Les statistiques officielles font état de 5 140 porteurs du virus et de 72 cas de sida déclaré. La situation n’est donc pas considérée comme grave, mais beaucoup de membres des organisations non gouvernementales pensent que les chiffres officiels sont inférieurs à la réalité, et quelques-uns d’entre eux estiment qu’il y aurait environ 50 000 séropositifs (1).
« La Malaisie a une occasion unique d’arrêter la progression du sida », déclare Terry Scott, spécialiste du sida travaillant pour une organisation américaine. « C’est un des rares pays au monde qui possède l’infrastructure, le savoir et la capacité de faire quelque chose avant qu’il ne soit trop tardIl reste à savoir cependant si le gouvernement malaisien va profiter de cette situation favorable.
Ce n’est pas qu’il préfère ignorer le problème, c’est même tout le contraire. Le ministère de la Santé avait dressé un plan d’action et commencé un programme de dépistage sanguin avant même que le premier cas de sida ait été annoncé en 1986. La vitesse de progression du sida parmi les consommateurs de drogue par injection est largement médiatisée, et les derniers chiffres concernant les porteurs du virus ou les malades du sida sont fréquemment repris dans la presse nationale.
« Le ministère malaisien de la Santé a pris la pleine mesure de cette maladiedit un autre spécialiste du sida, « son problème est de passer à l’actionUne de nos sources se réfère à ce sujet à la très vieille question des relations entre Eglise et Etat : « Traditionnellement, le soutien politique (dont jouit le gouvernement) provenait du nationalisme malaisdit-il. « Mais aujourd’hui, c’est le fondamentalisme islamique qui se révèle de plus en plus influent en politique. Cette question du sida en est un exempleA l’égard du sida, le ministère de la Santé marche sur la corde raide en essayant de garder l’équilibre entre deux exigences contradictoires. L’une est la nécessité d’une action efficace et immédiate. L’autre est la nécessité politique de ne pas s’aliéner les organisations islamiques influentes et d’autres groupes profondément conservateurs.
Jusqu’à une époque récente, le ministère semblait favoriser une solution pragmatique. Les propositions débattues l’année dernière prévoyaient l’introduction de l’éducation sexuelle dans les écoles, l’encouragement à utiliser les préservatifs dans les groupes à haut risque, des mesures pour empêcher les toxicomanes de se passer les seringues les uns aux autres, et l’introduction du dépistage pour surveiller la progression de la maladie chez les prostituées. Mais chacune de ces mesures a rencontré une farouche résistance.
Au sujet de l’éducation sexuelle, les parents, les enseignants et les groupes religieux se sont vivement alarmés . « Sexe est un gros motdit Zainal Abidin Bin Abdul Kadir, directeur-général des Affaires islamiques au bureau du premier ministre. « Dans notre pays le terme de sexe désigne uniquement la relation physique. Il n’y a pas besoin d’être si explicite. Nous devrions enseigner un mode de vie sainLe ministère de la Santé a admis ce point et à la fin de l’année 1992, l’éducation sexuelle a été remplacée dans les écoles par une éducation à la vie de famille saine. L’accent a été déplacé du sexe à « d’autres aspects de la famille et de la vie sociale tels que les bonnes valeurs, la morale et la responsabilité parentale
Le projet d’informer les toxicomanes sur les risques de se partager les mêmes seringues a eu encore moins de suite. Le ministre de la Santé, Lee Kim Sai, a déclaré que certains groupes avaient exprimé le sentiment que cela « encourageait les consommateurs de drogue à continuerDe même, la proposition du ministre de surveiller la progression du virus chez les prostituées a été ruinée par ceux qui ont estimé qu’elle revenait à promouvoir le commerce du sexe.
Cette manière d’aborder le problème revient à traiter les symptômes plutôt que la cause du mal, estime une éminente personnalité du Conseil national des intellectuels musulmans, Mahfodz Mohamed. Il incline, lui, à mettre en quarantaine tous les porteurs du virus et à leur enseigner l’importance de la religion. « Si nous voulons sérieusement venir à bout de ce problème, nous devons appliquer la loi islamique, dit-il. Elle est très efficace dans ce domaine. Cent coups de fouet pour la prostituée et son client. De 40 à 80 pour les consommateurs de drogue. Le gouvernement prétend que ce n’est pas possible dans un pays multiracial. Nous suivons donc le système judiciaire hérité de la période coloniale. Mais la loi islamique est bonne pour tous. Toutes les religions sont opposées à la prostitution et à la consommation de la drogue
Les propositions du ministère de la Santé pour l’utilisation des préservatifs ont rencontré aussi une forte opposition de groupes tant catholiques que musulmans. Bien que plusieurs pays musulmans, notamment l’Indonésie, aient incorporé avec succès l’usage des préservatifs dans leurs campagnes de contrôle des naissances, les préservatifs souffrent en Malaisie d’un problème d’image. « Le préservatif est généralement associé aux relations sexuelles illicitesdit Cheng Yin Mooi directrice de la fédération des associations de planning familial. « Certains Malais disent que le préservatif est contraire à l’islam. D’autres déplorent qu’il diminue la sensibilité et que ce soit l’homme qui soit obligé de s’en servir. Les Malais préfèrent les contraceptifs oraux ou les injections. Ce sont les Chinois malaisiens qui utilisent le plus fréquemment les préservatifs
C’est la question du préservatif qui a amené au jour le conflit latent qui opposait les groupes religieux au ministère de la Santé. Lors de la journée mondiale du sida, en décembre 1992, Mohamed Farid Ariffin, secrétaire d’Etat au ministère de la Santé, fut photographié distribuant des préservatifs alors qu’il se trouvait à une exposition sur le marché principal de Kuala Lumpur. Son initiative donna lieu à une série de protestations au parlement et de la part de groupes religieux. Farid se défendit en disant qu’il s’agissait de préservatifs venant à l’organisation non gouvernementale, qui avait pris l’initiative de l’exposition, et non du gouvernement et que, par ailleurs, il n’était pas vraiment en train de les distribuer. De manière plus significative il ajouta : « Il faut corriger une erreur d’interprétation sur l’usage du préservatif. Il est destiné seulement à ceux qui sont porteurs du virus et qui sont légalement mariés
Ce propos est interprété par certains observateurs comme la première indication que le gouvernement est en train de réviser sa politique en fonction des désirs exprimés par les organisations religieuses. Une de nos sources craint qu’il n’annonce le début d’une approche moins pragmatique des problèmes posés par la maladie. « Au lieu de donner aux gens des conseils pratiques sur la manière d’éviter d’être infectés par le virus, ils vont commencer à faire des déclarations sur les maux causés par l’adultère
Le ministre de la Santé, Lee Kim Sai, et son adjoint, Farid, ont tous les deux mentionné la difficulté de définir une politique qui soit acceptable par les groupes religieux. L’un et l’autre les ont appelé à les rejoindre dans leur lutte contre le sida. « Nous avons toujours été critiqués par les organisations religieuses, et spécialement par les intellectuels musulmans, à propos des décisions que nous avons prises dans le passédéclarait Farid en octobre 1992. Il indiquait en même temps que 70% des porteurs du virus étaient malais. Les Malais forment 50% de la population et ils sont tous officiellement musulmans.
En janvier 1993, Farid a annoncé qu’on était peut-être sorti de l’impasse. Au début du mois il a organisé une réunion de haut niveau avec quelques-uns des plus importants intellectuels musulmans du pays. « L’unanimité s’est faite lors de cette réunion sur le fait que nous ne pouvons pas gérer le problème si nous ne revenons pas à l’enseignement de l’islama dit Sallehudin Bin Abu Bakar, nouveau directeur du département de prévention et de contrôle du sida au ministère de la Santé. « Tout le monde doit adopter les valeurs islamiquesajoute-t-il.
Parmi les recommandations citées par Sallehudin, il y a celle de mettre fin à la mixité entre garçons et filles, une censure plus stricte de la télévision et la possibilité pour les maîtres de doctrine musulmans d’enseigner en dehors des mosquées. Dans une interview accordée au Far Eastern Economic Review, Farid décrit cette réunion comme un grand succès : « Un appel a été lancé aux intellectuels musulmans et ils ont répondu de manière positive. Je vais rencontrer tous les groupes religieux et pas seulement les musulmans. Notre but est d’élaborer un programme qui amènera la population à changer son mode de vie
Le ministère de la Santé vient d’annoncer une substantielle augmentation de son budget pour le sida qui est porté à plus de 9 millions de dollars américains pour 1993. L’argent sera consacré au dépistage sanguin, aux programmes des organisations non gouvernementales, à l’éducation pour la santé, et ainsi de suite, ce qu’un journal local décrit comme « le contrôle des prostituées grâce au sida et aux maladies sexuellement transmissibles
L’argent ne sera pas dépensé en promotion du préservatif. « Nous n’encourageons son utilisation que dans les milieux contaminés et dans le cadre du mariagedit Farid. « Il reviendra aux organisations non gouvernementales d’enseigner son mode d’emploi à la population, dans les relations (sexuelles) licites. Il n’y aura pas non plus de programme de mise en garde des toxicomanes contree l’usage à plusieurs des mêmes seringues, car une telle mesure serait illégale. Le gouvernement ne travaillera pas non plus directement avec les prostituées car la prostitution est illégale. Nous préférons que ce soit les organisations non gouvernementales qui fassent tout le travail nécessaire
Farid dit que son ministère va se concentrer sur l’éducation de la population : « Ce que nous comptons affirmer c’est que le sida n’est pas simplement une question médicale. C’est aussi une question morale et une question de valeurs. Notre position générale est de dire que le sida et la séropositivité sont liés à des modes de vie et c’est cela que nous devons changer. Ce ne sera pas facile
Le ministère de la Santé travaille depuis 1991 avec un comité représentant 17 organisations non gouvernementales. Ce comité coordonne le travail des organisations membres dans les domaines où le gouvernement ne veut pas s’engager. Les problèmes administratifs sont tels que les crédits alloués pour l’année 1992 n’ont pas encore été entièrement distribués.
« Il y a beaucoup de travail à fairedit le secrétaire du comité, Hisham Hussein. « Tout le monde a entendu parler du préservatif mais peu de gens savent l’utiliser correctement. Nous devons éduquer les prostituées et les consommateurs de drogue sur les risques de séropositivité. Une seule des organisations non gouvernementales représentées au comité est basée en dehors de Kuala Lumpur et pourtant la majorité des séropositifs viennent de districts ruraux
Aussi longtemps que le sida sera traité comme une affaire morale et non comme comme un problème médical, (cette éducation) sera difficile à organiser. Farid admet qu’il n’est pas facile d’équilibrer les exigences de l’action pratique et le besoin d’une saine vision morale. « S’il y a une certaine résistance dans la population tout notre programme pourrait échouer, dit-il. C’est aux organisations non gouvernementales de gérer les problèmes les plus délicats. Je suis optimiste sur les chances de succès de cette méthode