Eglises d'Asie

VERS LA CULTURE CHINOISE DU XXIème SIECLE

Publié le 18/03/2010




Le fragment chrétien dans le fractal chinois

Il y a quelques années, une gigantesque horloge digitale a été montée en face du Centre culturel Pompidou de Paris. L’horloge n’indique pas la progression du temps, mais le nombre de secondes qui nous séparent du XXIème siècle. Elle pourrait être le symbole de cette nouvelle fièvre “fin de siècle” qui frappe la planète. Les publicités colorées, les prophètes d’apocalypse et les politiciens en campagne électorale nous font tous croire que l’univers va changer entre le 31 décembre 1999 et le 1er janvier 2000.

A quoi va ressembler la culture chinoise au XXIème siècle? Le débat autour de l’avenir de cette culture semble tellement tourner en rond qu’on ne s’attend guère à quelque chose de nouveau sur le sujet. Pourtant, une nouvelle revue de Hongkong, “Vingt et unième siècle” (VUS)(1), fondée par un groupe d’intellectuels en exil, en relation avec l’institut d’études chinoises de l’université chinoise de Hongkong, projette une lumière différente sur le sujet. Ce bimensuel, bien illustré et imprimé, a publié son premier numéro en octobre 1990, et son objectif est très spécifique: “La construction d’une culture chinoise”.

En utilisant cette publication comme point de départ, nous essaierons dans cet article d’analyser quelques développements récents en ce qui concerne la culture chinoise. Par voie de conséquence, sera évoqué le rôle du christianisme dans cette culture.

Les trois univers symboliques

Un regard sur la liste des auteurs qui ont contribué à VUS montre en quoi ce périodique se distingue des autres. En effet, VUS rassemble de manière très spécifique les “trois univers symboliques” qui, selon Du Weiming, professeur de Harvard, font la “Chine culturelle” (2). Dans les 10 premiers numéros du périodique, 218 articles ont été publiés.

65% de ces articles ont été écrits par des auteurs appartenant au premier univers symbolique composé de la Chine continentale, de Hongkong, Taiwan et Singapour, c’est-à-dire des ensembles sociaux peuplés majoritairement de Chinois ethniques et culturels. 40% provenaient du continent chinois, 20% de Hongkong et 5% de Taiwan. Ces derniers ont d’ailleurs été presque tous publiés dans un numéro spécial consacré à Taiwan.

30% des articles des dix premiers numéros proviennent d’auteurs appartenant au deuxième univers symbolique, formé par les communautés chinoises dans le reste du monde. La majorité de ces auteurs vivent aux Etats-Unis, les autres en Europe, Australie, Canada, et l’un d’entre eux vit au Japon. Quelques uns ont quitté le continent chinois depuis plusieurs décennies, d’autres sont des exilés récents.

En dernier lieu, un peu moins de 5% des contributions proviennent d’auteurs non chinois, en particulier de sinologues. Ceux-ci appartiennent au troisième univers symbolique composé d’intellectuels, de journalistes, de chefs d’entreprise, qui essaient de comprendre la Chine et de l’interpréter pour leurs propres communautés linguistiques.

Cette brève analyse manifeste le rôle de VUS dans la Chine culturelle:

1- Le fait que VUS soit publié à Hongkong indique non seulement l’importance intellectuelle croissante de Hongkong mais surtout que le territoire fonctionne de plus en plus comme un forum culturel pour le continent et le reste de la Chine culturelle. Les intellectuels du continent trouvent dans ce périodique un pont, unique en son genre, vers le monde extérieur, et, en fait, la plus grande partie du courrier des lecteurs, publié à partie du 9ème numéro, provient de Chine continentale.

2- La présence dominante des Etats-Unis dans le deuxième univers symbolique informe profondément le discours de VUS. Parallèlement, la philosophie de l’Europe continentale est très peu représentée, ou bien est introduite à partir de la vision qu’en a le monde intellectuel nord-américain. Néanmoins, les rédacteurs de VUS ont fait quelques efforts pour permettre à la culture chinoise d’entrer en dialogue avec les cultures africaine, turque, ou sud-américaine.

3- En fin de compte, le nombre des auteurs appartenant au troisième univers symbolique est sans doute limité, mais ils sont bien représentés dans les débats sur la culture chinoise telle qu’elle est vue par des intellectuels comme Max Weber, J.R. Levenson, B.I. Schwartz, E. Vogel et d’autres. Selon Du Weiming lui-même, “le discours international sur la Chine a été sans aucun doute influencé davantage par ce troisième univers symbolique que par les deux autres additionnés

A première vue, VUS ressemble à un magazine “fourre-tout”: papier de la meilleure qualité, revues illustrées de la pensée architecturale en Chine contemporaine, débats sur le discours sexuel dans le cinéma chinois, ou analyses de “symétrie et physique” par le lauréat du prix Nobel, C. N. Yang (Yang Zhenming). Mais que nous disent ces “fragments” sur les intellectuels chinois contemporains? L'”avenir” de la culture chinoise est le souci majeur de VUS, et deux autres thèmes forment la base de sa prospective: la “mémoire” de la Chine de ce siècle et la redécouverte du “texte” par les herméneutes confucéens.

L’AVENIR DE LA CULTURE CHINOISE

Ceux qui se soucient d’une culture chinoise “authentique” ont sans doute quelque raison de s’inquiéter. Des oeuvres iconoclastes comme “La laideur chinoise” ou “L’agonie du fleuve” ont déjà soulevé les bonnes questions dans les années 80. La culture chinoise est-elle encore une réalité sociologique ou n’est-elle plus qu’une foi transcendantale? Le mythe de la “grande muraille” (3) est-il la manifestation pervertie d’une foi en la réalité, ou bien est-il créateur d’une nouvelle culture? Le début des années 90 semble avoir ajouté un nouvel élément. La culture chinoise est aujourd’hui déterminée par une culture universelle de masse en expansion plutôt que par l’élite intellectuelle et culturelle. Dans une certaine mesure, ceci n’a jamais encore été expérimenté dans l’histoire de la Chine. La culture chinoise aujourd’hui inclut des réalités comme la musique rock, le karaoké, les clips publicitaires à la télévision, les teeshirts, et tout cela avec “des caractéristiques chinoisesCette culture de masse non seulement traverse sans visa les frontières entre Hongkong, Taiwan et le continent, mais encore permet aux jeunes Chinois de communiquer très facilement avec, par exemple, de jeunes Japonais ou de jeunes Allemands. Le surgissement de cette culture s’accompagne de l’apparition de ce que l’on appelle en anglais la “culture grise” (4) et qu’on pourrait appeler en français une “sous-culture populaire”. Celle-ci, très présente dans la culture de la jeunesse, crée une ambiance faite à la fois de désespérance, d’incertitude ou d’ennui, et d’ironie, de sarcasme, le tout avec une bonne dose de fatalisme.

Les artistes désabusés “popi”

Les peintres chinois de ce que l’on appelle “la troisième génération” sont “gris”. D’après les reproductions qu’on en voit dans VUS, le gris apparaît même comme la couleur dominante de leurs peintures. Nés dans les années 60, ils sont sortis de l’université à la fin des années 80. On les appelle le groupe des “insolents ou excités”, “popi” en chinois: nous les appellerons donc “popi” en français. Cette nouvelle génération diffère des deux générations précédentes. Ces peintres n’appartiennent pas à la génération blessée de la Révolution culturelle qui était à la recherche de racines, et ils n’appartiennent pas non plus à la génération des années 85 qui prenait la modernité occidentale comme modèle de pensée. Aucun événement de société, aucune école de style, aucune vision morale n’a d’influence à long terme ou en profondeur sur ces artistes “popi”. “Par conséquent, un ennui désabusé est devenu le sentiment le plus authentique de ces artistes en ce qui concerne leur vie présentedéclare Li Xianting, de l’Institut de recherche sur l’art chinois, de Pékin. A la différence de leurs prédécesseurs, ces artistes ne croient pas à la possibilité du sens. Pour eux, il est plus important et plus authentique de faire face à la réalité du non-sens. “La seule manière de se sauver est de se sauver soi-même: l’ennui désabusé est, pour la génération “popi”, le moyen le plus efficace de rejeter tous les résidus de sensUne telle attitude qui aurait pu les mener vers une inaction passive les a pourtant poussés vers la créativité artistique, “leur moyen de se sauver eux-mêmesL’un d’entre eux, Fang Lijun, l’a exprimé de manière très succincte: “Nous préférons être appelés une génération perdue, désabusée, insolente, troublée et en crise, que d’être trompés une fois encoreLe résultat en est une peinture introvertie qui se moque d’elle-même et “joue avec le monde” (5).

“Le siècle qui vient sera chinois”

Il faudra compter avec cette “culture grise” , particulièrement parce qu’elle pourrait devenir l’un des nouveaux fragments importants de la culture chinoise. Dans quelle mesure, cependant, peut-elle remplacer les autres fragments “traditionnels” de cette culture tels que la “calligraphie”, la “sagesse”, ou le “confucianisme”? L’avenir de la culture chinoise peut être “gris” pour certains, mais il est brillant pour d’autres. “Le siècle à venir sera chinois” selon l’opinion, souvent reprise, exprimée par Arnold Toynbee et qui remonte le moral de ceux qui n’ont pas perdu confiance en leur culture.

Ji Xianlin, professeur de langues orientales à l’université de Pékin, exprime bien l’acceptation de cette vision par les Chinois. A ses yeux, les relations entre les cultures orientale et occidentale peuvent être comparées à “un fleuve qui coule pendant trente ans vers l’est, puis pendant trente ans vers l’ouestLa force du mode de pensée oriental est la synthèse, alors que celle de l’occident est l’analyse. L’analyse transcendantale de l’Occident se trouve dans une impasse et sera remplacée bientôt par la manière orientale de penser. Le XXème siècle a été dominé par l’Occident, le XXIème sera oriental (6). Il faut dire que la vision de Ji Xianlin est très représentative de la foi, partagée par beaucoup, en la pérennité de la culture chinoise; cette foi a été répétée à satiété depuis les années 20 dans des débats autour de la question des rapports entre la culture chinoise et la culture occidentale.

On peut cependant émettre des doutes sérieux sur cette loi d’alternance culturelle qui, selon le sociologue Liu Xiaofeng, de l’université de Shenzen, est “amusante et ridicule” (7). Quelles sont en effet les preuves qu’une telle alternance entre la pensée orientale et occidentale ait jamais existé dans le passé? La pensée n’a-t-elle pas plutôt suivi le courant de la domination économique, militaire et par conséquent culturelle de l’Occident depuis trois siècles? Qu’est-ce qui indique que ce courant serait à présent renversé? Plusieurs auteurs dans VUS se réfèrent au fort caractère “humaniste” de la tradition chinoise et le mettent en avant comme contribution au XXIème siècle. L’être humain est certainement au centre de la pensée chinoise, mais les quatre petits dragons sont-ils plus humanistes que les autres pays capitalistes industrialisés? Leur succès est souvent attribué à la morale confucéenne, mais est-ce qu’ils ne sont pas plutôt en train d’entrer dans le XXIème siècle sous le signe de ce que certains analystes appellent “le quatrième système totalitaireaprès le fascisme, le nazisme et le communisme, ce serait un système régi par les lois anonymes de l’économie, du progrès, du bénéfice matériel et de l’argent? Par ailleurs, les rapports sur les conditions morales existant dans les zones économiques spéciales du sud de la Chine n’indiquent nullement qu’elles soient plus “humanistes” que dans le reste du pays.

Il faut aussi placer la prophétie de Toynbee dans son contexte d’origine qui était un dialogue avec Daisaku Ikeda au milieu des années 70. Toynbee envisageait la possibilité que la Chine soit l’unificatrice politique du monde. Dans ce processus, le principe chinois de gouvernement – un dictateur avec des capacités dirigeantes hors du commun – pourrait servir d’inspiration exemplaire. Par ailleurs, Toynbee envisageait l’émergence d’une nouvelle religion mondiale qui servirait de catalyseur pour l’unité spirituelle de toutes les nations. Dans cette perspective, le confucianisme, le bouddhisme et le taoïsme sont vus comme des acquis historiques pouvant aider l’Asie orientale à devenir l’axe géographique et culturel de l’unification éventuelle du monde.

Beaucoup de Chinois se réfèrent avec enthousiasme à cette prophétie de Toynbee, mais considèrent-ils le système politique chinois comme un modèle, ou bien attribuent-ils un rôle également décisif aux religions chinoises? Les opinions exprimées dans la section “perspectives pour le XXIème siècle” de VUS se réfèrent plutôt à la démocratie occidentale, à la liberté et aux droits de l’homme. De plus, la vision de Toynbee est fondée sur un monde solidement polarisé autour des deux protagonistes américain et soviétique. Toynbee n’imaginait pas que l’éclatement de l’URSS serait la première étape vers l’unification du monde. Peut-être Toynbee n’est-il pas aussi prophétique qu’on le souhaiterait!

La marginalisation

Il n’est donc pas étonnant que quelques intellectuels aient une vision plus pessimiste de l’avenir de la culture chinoise. Parmi eux nous trouvons deux Chinois d’outre-mer qui ont passé plus de vingt ans aux Etats-Unis. Le premier est Chang Hao (Zhang Hao), de l’université d’Etat d’Ohio qui nous fait part de son enthousiasme quand on lui a dit que “le XXIème siècle serait chinoismais aussi de la peur qui l’a saisi ensuite et qui pourrait s’exprimer dans les mots de Ah Q (9): “Au XXème siècle, nous les Chinois n’avons pas fait honneur à notre dignité; il n’y a donc pas de problème pour que le XXIème siècle soit de toute façon davantage nôtre” (10).

Professeur à Princeton, Yu Yingshi est également pessimiste: “Il est peu probable que la Chine puisse espérer une embellie au XXIème siècle, car les péchés commis par les Chinois eux-mêmes durant le XXème siècle sont trop lourdsPendant cette période noire, alors que les marginaux (gangsters, hooligans, escrocs et gens sans qualification) ont été placés au centre de la société par la “Révolution”, les intellectuels qui avaient une position déterminante dans l’ancienne société ont été marginalisés. Dans le siècle qui vient, la Chine va-t-elle “établir une société sur les ruines du XXème sièclePourtant, si les intellectuels ont été socialement et politiquement marginalisés par d’autres, ils sont eux-mêmes responsables de la marginalisation de la culture chinoise. Le XXIème siècle sera le siècle du “repentir pour les fautes” des intellectuels chinois. A l’heure actuelle, dans leur réflexion la plus profonde, ils en sont encore à ramasser les morceaux de ce qui est chinois pour prendre un nouveau départ. Yu Yingshi en conclut que, s’ils continuent à penser que le problème chinois est dû à ce que la “tradition féodale” n’a pas encore été détruite, alors, les Chinois du XXIème siècle peuvent se préparer au “jugement dernier” (11).

Une renaissance créatrice

Tout le monde n’est pas si pessimiste. On peut trouver une approche plus optimiste dans une communication faite par le sociologue de Shanghai, Wang Huning, lors d’une conférence internationale sur le thème de “la culture traditionnelle chinoise et le XXIème siècle”, qui s’est tenue à Nanjing en 1991. Dès le départ, Wang place la question à l’intérieur d’une perspective mondiale. La culture chinoise est confrontée aux mêmes défis que toutes les autres cultures: la modernisation, le développement technologique, la diversification des systèmes de valeurs etc. Pour faire face à ces nouveaux défis, Wang suggère un processus de “renaissance créatrice” des trois niveaux que l’on trouve dans toutes les cultures. Il y a d’abord le niveau des “éléments opératoires” qui varient selon l’époque et le lieu; ensuite, celui des “valeurs-clés” qui sont le fondement des éléments opératoires et qui, en Chine, se trouvent dans les classiques; finalement il y a “l’esprit originel” qui est “pratiqué inconsciemment par le peuple ordinaireCe dernier niveau inclut la représentation fondamentale de l’être humain et de sa relation à la nature et à la société. Selon Wang Huning, cet “esprit originel” est une composante déterminante, car une culture qui aurait disparu aux deux autres niveaux pourrait continuer à exister à ce troisième niveau profond.

Pour arriver à une renaissance à ces trois niveaux, Wang Huning propose un processus de purification qui consiste à “développer ce qui est bon et rejeter ce qui est mauvaisA ses yeux, l’acceptation volontaire du changement et le changement de soi-même sont les clés de l’avenir pour la culture traditionnelle chinoise (12).

Tout ceci peut paraître très théorique et sans doute simpliste pour certains, mais la proposition de Wang Huning nous fournit un contrepoint bienvenu à un conservatisme culturel chinois largement majoritaire. De plus, Wang Huning résume dans une certaine mesure ce qui est en train de se passer dans VUS: la recherche d’une nouvelle culture chinoise en dialogue avec les autres cultures. Selon les historiens modernes, Liu Qinfeng et Jin Guantao qui sont aussi les éditeurs de VUS, le pluralisme devra être une composante essentielle de cette culture chinoise future. “Pluralisme” est certainement un mot-clé de VUS, fonctionnant comme un critère majeur de sélection. Selon eux, la culture chinoise doit passer du monisme au pluralisme si elle veut éviter de répéter l’histoire. Finalement, elle doit se débarrasser de toute “mainmise idéologique”, qu’elle vienne du confucianisme, du marxisme ou de tout autre système majeur de pensée (13).

LA CULTURE EN EXIL

Le rapport à la mémoire

Il n’est pas suffisant de rêver sur l’avenir de la culture chinoise. Dans “La Chine en ce siècle”, l’une des sections principales de VUS, les auteurs essaient d’aller plus loin dans l’exploration du destin des intellectuels du XXème siècle. En deux articles très stimulants, la sinologue américaine Vera Schwarcz réfléchit sur le rapport des Chinois et des Juifs à la mémoire. L’histoire récente, dit-elle, montre que les deux cultures ont quelque chose en commun. Le peuple juif a traversé l’Holocauste, les intellectuels chinois ont souffert sous la Révolution culturelle. En dépit de ces expériences historiques, les uns et les autres ont été capables de préserver leur culture et peuvent jouer un rôle dans le monde.

Mais leur rapport au passé est-il le même? Le “zachor” hébreu et le “jiyi” chinois sont sans doute des concepts similaires pour signifier la “mémoire” (personnelle et historique), et le mur des lamentations peut être comparé à la grande muraille. Pourtant, les visions de l’histoire sont très éloignées l’une de l’autre. La Chine entière, et les intellectuels chinois en particulier, ont “payé un prix exorbitant” pour la distorsion et l’oblitération de la mémoire qui leur ont été imposées depuis 1949. Mais si les Chinois ne font pas face à leur passé, quelque horrible qu’il ait été, ils sont condamnés à le répéter. Schwarcz reprend la proposition de Ba Jin de construire un musée de la Révolution culturelle afin que “chacun puisse voir clairement et se souvenir pleinementA ses yeux, les intellectuels chinois contemporains sont devenus des “vaisseaux fracturésdes témoins cassés de leurs propres souffrances et de la souffrance de leur peuple. Dans cette fragmentation interne se trouve le meilleur espoir de renaissance de la Chine, dans une espèce de nouvelle intégrité spirituelle. Si les survivants de la Révolution culturelle peuvent témoigner des abus du passé, la Chine évitera dans l’avenir des répétitions douloureuses. La fidélité à la mémoire historique est cependant une entreprise compliquée et difficile. “Elle exige que les intellectuels reconnaissent leur propre longue complicité avec une Chine autocratique: ceci est une importante et douloureuse responsabilité” (14).

Intellectuel et théologien chrétien de Nanjing, Wang Weifan interprète cette responsabilité à sa manière. Selon lui, la culture chinoise manque d’un sens conscient de la “confession”. Depuis l’antiquité, la Chine n’a jamais produit une grande oeuvre littéraire comme “Les confessions” de saint Augustin. On comprend alors pourquoi les “Réflexions personnelles” de Ba Jin ont attiré l’attention de tant de gens: “Ba Jin et le peuple chinois tout entier se sont confessés ensemble” (15).

La périphérie

Par ailleurs, les Chinois et les Juifs conservent leur identité culturelle même après plusieurs générations dans un pays étranger. Mais il y a une différence fondamentale dans leur “esprit originelAlors que la culture chinoise est centrée sur le concept de “famille”, pour le peuple juif, l'”exil” a été la recherche immémoriale d’une demeure. Famille signifie harmonie et unité, exil signifie distance et tension. Il n’est donc pas étonnant que l’analyse historique de la Chine intellectuelle moderne par des auteurs chinois et juifs diffère précisément dans leur perception respective de l’harmonie et de la tension (16).

Le peuple chinois en est-il arrivé aujourd’hui à un stade d’exil? En ce siècle, à cause du nazisme, beaucoup d’intellectuels juifs ont émigré vers les Etats-Unis et y ont développé une “culture en exil”. Après 1949, une “culture en exil” du même type semble être née avec l’exode des intellectuels chinois du continent ou de Taiwan. Mais comment se fait-il, demande l’iconoclaste pékinois Liu Xiaobo, que des personnages culturels centraux ne produisent plus rien une fois en exil? Liu Xiaobo estime que l’une des raisons importantes en est qu’ils portent des oeillères. Tout ce qui les intéresse c’est le “problème de la ChineLes intellectuels chinois peuvent survivre uniquement dans leur propre environnement, confiné et familier, “baignant dans la lumière des projecteurs et applaudis par les masses ignorantes” (17). Dans le même ordre d’idées, la question cruciale pour Liu Xiaofeng est de savoir si les intellectuels chinois peuvent s’évader des contraintes qui leur sont imposées et faire un pas en avant pour s’intéresser et réfléchir aux problèmes fondamentaux de l’humanité. “La culture chinoise traîne le fardeau d’un traditionnalisme qui pense d’abord à ce que signifie “être chinois”, et non pas à ce que signifie “être hommeLes Chinois devraient tirer la leçon des trois séismes humains de l’histoire mondiale récente, le nazisme, le stalinisme et la Révolution culturelle (18).

Leo Ou-fan Lee (Li Oufan), professeur à l’université de Californie à Los Angeles, s’intéresse lui aussi au thème de l’exil. Pour lui, une “obsession patriotique excessive” a empêché les écrivains chinois à l’étranger de goûter le privilège rare “d’être vraiment sur la périphérieSelon lui, c’est seulement en étant sur la véritable périphérie de la Chine -c’est-à-dire outre-mer – qu’ils peuvent espérer se donner de la distance. Une véritable perspective périphérique, qui les mettrait à distance suffisante du centre obsessionnel, leur permettrait aussi de soumettre cette obsession à un traitement artistique et littéraire (19). Une grande tâche se présente devant les intellectuels chinois, mais elle comporte aussi un certain danger. Les systèmes totalitaires forcent les intellectuels à l’exil, mais comment se fait-il, demande Liu Xiaofeng, que les classiques du discours totalitaire soient eux-mêmes des auteurs qui ont écrit en exil (20)?

LE TEXTE, METHODE ET VERITE

Quand une culture ne peut plus être définie par ses “éléments opératoires” ou par ses “valeurs-clés”, mais seulement par son “esprit originel”, la fin semble proche. On pourrait cependant arguer que les traditions culturelles sont conservées vivantes grâce à d’autres facteurs et en particulier grâce à leurs “textes”. La survie d’une culture dépend donc de sa capacité à lire et relire ses textes. La culture grecque est peut-être perdue, mais les philosophes lisent encore Platon et Aristote. En même temps que déclinait le christianisme occidental, ses philosophes et ses théologiens se sont tournés vers la Bible comme “texte”. Si l’on en juge par le nombre de périodiques scientifiques qui lui sont consacrés, l’exégèse biblique a connu un développement énorme et a largement influencé les théories herméneutiques modernes.

Comment se fait-il que les intellectuels chinois commencent à peine à entrer dans la critique textuelle moderne? L’influence des débats intellectuels américains des années 70 et 80 ne fait pas de doute, et même les mots pour dire “texte”, “contexte” ou “discours”, qui sont utilisés dans VUS, ne se trouvent encore dans aucun dictionnaire. Il n’y a pas de lecture sans interprétation: que signifie un texte de Confucius et que signifie-t-il pour aujourd’hui? Il n’y a pas d’interprétation sans méthodes d’interprétation: comment peut-on savoir que l’interprétation est correcte? Avec ces questions, nous faisons face aux tâches des néo-confucéens: la recherche de ce que Charles W.H. Fu (Fu Weixun) appelle “l’herméneutique confucéenne

Le retour aux rites herméneutiques

La redécouverte du texte est bien illustrée par un débat dans VUS concernant l’une des paroles principales de Confucius: que signifie “keji fuli”? La question est amenée par Ho Ping-ti (He Bingdi), qui vit aux Etats-Unis depuis les années 60. En tant qu’historien, Ho s’en tient au sens strictement historique: Confucius exhortait les leaders de son temps à “restreindre leurs désirs” (keji) et leur abus de l’autorité politique pour “revenir aux rites” (fuli) de la dynastie des Zhou (1100-771). Par conséquent, Ho rejette vigoureusement l’interprétation de Du Weiming, qui, selon lui, entend le concept ascétique de “la conquête de soi” (keji) comme une éthique plus large et le “retour au convenable” (fuli), comme un alignement sur les normes du comportement convenable dans tout contexte social à toute période de l’histoire. Ho se saisit de l’occasion pour s’opposer fermement à l’injection de nouvelles significations dans des textes anciens, à la manière de Du et des autres soi-disant néo-confucéens “suspects aux yeux des savants modernes, précis et soigneux” (21).

La meilleure défense de Du est venue de Liu Shu-hsien (Liu Shuxian), néo-confucéen bien connu de Hongkong. Liu s’oppose fermement à Ho “qui malheureusement n’est pas spécialiste de l’histoire de la pensée et n’est pas formé à la déduction logique et rigoureuseHo se vante de ne pas porter de lunettes colorées, mais s’il avait lu des herméneutes modernes comme H.G. Gadamer il saurait que “les préconceptions et les préjugés sont inévitablesL’argument principal de Liu Shu-hsien est que Confucius était un penseur qui a créé “en mettant du vin nouveau dans de vieilles bouteillesIl a ainsi donné de nouvelles significations à des concepts anciens en transformant par exemple les “rites de Zhou” en “ce qui est convenable dans les relations humainesSi l’on accepte cette interprétation des néo-confucéens modernes, alors le message de Confucius a encore une signification aujourd’hui (22). Le débat n’est certainement pas clos. Après une nouvelle réponse de Ho Ping-ti, les éditeurs ont reçu de nombreuses lettres de lecteurs, quelques-unes d’entre elles comportant plusieurs centaines de caractères.

Interaction culturelle

Pour des hommes d’affaires ou des analystes politiques, ce débat pourrait paraître tiré par les cheveux parce qu’il s’organise autour de concepts anciens et qu’il est entretenu par des intellectuels aisés qui ne paraissent même pas s’apercevoir que tout ceci a déjà été dit depuis longtemps. Pourtant, comme il apparaît dans plusieurs autres articles de VUS, les intellectuels chinois ont commencé à redécouvrir ce qu’est un texte et comment l’histoire, la langue et le préjugé affectent son interprétation. En fin de compte, cette redécouverte influencera la lecture des oeuvres de Mao Zedong, tout comme les amendements juridiques passés par le Congrès national du peuple ou les contrats d’affaires sino-américains. Dans une certaine mesure, ce débat est une répétition du débat des années 20 ou des années 60 entre ceux qui voulaient protéger la tradition et ceux qui voulaient la revivifier par la confrontation avec des valeurs et des concepts universels. Ce qui est nouveau dans le débat actuel est que, plus que jamais aujourd’hui, il est le fruit d’une interaction culturelle. Quand les intellectuels chinois contemporains débattent des classiques, ils prennent sérieusement en compte les traductions étrangères. On peut mettre en doute le “saut” représenté par cette attitude, mais le fait est qu’il y a débat – avec, par exemple, un Chinois américain reprochant à un autre Chinois américain son interprétation occidentale de la tradition chinoise, et qui est lui-même remis en question par un Chinois de Hongkong pour son manque d’intelligence de cette tradition. Le caractère interculturel est renforcé non seulement par le fait que des intellectuels étrangers – Gadamer, A. Waley, C. Geertz, W.M. de Bary – sont cités, mais aussi par la présence dans le débat de cette “étrangeté” : les termes herméneutiques essentiels sont donnés en anglais dans le texte.

Alors qu’en est-il de l’herméneutique confucéenne? Elle semble, pour l’instant, s’inspirer à la fois des philosophes chinois et occidentaux, et c’est la voie choisie par quelques intellectuels au moins pour revitaliser la culture chinoise et la faire entrer dans le domaine universel.

“Petite tranquillité”, une fois encore

Le besoin d’exégèse apparaît dans une autre discussion conduite dans VUS. Dans sa recherche sur l’utopie dans la culture chinoise, Jin Guantao commence par une analyse du concept de “grande unité” ou de “grande harmonie” (datong) à partir de l’essai sur “L’évolution des rites” (Liyun) dans le “Livre des rites” (Liji). La différence avec l’utopie occidentale, dit-il, est que l’antithèse de la “grande unité” n’est pas “un âge de désordre”, mais le “xiaokang”, “petite tranquillité” ou “prospérité moindre” (23). Dans le “Liyun”, Confucius décrit les deux périodes auxquelles ces concepts se réfèrent. La “grande harmonie” représente pour lui la période parfaite du passé quand l’attention aux autres et l’absence d’égoïsme étaient la règle et quand “un esprit civique commun régnait sous le cielEn contraste, la période de “petite tranquillité” est envisagée comme encourageant l’égoïsme et donnant trop d’importance aux liens de famille.

Sun Guodong, historien appartenant à l’Institut asiatique moderne d’études chinoises, de Hongkong, n’est pas d’accord avec l’antinomie prêtée aux deux périodes, mais il analyse celles-ci comme deux moments d’une évolution dans la même direction. Pour renforcer son argumentation, Sun se réfère au paragraphe d’introduction dans lequel Confucius exprime son admiration pour les hommes illustres des Trois dynasties, supposés avoir vécu dans la période de “petite tranquillité”. Sun se réfère aussi à la période de formation du “Liji”, la dynastie Han durant laquelle, dit-il, le “xiaokang” est devenu l’esprit dominant de la pensée politique (24). Selon d’autres intellectuels de Hongkong, Peter K.H. Lee et Wong Yuk, qui comparent le “datong” idéaliste et le “xiaokang” réaliste avec Isaïe 65, 17-25, et 61, 1-3, le fait que les deux passages contenant ces deux thèmes soient placés l’un après l’autre est seulement une coïncidence “qui n’implique nullement une unité de pensée ou la solution d’une tension26).

Le dernier mot n’a certainement pas été dit sur la “grande unité” et la “petite tranquillité”. Le fait que les érudits soient en désaccord sur l’interprétation n’est pas nécessairement une raison de s’inquiéter. Le texte lui-même comporte une ouverture qui permet une diversité de cet ordre. Cependant, ce qui semble nécessaire, ce sont des méthodes d’analyse textuelle afin d’expliquer la tension qui existe dans le “liyun”. De plus, l’analyse de la manière dont les commentateurs, à travers l’histoire, ont expliqué cette tension pourrait aussi être utile.

Le texte moderne

Les deux exemples que nous venons de donner montrent l’importance des textes classiques pour la pensée contemporaine. Ces textes demeurent comme une base sur laquelle peuvent se développer de nouvelles idées sociales, éthiques et politiques. Mais la recherche ne se limite pas aux textes classiques. Le plus beau morceau d’exégèse que l’on retrouve dans VUS est l’oeuvre de Lu Yidong, dont on nous dit seulement qu’il est un “intellectuel du continent”. Qu’arrive-t-il si on compare l’édition de 1948 de “La révolution chinoise et le parti communiste”, de Mao, avec les éditions qui ont été publiées après 1949? A l’aide d’une analyse très détaillée, Lu a découvert que certaines parties du texte avaient été corrigées et d’autres supprimées.

Les changements les plus importants concernent la question du “rôle dirigeant” dans la période de “nouvelle révolution démocratique” (1919-1949). Alors que le nouveau texte dit: “Sans le rôle dirigeant du prolétariat, la révolution chinoise n’aurait pas triomphéle texte ancien dit: “Sans la participation et le rôle dirigeant du prolétariat…” Dans le texte original, Mao concevait le prolétariat comme un partenaire, même dans son rôle dirigeant, et accordait à la bourgeoisie une part dans le rôle dirigeant. Dans la version publiée après la victoire des communistes, le point de vue change: maintenant, la révolution chinoise est dirigée uniquement par le prolétariat et le Parti communiste, alors que la bourgeoisie n’a fait que participer à certaines étapes de la lutte révolutionnaire sans jamais avoir un rôle dirigeant (27). L’analyse de Lu montre qu’une étude détaillée des textes peut révéler comment le Parti communiste a “relu” sa propre histoire – ou plutôt comment il souhaite qu’elle se soit déroulée.

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La couverture de chaque numéro de VUS montre différentes images de fractals. Les fractals sont des figures mathématiques d’une complexité infinie, résultant d’une amplification continuelle d’éléments de base très simples. Les éditeurs de VUS considèrent que tout le XXIème siècle pourrait être un phénomène ressemblant aux fractals: une complexité résultant d’éléments de base très simples, une ré-invention, miroir d’une figure précédente.

Mais les images de fractals qui apparaissent sur la couverture de VUS sont souvent fragmentées. Ces fragments représentent les différentes communautés qui constituent la culture chinoise. Avec cette fragmentation, les éditeurs rejoignent la post-modernité à l’intérieur de laquelle aucune synthèse globale ne peut être réalisée. Les réalités culturelles peuvent seulement être saisies par morceaux. Le XXIème siècle dira si ces morceaux sont seulement les débris éparpillés d’une culture perdue ou les fondements d’une nouvelle culture.

CULTURE CHINOISE ET CHRISTIANISME

Dans un numéro de printemps de “Jeunesse chinoise”, un jeune historien, Yang Nianqun était interrogé sur sa vision de la science au XXIème siècle. “Pourquoi l’esprit scientifique s’est-il développé en Occident et non pas en Orient et quelle leçon peut-on en tirer pour le futur?” L’opinion de Yang est qu’il y a un lien essentiel entre l’esprit scientifique et la tradition culturelle. L’un des facteurs-clés de l’Occident a été sa religion: “Il n’est pas vrai que la religion et la science ont toujours été opposéesSaint Thomas d’Aquin a dit que la foi était une forme parfaite de raison, et que la foi et la raison ensemble formaient l’arrière-plan intellectuel à partir duquel l’esprit scientifique pouvait se développer. La forme transcendantale de la foi religieuse a stimulé l’esprit scientifique de l’Occident. L’auteur ne va pas jusqu’à dire que tout le monde en Chine devrait avoir la foi afin de promouvoir la science. “La foi dont nous parlons n’est pas une pure illusion de l’imagination mais une recherche de la vérité dans la foi”. Le plus important est que la science doit entrer dans le “coeur” des hommes (28).

Si l’on considère cette réévaluation positive de la religion occidentale, on peut se demander quelle sera la place du christianisme dans la culture chinoise du XXIème siècle (29). En manière de test, on peut observer la manière dont il est représenté dans VUS. Comme nous l’avons déjà dit, les éditeurs sont volontairement pluralistes, et ils veulent que la culture chinoise entre en dialogue avec le christianisme. Le résultat en est que le christianisme apparaît ici et là explicitement, plus particulièrement dans les discussions sur la théorie de Weber de l’éthique puritaine et de ses différences avec le confucianisme, ou dans le débat sur les utopies chinoise et occidentale. En plus de cela, trois articles sont consacrés au christianisme et ils entrent bien dans la perspective des thèmes déjà mentionnés sur “l’avenir de la culture chinoise”, la “mémoire”, et le “texte”.

Les ténèbres de l’Eden

Le premier article est une exégèse féministe du livre de la Genèse par Wang Qiang, professeur au département de langue anglaise de l’université de Pékin (30). L’auteur défend l’idée de la nécessité d’une lecture féministe de l’histoire, parce que l’histoire a été pendant trop longtemps une histoire au masculin. Le christianisme, comme l’une des sources de la tradition culturelle occidentale, est partie prenante de cette histoire. “La critique féministe des études religieuses a déjà montré le soubassement terriblement sexiste du christianismeSous le titre “Une côte n’est jamais qu’une côte”, Wang analyse la création de l’homme et de la femme dans Genèse 2-3. Alors qu’Adam représente l’être complet, la domination, la préséance, Eve en est réduite à l’incomplétude, à l’inachevé, à la soumission. Que l’homme soit plus important que la femme est alors une conclusion logique, et il devient possible de justifier rationnellement la domination de l’homme et l’oppression de la femme. Dans ce contexte, saint Thomas d’Aquin est cité: “La femme est faite d’une côte de l’homme… Ceci explique pourquoi les femmes ne devraient pas régir les hommes parce qu’après tout, la femme n’a pas été faite de la tête de l’hommeLa supériorité sexiste mâle est encore démontrée dans l’histoire de la pomme où Eve, et avec elle toutes les femmes, sont comprises comme l’origine du mal.

On pourrait facilement reprocher à l’auteur d’avoir mis l’accent sur Genèse 2-3 plutôt que sur Genèse 1, ou bien d’avoir négligé des visions plus positives de la femme dans le même texte tel que l’expliquent les exégètes modernes, ou encore de ne pas se référer aux dernières lectures psychanalytiques de l’histoire de la Création; mais il reste que “l’histoire de la côte et de la pomme” demeure l’une des sources conscientes ou inconscientes de la négation des femmes dans la société occidentale. Quand le christianisme et la Chine échangent et comparent leurs “textes fondamentaux”, le livre de la Genèse et ses interprétations doivent aussi être versés au débat.

Apprendre du passé: marginalité du christianisme

Le souvenir de l’histoire du christianisme en Chine peut aussi être une aide pour le présent. Par exemple, E. Zürcher, professeur d’études chinoises à l’université d’Etat de Leiden, en Hollande, analyse la relation entre le christianisme de la fin des Ming et l’orthodoxie confucéenne selon des documents de première main (31).

A ses yeux, le christianisme de la fin de l’époque Ming souffrait d’une “contradiction fondamentaleVu d’une perspective chinoise, le christianisme était déchiré entre deux orientations opposées. D’une part, il essayait consciemment de s’associer avec le confucianisme, doctrine plutôt rationnelle, sans révélation, sans le concept d’un Dieu personnel, sans idée très élaborée sur la vie après la mort, ni idée de rétribution pour le mal et le bien, sans prêtres et sans miracles. D’autre part, par sa nature même, par sa conception du salut et par ses pratiques liturgiques, le christianisme ne pouvait que s’éloigner du confucianisme et s’identifier au bouddhisme et à la religion populaire. Selon l’opinion de Zürcher, une étude plus précise du christianisme chinois au XVIIème siècle – qui reste largement à faire – révélerait que “c’est cette contradiction inhérente, plutôt que des facteurs externes comme la querelle des rites, qui a empêché le christianisme de devenir mieux qu’un phénomène marginal dans la culture chinoise

L’hypothèse mise en avant par Zürcher est une question-clé de toute réflexion théologique future. Même aujourd’hui le christianisme en Chine semble porter une “contradiction inhérente” entre son expression intellectuelle et son expression populaire. Est-ce une chance ou une limitation en ce qui concerne son intégration dans la culture chinoise?

La Chine peut-elle être sauvée par le christianisme?

Au-delà d’un regard sur le passé, on peut aussi jeter un coup d’oeil sur les visions du christianisme exprimées aujourd’hui par ceux que l’on appelle les “chrétiens culturels”: ce sont des intellectuels qui, au cours de leur étude de la science, de la culture et de la religion occidentales, se sont mis à aimer la théologie. Quelques-uns d’entre eux tendent vers une profession de foi chrétienne. L’une des personnalités les plus importantes de ces “chrétiens culturels” est sans doute Liu Xiaofeng, qui poursuit ses études à Bâle, en Suisse. En 10 articles publiés sous un pseudonyme dans la revue “Reading”, en automne 1988 et au printemps 1989, Liu présentait des théologiens occidentaux comme R. Niebuhr, R. Bultmann, K. Barth, D. Sölle, H. Küng, K. Rahner, J. Moltmann etc. Il montrait la pertinence de leur pensée pour l’avenir de la culture chinoise (32). En 1990, ces articles furent réunis dans un livre sous le titre “Vers la vérité de la croix”. Dans l’introduction du livre, Liu Xiaofeng répond à l’une des critiques qui lui est adressée: a-t-il l’intention de sauver la Chine par le christianisme? Liu estime que c’est là une critique excessive. “Comment pourrais-je sauver un pays? Comment le christianisme comme doctrine ou enseignement pourrait-il sauver un pays? C’est impossible, dit Liu. Seule la personne du Christ sauve les êtres humains et le monde. Par ailleurs, la Chine a-t-elle besoin d’une doctrine pour être sauvée? Tout le monde sait que la Chine ne peut pas être sauvée par une doctrine. Libérer la Chine et nous libérer nous-mêmes de l’idée qu’un pays doit être sauvé, voilà le vrai défi” (33).

Dans un article de VUS, Sun Jin, spécialiste de l’histoire de la pensée à l’Institut Lu Xun de littérature de Pékin, a développé la question: “Que veut dire exactement Liu Xiaofeng? N’espère-t-il pas que son insistance sur la théologie pourrait apporter quelque chose à la Chine?” demande-t-il. Mais, en admettant que la théologie et la religion sont des expériences individuelles, Liu, en fait, explique déjà pourquoi elles ne peuvent pas sauver une “nation”. Selon l’opinion de Sun Jin, le christianisme n’est d’aucun secours à la Chine, parce que sa théologie est trop abstraite et la pensée chinoise n’est absolument pas abstraite, et aussi parce que la religion est essentiellement une expérience individuelle qui ne peut pas et ne doit pas être directement politisée. La question centrale de Sun est alors la suivante: “Même si la théologie traite de choses qui n’ont pas été bien débattues en Chine, est-ce que la modernisation occidentale s’est développée plus rapidement parce que les Occidentaux s’ent sont préoccupés? Par conséquent, si nous adoptons ces choses, qu’apporteront-elles au développement économique, à la sécurité sociale, à la prospérité culturelle et à la santé du peuple?” En d’autres termes, en quoi est-il utile que nous adoptions l’esprit chrétien? En quoi celui-ci a-t-il été rééllement utile à la modernisation occidentale? (34)

Ces questions, auxquelles Sun Jin ne répond pas lui-même, vont certainement au-delà du débat particulier avec Liu Xiaofeng.

Pourquoi le christianisme a-t-il échoué à infiltrer le confucianisme quand celui-ci était encore en vie? Et quand les intellectuels chinois ont commencé à rejeter leur propre héritage au profit de l’occidentalisation, pourquoi le christianisme n’a-t-il pas succédé à un confucianisme mourant? Ce furent les questions posées par Joseph R. Levenson (35). Selon lui, au XVIIème siècle, les Chinois se sont opposés au christianisme au nom de la tradition. Au XXème siècle, spécialement après la première guerre mondiale, la critique principale adressée au christianisme était son “antimodernisme”. Au départ donc, le christianisme était accusé de ne pas être confucéen, ce qui est une critique propre à la civilisation chinoise. A l’arrivée, le christianisme est accusé d’être “non scientifique”, ce qui est une critique venue de la civilisation occidentale.

La situation est-elle différente aujourd’hui? Officiellement, la Chine est devenue moins anticonfucéenne ou moins antichrétienne. Néammoins, à un stade où toute l’attention est centrée sur la modernisation, ni le confucianisme ni le christianisme ne sont perçus comme pouvant contribuer en quoi que ce soit à ce processus. Pourtant, dans le domaine intellectuel, un certain changement semble s’être opéré. Comme on peut l’observer dans les articles de VUS, quelques intellectuels s’intéressent à la signification future du confucianisme et du christianisme quand la Chine sera entrée dans la modernité. De la même manière qu’ils considèrent important de rechercher “l’esprit originel” de leur propre tradition, de même, ils veulent s’inspirer de l’esprit originel chrétien de la tradition occidentale. Alors que précédemment le christianisme était considéré comme non scientifique, ils découvrent maintenant qu’il a contribué au développement des sciences occidentales. Une fois encore, ces idées sont partagées par quelques intellectuels, pas par tous.

De lui-même, VUS pose une question aux chrétiens qui appartiennent aux trois sphères de la Chine culturelle. La raison pour laquelle, dans le passé, les chrétiens sont rarement intervenus dans le débat intellectuel de la société chinoise n’est-elle pas leur propre manque d’intérêt pour ce fragment de la culture chinoise et leur préoccupation obsessionnelle de ce qui est chrétien? Il est peut-être temps de se rendre compte que le christianisme n’est qu’un fragment dans la société chinoise; mais il en est un, et s’il veut devenir partie prenante du futur fractal chinois, il devra, avec les autres fragments, s’atteler à la construction d’une nouvelle culture.