Küng, Jürgen Moltmann, Heinrich Ott. Depuis trois ans, le professeur allemand Arnold Sprenger, SVD, s’attache à faire connaître les travaux de cette équipe chinoise, en particulier ceux de Liu Xiaofeng.

Liu Xiaofeng a fait des études philosophiques et théologiques en Allemagne. Il s’est mis à l’école du penseur hongrois Karl Mannheim et de l’allemand Max Sheler. Il montre un intérêt particulier pour l’approche théologique de Bultman et de Rahner, ainsi que pour la pensée de l’écrivain chrétien russe Lev Chestov, exilé à Paris après la révolution d’octobre 1917. Attiré par les “valeurs absolues” de la tradition chrétienne, il fait ressortir par contraste ce qui manque à la tradition culturelle chinoise. Le christianisme, note-t-il, prend en compte de manière réaliste les phénomènes de la souffrance, de la peur, du mal et et du péché dans le contexte du salut en Jésus-Christ, tandis que les Chinois se bornent à l’esthétisme d’un humanisme infra-mondain. “Il est dommage, ajoute-il, que, depuis le ‘Mouvement du 4 mai 1919’, les Chinois se soient limités à l’étude des sciences et des techniques occidentales et aient ignoré ou même rejeté les traditions spirituelles de l’Occident” (27).

Liu Xiaofeng et ses amis sont engagés dans une étude attentive des fondements spirituels de la culture occidentale qu’ils comparent aux courants culturels de la tradition chinoise. C’est sans doute dans le même esprit que le professeur Tang Yi oeuvre à organiser une Conférence internationale qui devrait prendre place à Pékin en juillet 1992. Le thème en sera “Christianisme et culture chinoise”.

L’ouverture chinoise aux échanges internationaux aboutit ainsi à une certaine rencontre de traditions culturelles jugées souvent trop étanches. Depuis trois siècles en fait, les relations Chine-Occident se sont assouplies. En mars 1692, l’Empereur Kang Xi signait un édit de tolérance autorisant la pratique du christianisme en Chine. Mais il renforçait en même temps une idéologie d’Etat à base confucéenne. De leur côté, les savants jésuites de son entourage, tolérés pour leurs services techniques, ne pouvaient rien faire passer de leur solide doctrine post-tridentine. Un siècle plus tard, en avril 1792, l’ambassade anglaise de Macartney se heurtait à un mur, révélant aux occidentaux les dures réalités du “choc des cultures”. En mars 1992, nous vivons dans un monde où le développement prodigieux des communications tend à faire tomber les barrières culturelles. Les systèmes idéologiques les plus compacts cèdent également la place à une incertitude générale. Sur quelles bases faire les choix politiques et sociaux qui permettront aux hommes de vivre en paix dans le monde de demain? Connaissance mutuelle et meilleure compréhension des cultures sont certainement des éléments essentiels de ces choix.