Eglises d'Asie

CHRISTIANISME ET CULTURE CHINOISE

Publié le 18/03/2010




Depuis 1979 le christianisme s’est développé en Chine de manière significative, non seulement en quantité mais aussi qualitativement. Alors qu’il était un corps étranger dans la société, il est devenu indigène dans un contexte chinois. De nombreux livres et articles sur des sujets théologiques et sur l’histoire des Eglises chinoises suggèrent aussi que le christianisme est aujourd’hui une force culturelle avec laquelle il faut compter.

Cette évolution, inimaginable il y a vingt ans, semble indiquer que, après 40 ans de difficultés et en dépit du strict contrôle auquel il est soumis, le christianisme est devenu une option possible et sérieuse pour tous les secteurs de la société chinoise. Il apparaît assez clairement que les Eglises disposent d’un message qui fait défaut au Parti. Toutes ces années d’illusoires paradis communistes rendent ce message d’autant plus attrayant. Par ailleurs, le bouddhisme mis à part, les Eglises chrétiennes sont seules à proposer un message puisque les Chinois modernes n’ont que peu d’intérêt pour un « confucianisme sclérosé » ou les « superstitions taoïstes ». De ce fait, le contexte culturel semble mûr pour un « embrasement » chrétien à travers tout le pays.

A des degrés divers, cet optimisme est partagé par un certain nombre d’organisations missionnaires de Taiwan et de l’étranger. Pourtant l’histoire invite à la prudence. Après tout, dans les années 1880, des prédicateurs, bible en main, parlaient de christianiser la Chine en deux générations, et, à la fin des années 1950, le « miracle de Formose » faisait la une des journaux. Pourtant dans les deux cas, les prophéties s’avérèrent infondées.

En fait, l’optimisme actuel doit être confronté à deux séries de questions qui sont posées ici et là dans les cercles intellectuels.

Tout d’abord, les Eglises auraient été « contextualisées » ou intégrées au tissu social chinois, elles ne seraient plus des dépendances missionnaires. C’est exact, mais il ne s’ensuit pas qu’elles soient dans une position culturellement pertinente. De même, la plus grande partie du dialogue entre le christianisme et la culture est menée par des intellectuels sympathisants (du christianisme) qui demeurent en dehors des Eglises de façon délibérée.

Ensuite, quelle est la validité de l’hypothèse qui présume que le christianisme est la meilleure et la seule réponse pour les Chinois dans le monde modernisé de demain ? Le philosophe K. Jaspers, et plus récemment A. Toffler dans « La troisième vague », ont prédit un renouveau au XXIème siècle, à travers le renouvellement de la pensée, de toutes les grandes traditions religieuses. En d’autres termes, il se pourrait que le texte confucéen ou les liturgies taoïstes se repositionnent en termes tout à fait nouveaux comme des options valables pour le monde chinois de l’après-modernisation.

LES EGLISES: UNE CULTURE DE MINORITE ?

Jusqu’à quel point l’afflux actuel de convertis peut-il être attribué à l’émancipation des Eglises chrétiennes par rapport à la dépendance étrangère d’autrefois ? Est-il vrai qu’une Eglise « indigène » continuera à croître simplement parce que le message de l’Evangile est entièrement entre les mains d’une hiérarchie chinoise ?

Il faut d’abord noter que les convertis ne sont pas le monopole exclusif des Eglises (chrétiennes). Un grand nombre d’entre eux se dirigent aussi vers les centres bouddhistes et islamiques. Comme d’autres religions, le christianisme semble bénéficier d’une « fièvre » religieuse largement répandue qui, selon certains, reflète la frustration et les besoins spirituels d’une population vivant encore dans une conjoncture économique difficile. Une fois que la Chine se sera développée davantage, la « fièvre » religieuse pourrait retomber et le christianisme ne ferait pas exception à la règle qui veut que la religion décline dans une société de consommation (1).

La « contextualisation » des Eglises mérite elle aussi une analyse plus serrée. Il se pourrait qu’elle ne conduise pas à un développement (des Eglises) à long terme. Plus spécifiquement, Tang Yi, de l’Institut des religions mondiales (Académie chinoise des sciences sociales, Pékin), affirme que les Eglises sont seulement arrivées à « s’inscrire dans le contexte socio-politique chinoisMais, ajoute-t-il, elles ont abandonné la tradition biblique prophétique, et elles pourraient s’avérer incapables de s’enraciner dans l’humus culturel chinois.

La théorie de Tang Yi

Les théologiens de l’Association patriotique catholique et leurs collègues protestants des organismes des Trois-autonomies ont recherché avec beaucoup d’ardeur des fondements bibliques à l’existence des Eglises « patriotiques », c’est-à-dire celles qui sont « soumises à l’Etat séculierCe patriotisme, écrit Tang Yi, équivaut à accepter la direction du Parti communiste « dans toutes les sphères importantes, sociales et politiqueset il est supposé être « non seulement devoir moral, mais aussi obéissance aux commandements de DieuCette théologie porte avec elle des références claires à tout un répertoire de textes marxistes, ou traditionnels tels que la dialectique du Yin et du Yang, mais le résultat n’en est pas une théologie nouvelle et authentiquement chinoise. Ces références locales n’arrivent à rien de plus qu’à intégrer à la théologie ancienne « l’attitude traditionnelle de soumission à l’administration centrale

Tang Yi met soigneusement l’accent sur le fait que les Eglises ont de très bonnes raisons de se remodeler autour du concept de patriotisme. Pourtant les avantages s’accompagnent d’inconvénients évidents. En prenant l’option du patriotisme politique, les Eglises s’interdisent de questionner l’Etat séculier à la lumière de l’Evangile. Le christianisme chinois est ainsi en danger de perdre la tradition prophétique de la Bible.

Par ailleurs, continue Tang Yi, il reste encore aux Eglises à s’identifier avec le « modèle culturel » chinois à travers un processus d’inculturation qui impliquerait « l’acceptation ou l’adaptation » des valeurs fondamentales de la culture principale. Le christianisme peut-il devenir, comme le bouddhisme, une religion « culturellement chinoise » ? Tang Yi en doute, et l’obstacle majeur, à ses yeux, est constitué par des visions de l’histoire opposées et simplement irréconciliables. Les concepts bibliques de révélation et d’appel divins, de grâce et de rédemption, restent « étrangers » et « inacceptables » à la vision de type séculier et centrée sur l’homme qui a prévalu et prévaut encore en Chine (2).

Les « chrétiens culturels » contre les Eglises

Contrairement à Tang Yi, certains intellectuels font une distinction claire entre le christianisme et les Eglises. Comme l’indique le sociologue de l’université Shenzen, Liu Xiaofeng, le « christianisme » en Chine englobe aussi ces intellectuels et chercheurs qui, au travers de leur étude de la religion et de la culture occidentales, ont pris goût à la théologie et, par suite, tendent à professer la foi chrétienne. Ils restent délibérément à l’écart des Eglises existantes qui, de leur point de vue, manquent de vraie vigueur théologique, soit qu’elles soient trop soumises à l’idéologie officielle sur « la société, le pays, le nationalismesoit qu’elles se soient retranchées dans une clandestinité sectaire. Des autorités religieuses ont appelé ces prosélytes non ecclésiaux et non baptisés des « chrétiens culturelsQuelquefois, ces mêmes autorités n’hésitent pas à affirmer que l’impact du christianisme en Chine est encore plus prononcé à l’extérieur des Eglises qu’en leur sein propre. D’où la question: « Est-il possible que le christianisme culturel devienne une forme majeure de christianisme dans le futur ? »

Apparemment, l’émergence de ces chrétiens culturels est sans relation avec les activités missionnaires occidentales en Chine avant 1949. Elle n’est pas non plus le résultat du travail d’évangélisation des Eglises locales ces dernières années. Ce phénomène spontané, commente Liu Xiaofeng, ouvre de nouveaux territoires à la recherche théologique puisqu’il place la relation entre la culture chinoise et le christianisme dans une perspective tout-à-fait nouvelle. Alors que les Eglises continuent à répéter, dans un contexte chinois, des formulations théologiques reçues de l’étranger, Liu Xiaofeng affirme que, depuis une dizaine d’années, les « chrétiens culturels » ont commencé à élaborer une théologie dont le point de départ est une recherche spontanée de sens de la part de Chinois vivant dans un environnement athée imposé par l’Etat. Contrairement au bouddhisme qui, plus tôt dans l’histoire, a introduit une grande variété de systèmes philosophiques d’une grande élévation et attrayants pour les intellectuels, les Eglises ont dirigé la plus grande partie de leurs efforts vers les non-lettrés: il est donc nécessaire de faire appel à la créativité théologique des « chrétiens culturels », sinon « il sera très difficile à long terme au christianisme de répondre aux questions d’une société chinoise moderne » (3).

L’auteur lui-même, cependant, prend soin de mettre en garde contre les ambigüités de la désignation « chrétiens culturelsLe grand nombre des publications sur le christianisme apparues ces dernières années, telles que « La revue culturelle chrétienne » (4), reflète un intérêt largement répandu pour les questions chrétiennes chez un certain nombre d’intellectuels, mais pas chez tous. De plus, pour la majorité de ces enthousiastes, le christianisme n’est guère plus qu’une « idéologie culturelle »Quelques-uns seulement témoignent » d’une vie de foi. Somme toute, les écrits du christianisme culturel peuvent difficilement être regardés comme théologiques, mais ils révèlent un gouffre entre la théologie des Eglises locales et quelques-unes des questions culturelles actuelles. Enfin, il se pourrait que ces intellectuels n’aient pas encore sérieusement examiné les profondes résistances culturelles auxquelles Tang Yi fait allusion et qui sont illustrées par ses trois scénarios concernant le développement éventuel du christianisme en Chine.

Regard sur le futur: les trois « scénarios » de Tang Yi

Le « premier scénario » aboutirait à une « christianisation » de la culture chinoise. Ce processus marquerait « un changement radical dans la vision chinoise de l’histoire et de la nature humainesune transformation comparable à « la conversion de l’empire romainLa vision séculière, centrée sur l’homme, des Chinois serait alors supplantée par un esprit de transcendance centré sur le Christ. Les « Chinois ordinaires » seraient enfin prêts à « quitter leurs parents et leur famille » pour suivre le Christ. Cependant, Tang Yi s’empresse d’ajouter que ce scénario ne se réalisera probablement pas. Suggérant que les résistances culturelles ne doivent pas être sous-estimées, il se réfère simplement au « précédent » de Taiwan où les conversions n’atteignent que 2% de la population, « la plupart dans les populations aborigènesen dépit de l’énorme effort missionnaire des dernières décennies. Il semble, dit-il, qu’il n’y ait pas « de raison que les choses se passent différemment sur le continent

Vient ensuite le « scénario bouddhiste » ou, en d’autres termes, « l’absorption » du christianisme par la culture chinoise. Dans ce scénario, la Bible et les sacrements resteraient intacts, mais dans un christianisme édulcoré et adapté à une mentalité centrée sur l’homme dans laquelle le rôle du Christ ou la réalité du péché seraient occultés. A ce moment-là, « un bon nombre de nouvelles christologies et eschatologies seraient écrites et réécrites pour réinterpréter la signification de l’incarnationFinalement, le « christianisme » chinois émergerait comme une « religion totalement différenteTang Yi pense que ce développement aussi est improbable. On pourrait ajouter que le bouddhisme a provoqué de nombreux changements dans la société chinoise depuis plusieurs siècles. Tout compte fait, l’expérience bouddhiste pourrait n’avoir que peu de rapport avec les destinées du christianisme aujourd’hui.

A toutes fins pratiques, « le dernier scénario et le plus probable » considère que le christianisme « conservera son caractère foncièrement occidental et deviendra la culture d’une minorité religieuse en ChineLes Eglises maintiendront leur idéal religieux, « y compris le message prophétique » de la Bible, et la population dans son ensemble « s’habituera à accepter » tout cela, et regardera le christianisme comme « un complément ou un ornement de la civilisation chinoisequelque chose qui ne menace pas la culture principale (5).

Quelle culture ?

En optant pour le dernier scénario, Tang Yi n’élimine pas la possibilité d’une croissance des Eglises, mais il envisage que, contrairement au bouddhisme, le christianisme reste à l’écart du courant culturel principal. Ce faisant, ne laisse-t-il pas de côté deux considérations importantes ?

D’abord, à long terme, quelle est cette « culture » qui s’affrontera au christianisme en Chine? La « culture chinoise » de Tang Yi, ou simplement la culture universelle amenée par la modernisation et le consumérisme subséquent ?

Ensuite, le scénario de Tang Yi se coule bien dans la politique religieuse du gouvernement chinois qui, de bien des manières, identifie les religions aux ethnies minoritaires. Etant donné la détermination du gouvernement chinois à contenir le christianisme, les Eglises se trouvent soumises à un strict contrôle et un harcélement constant. Si l’on ajoute à cela le manque de ressources et de personnel formé, il est difficile d’imaginer comment quelques millions de chrétiens dispersés à travers la Chine pourraient entrer en compétition avec une culture majoritaire qui reste étroitement surveillée par le gouvernement communiste.

CHRISTIANISME: LA SEULE OPTION « MODERNE » ?

Beaucoup de Chinois cultivés approuveraient l’idée de Tang Yi que la tradition chinoise principale se trouve encore en possession de la clé du futur. Ils seraient d’accord avec le professeur Jin Guantao pour dire que, en dépit de ses faiblesses et de ses échecs, la culture chinoise a préservé des valeurs et des orientations qui « autrefois étaient communes à tout le genre humainet elle pourrait fournir l’occasion à l’humanité de découvrir une nouvelle voie de développement dans un monde secoué par les contradictions de la modernité (6). Le fait que la culture historique de la Chine n’ait pas inventé ou mis en route la modernisation ne signifie pas que cette culture traditionnelle était ou est devenue sans valeur et ne peut contribuer en rien au monde moderne.

En d’autres termes, jusqu’à quel point peut-on s’autoriser à présumer que le christianisme est la meilleure ou la seule réponse pour une Chine modernisée même si la Bible a, de bien des manières, été le soubassement du progrès et de la modernisation en Occident ?

Ces questions ne sont pas une tentative de plus de « redonner vie à la culture chinoiseCe sont des questions nouvelles qui n’auraient pas pu être formulées jusqu’à une époque récente et qui s’inspirent beaucoup des plus importantes recherches de ces dernières décennies. Enfin, ces questions sont posées au seuil du XXIème siècle. A un symposium récent sur « la pensée et la culture traditionnelles de la Chine: vers le XXIème siècleun intellectuel bien connu, Wang Huning, s’inspire de A. Toffler: ce siècle exigera une redéfinition de toutes les traditions mondiales (7).

Les herméneutes du texte confucéen

Les « néo-confucéens » comme Liu Shu-hsien, de l’université chinoise de Hongkong, et Du Weiming, de Harvard, peuvent être considérés comme « herméneutes » du texte confucéen parce que l’herméneutique occidentale a beaucoup influencé leur méthodologie. En février 1991, Du Weiming s’est livré à quelques commentaires biographiques en rappelant que ses principaux interlocuteurs avaient été Buber, Gadamer, et d’autres théologiens, philosophes et chercheurs de la religion comparée (8).

Ce choix de l’herméneutique est fondé sur l’idée, simple et claire, que le confucianisme et le christianisme sont deux grandes traditions qui, toutes les deux, sont confrontées à des tâches similaires. Toutes les deux viennent de l’âge pré-moderne, mais revendiquent un message à signification vitale pour l’homme moderne. Même si « quelques aspects de ces traditions sont démodés, l’esprit ou le noyau de celles-ci est quelque chose de constant qui ne meurt pas avec le passéDans ce contexte, ce que les théologiens chrétiens ont fait – en extirpant le message chrétien d’une cosmologie médiévale – est nécessaire et faisable aussi dans le cas du confucianisme.

Par conséquent, Du Weiming et Liu Shu-hsien se voient eux-mêmes comme les Ricoeur, Gadamer, Buber ou Levinas du texte confucéen. Ce texte « comprend » les classiques et les écrits confucéens et néo-confucéens les plus importants. C’est ce qui demeure « vivant »

une fois que les structures politiques et institutionnelles de la Chine confucéenne se sont effondrées. Dire que le « texte » est ce qui demeure « vivant », c’est reconnaître que la tradition confucéenne, elle, est morte depuis plusieurs générations puisqu’il n’y a rien d’autre que le « texte » sur quoi on puisse s’appuyer. Mais le texte est aussi « vivant » parce qu’il rend compte d’une tradition, qui a été vivante et en mouvement, s’intéressant aux questions vivantes posées à partir de ce que Liu Shu-hsien après Tillich appelle « la préoccupation ultime » de l’homme.

Mais dans quelle mesure peut-on s’autoriser à présumer que le confucianisme et le christianisme se trouvent embarqués sur le même bateau et que ce qui est vrai pour l’un l’est aussi pour l’autre ? Par exemple, est-ce que Du Weiming et Liu Shu-hsien mesurent l’importance du fait que Gadamer et ses semblables, non seulement sont confrontés à un « texte », mais aussi font partie d’une assemblée de croyants qui chantent ce « texte » avec une force à faire trembler les murs ? Ils (Du et Liu) ont aussi tendance à ignorer le fait que, contrairement au confucianisme, le christianisme peut reconnaître la modernité comme l’enfant – certes illégitime – de son propre « texte ». Les critiques de Chine continentale ont accusé Du Weiming de tenter d’imposer à la Chine une nouvelle orthodoxie confucéenne et de « ranimer une âme morte pour la mettre dans le cadavre de quelqu’un d’autre9). De toute façon, ces questions exigent des clarifications plus détaillées.

Une autre objection souvent présentée en Chine continentale est que la société chinoise d’aujourd’hui n’est pas la salle d’un séminaire de Harvard. Que sait Du Weiming de la Chine telle qu’elle est ? Cette objection, cependant, n’est pas recevable. Que savaient en effet Karl Marx et Max Weber de la Chine de leur temps ? Ils sont pourtant des « best-sellers » dans la Chine d’aujourd’hui. L’objection n’est pas non plus recevable pour une autre raison: dans le « contexte » socio-politique de la Chine, il est simplement impossible aux intellectuels chinois de s’engager dans une relecture moderne du « texte » confucéen. Il y a trop de cadres alentour, trop de fantômes de la vieille société, trop de pollution idéologique, et le monde moderne reste en effet pour eux une « fable ». C’est pourquoi une partie de la pensée (politique et culturelle) doit être faite par des Chinois en dehors de Chine. Si La Chine doit un jour retourner à une version modernisée du confucianisme, celle-ci devra provenir, au moins en partie, des Chinois d’outre-mer vivant dans des pays développés.

L’ordre du jour du « dialogue » chrétien-confucéen

Un certain nombre d’intellectuels chrétiens prennent au sérieux l’herméneutique confucéenne. Lors de la deuxième Conférence internationale chrétienne-confucéenne (Berkeley, juillet 1991), les participants comprenaient quelques théologiens coréens possédant une forte tradition familiale confucéenne.

L’essentiel de la philosophie à la base de ce « dialogue » chrétien-confucéen pourrait mieux s’exprimer sous la forme d’une question. Une tradition, le christianisme, a joué un rôle majeur dans le façonnement de la modernisation et dans son extension au monde entier. Est-ce que, maintenant, cette tradition est à elle seule capable d’articuler les problèmes éthiques du monde global de demain, ou bien aura-t-elle besoin de l’apport d’autres traditions majeures telles que le confucianisme ?

Cette question comporte deux aspects. L’un est que l’Occident, né du christianisme, a semé ses technologies à travers le monde et récolté seulement la confusion. Le confucianisme possède-t-il ou non une réserve d’idées-clés et de symboles qui pourraient s’avérer plus efficaces même que la tradition chrétienne pour inspirer, par exemple, le respect de la nature dans le monde de demain ? L’autre aspect concerne les valeurs universelles défendues par l’Occident chrétien – libertés individuelles, égalité, « droits de l’homme »: ces valeurs peuvent-elles prendre racine dans beaucoup de parties du monde si elles ne s’inscrivent pas dans les mots et les symboles d’autres traditions telles que le confucianisme ? Pour être bref: les chrétiens peuvent-ils suivre leur ordre du jour propre pour le monde de demain sans apprendre des traditions des autres, ou encore sans accepter qu’à l’évidence ils ne sont pas les seuls à avoir un ordre du jour (10)?

Trouver la clé des liturgies taoïstes

Dans les années récentes, les chercheurs chinois ont découvert l’importance d’un autre « texte » en dehors du texte confucéen, celui du taoïsme religieux. Celui-ci a été longtemps méprisé tant par les confucéens que par les marxistes. Même aujourd’hui les temples et le clergé taoïstes restent sous le coup d’une suspicion politique. Pourtant le besoin d’affirmer le visage chinois du socialisme ne pouvait pas ne pas attirer l’attention sur ce qui est la seule tradition religieuse indigène de la Chine. Pour les chercheurs de Chine cette démarche était facile à mettre en oeuvre depuis que Joseph Needham avait prouvé que, en Chine aussi, une religion s’était intéressée à des expériences scientifiques, et depuis que l’étude du taoïsme religieux est devenue une science respectable au Japon et en Occident.

Où peut-on trouver ce « texte » du taoïsme religieux ? D’une part dans le Canon taoïste, d’autre part dans les rituels – non écrits pour la plupart – des temples. Le déclic s’est produit le jour où des chercheurs étrangers ont compris que les rituels « byzantins », suivis dans les temples d’aujourd’hui, sont simplement des reprises de ce que l’on trouve éparpillé dans les milliers de pages du Canon.

Grâce à cette recherche, deux idées fausses, profondément enracinées, ont été débusquées: la première est que tous ces rites ne seraient que superstitions et donc à usage strictement populaire. Plutôt qu’à des superstitions, nous avons en effet affaire à des « liturgies », c’est-à-dire des rites qui re-présentent et ré-actualisent les moments fondateurs de l’histoire du monde chinois. Au cours de ces rites, le prêtre est censé « faire le vide en lui-même » de tous ses désirs propres pour devenir le médiateur entre la communauté locale et les puissances célestes et vice-versa. De même, il est clair aujourd’hui que, pendant des siècles, des liturgies taoïstes étaient célébrées quotidiennement à la cour impériale et que seule une généalogie taoïste pouvait conférer légitimité et « puissance » aux empereurs (11).

Contrairement au confucianisme, le taoïsme religieux n’a pas, jusqu’à présent, tenté de se moderniser. Par ailleurs, les rubriques des rituels sont des secrets de famille transmis de père en fils et la structure des liturgies est totalement non démocratique: tous aspects qui, apparemment, ne conviennent guère au monde moderne. Pourtant, dans les centres de haute technologie de Taiwan, la construction de temples ne s’en est pas trouvée ralentie. Il y a encore de la place pour ce qui constitue l’expression la plus raffinée et la plus byzantine du « paganisme ». Pour le moment, les rituels taoïstes continuent à jouer leur rôle de renforcement des liens communautaires et de renouvellement de « l’alliance » avec l’univers visible et invisible.

La religion taoïste a-t-elle quelque chose à offrir au monde moderne ? Les prêtres et les fidèles taoïstes n’en savent rien. Un certain nombre de chercheurs étrangers suggèrent que les Eglises pourraient se mettre à l’école des rituels qui ont présidé à l’évolution du pays le plus peuplé du monde pendant la plus grande partie de l’ère chrétienne. En Chine, la recherche sur le taoïsme religieux a pris une certaine extension récemment si l’on en croit un article publié en août 1991 et concernant son discours « théologique » (12).

L’esprit critique pourrait à bon droit noter que ces rituels ne sont rien de plus que l’expression d’un type de civilisation agraire qui était la norme dans le monde avant l’âge moderne. C’est possible en effet, et pourtant les classiques et les rituels taoïstes ont élaboré et préservé une voie spécifique dans cet héritage commun à tous les hommes. Comme le suggère Jin Guantao, cette voie pourrait, tout comme le texte confucéen, s’avérer source d’inspiration au cours du siècle à venir.

CONCLUSION

Les scénarios de Tang Yi et les projets des herméneutes soulèvent un certain nombre de points qui doivent être pris en compte dans toute réflexion sur l’avenir du christianisme en Chine. Les observateurs de l’Eglise chinoise et les théologiens vont sans aucun doute se préoccuper des vastes questions culturelles suspendues au-dessus d’Eglises qui s’activent à survivre et à consolider leurs positions.

On doit cependant s’empresser d’ajouter qu’aucune conclusion claire n’émerge de ce qui a été rassemblé dans les pages précédentes. L’une des raisons en est que la « culture » est aujourd’hui, en Chine, une notion particulièrement ambigüe et « à tout faire ». Par exemple, Tang Yi présuppose que les orientations fondamentales de la culture chinoise ne peuvent pas changer, mais sur ces prémisses, serait-il lui-même prêt à admettre que les sciences, par exemple, n’ont pas d’avenir en Chine ? Il est important de noter que les herméneutes du texte confucéen expriment une idée tout à fait différente. Ils s’attendent à ce que la modernisation suive son cours en Chine comme elle le fait ailleurs. De leur point de vue, il faudra une nouvelle manière de vivre et de nouvelles perspectives pour que la tradition textuelle de la culture ancienne puisse être réappropriée de manière authentique.

Quel est l’obstacle principal à une croissance à long terme du christianisme en Chine ? L’idéologie athée au pouvoir, ou le consumérisme, ou la culture chinoise, ou la fragilité humaine ? Beaucoup de questions de ce type se posent, auxquelles personne n’a de réponse. De toute façon, dans le court terme, le gouvernement, qui encourage un consumérisme socialiste à la chinoise, fera en sorte que les Eglises continuent à n’être que la culture d’une minorité. De même, il surveillera de près les « chrétiens culturels » tout comme les disciples de Du Weiming en Chine.