Eglises d'Asie – Malaisie
LE MOUVEMENT CHARISMATIQUE CATHOLIQUE EN MALAISIE – Une approche sociologique
Publié le 18/03/2010
… et son sens dans le contexte d’un pays qui s’efforçait de parvenir au niveau de vie de l’Occident, au moyen d’un développement rapide des villes et de l’industrie, et qui poursuivait simultanément un programme d’islamisation accélérée.
Les chrétiens charismatiques cherchent à affirmer dans une société séculière la validité des définitions religieuses de la réalité. En même temps, avec le sentiment de vivre un fait
crucial, ils réagissent aux changements politiques qui ont depuis l’indépendance modifié le statut et les prérogatives des religions non musulmanes. Nous examinerons dans ces pages comment, face à la sécularisation et à l’islamisation, le renouveau charismatique a réagi en fonction de la situation faite aux chrétiens malaisiens, de plus en plus exclus de la vie publique. La communauté chrétienne ressent le fait qu’elle est une minorité, en marge de la société malaisienne en majorité musulmane. Les difficultés qu’éprouvent les chrétiens pour se renforcer et s’étendre dans un environnement politique ressenti par eux comme hostile leur inspirent de la crainte pour l’avenir. Leur christianisme, qui n’est pas une caractéristique ethnique – sauf dans le cas des Eurasiens – n’en est pas moins classé politiquement comme une religion non malaise. Qu’ils soient Chinois, Indiens ou Eurasiens, ils se voient eux-mêmes comme une collectivité non malaise, privée de pouvoir politique et de prestige. C’est ce sentiment nouveau d’une identité entre chrétien et non-malais qui se fait jour à travers le mouvement charismatique.
Le christianisme dans la Malaisie devenue indépendante
L’indigénisation du christianisme, commencée pendant l’occupation japonaise de la Malaisie, s’est accentuée à mesure que son indépendance se prépara dans le sillage de la deuxième guerre mondiale. Auparavant, les institutions chrétiennes de la péninsule étaient financées et contrôlées par des missionnaires étrangers qui ne se hâtaient guère de former un clergé asiatique. Au lendemain de la guerre, quand ils envisagèrent l’éventualité de leur départ après l’indépendance, ils déployèrent des efforts plus sérieux pour préparer les chrétiens du pays à diriger leur Eglise. Ce qui n’empêcha pas les Eglises de manquer cruellement de personnel indigène à la fin de l’ère coloniale en 1957. Ce fut l’époque où les pressions politiques incitèrent sans relâche à l’indigénisation de toutes les sphères de la vie sociale, y compris les organisations chrétiennes. Dès que l’indépendance fut acquise, la délivrance de permis de séjour aux missionnaires étrangers fut subordonnée à de strictes conditions. Ils obtinrent des visas, en nombre limité, parce qu’il était entendu que les organisations chrétiennes qui utilisaient leurs services allaient former des citoyens du pays pour remplir les tâches de ces missionnaires étrangers à l’expiration de leurs visas.
Pendant les années qui suivirent l’indépendance, le manque de ministres du pays bien formés resta un problème pour les Eglises. Aujourd’hui encore, les séminaires fondés sur place pour satisfaire ce besoin n’arrivent pas à le satisfaire pleinement. Ce qui oblige les chefs des Eglises à solliciter du gouvernement des permissions spéciales pour faire venir davantage de missionnaires étrangers et prolonger le visa de ceux qui travaillent déjà dans le pays. A l’ordinaire les autorités d’immigration examinent ces requêtes cas par cas. Il leur arrive d’y faire droit quand une justification suffisammment forte est démontrée.
Après la fin de l’ère coloniale, les organisations et les activités chrétiennes devinrent l’objet d’un contrôle plus étroit du gouvernement. Ce changement a affecté en particulier les établissements chrétiens d’enseignement. Peu de temps après l’indépendance, les écoles de mission furent absorbées par le système d’enseignement gouvernemental. Elles ne subsistèrent que de nom. Les organisations chrétiennes en perdirent le contrôle administratif. La partie religieuse de leur programme, autrefois obligatoire, devint une matière à option, puis fut supprimée. Désormais complètement sécularisées, ces écoles ne se prêtent plus ni à l’évangélisation ni à la transmission indirecte de valeurs chrétiennes. Leur perte d’influence dans l’enseignement a dramatiquement réduit le prestige dont les chrétiens jouissaient à l’époque coloniale. La sécularisation des écoles de mission a préfiguré quelle serait la position marginale du christianisme dans la société malaisienne.
Après le déclin de l’influence chrétienne dans l’enseignement, l’expansion des Eglises s’est heurtée à une accumulation d’obstacles administratifs. Par exemple, en matière d’acquisition de terrains et de cimetières. Du point de vue des dirigeants de ces Eglises, les superficies qui leur sont allouées dans les plans de développement urbain tracés au niveau de l’Etat ou de la fédération sont insuffisantes au regard de leurs besoins. Ce problème foncier, perçu comme une menace sérieuse pour la survivance et la croissance du christianisme en Malaisie, a amené les catholiques romains et les grandes dénominations protestantes à coopérer de manière informelle.
L’islamisation accélérée depuis l’indépendance a inspiré de vives appréhensions chez les catholiques et les protestants. La prédominance de l’islam dans la vie publique se révèle dans l’attribution des meilleurs terrains des villes pour y construire les mosquées, dans les coupures régulières des programmes de radio et de télévision par des lectures du Coran et des prières ; dans la large place réservée par la presse aux activités et aux affaires de l’islam. En outre, l’étude de l’islam fait partie des programmes dans les écoles gouvernementales et s’impose comme une discipline scolaire normale à tous les élèves musulmans. Au contraire l’instruction religieuse non musulmane ne fait pas partie du programme scolaire et ne peut être dispensée qu’en dehors des heures de cours. Répandre les valeurs islamiques est aujourd’hui une politique du gouvernement. En vertu de cette politique, il patronne chaque année des échanges télévisés sur la lecture du Coran pendant le ramadan. Il a certes aussi réaffirmé, dans le contexte de sa politique d’islamisation, la reconnaissance légale de la liberté religieuse des non-musulmans. Les chrétiens ne s’en sentent pas moins contraints à la prudence dans leurs activités.
On retrouve dans la façon dont les chrétiens de la péninsule malaisienne perçoivent la crise religieuse actuelle les anxiétés des citadins de la classe moyenne non musulmane. Ce groupe social apparaît quand on étudie la répartition des chrétiens par groupe ethnique et par région. Le recensement de 1980 auquel nous nous référons ici a révélé que les chrétiens constituent 7% de la population totale de la Malaisie. Mais ils ne sont que 2% dans la péninsule, alors que dans l’île de Bornéo ils représentent 29% dans l’Etat de Sarawak et 27% dans celui de Sabah. Dans la péninsule, la population chrétienne est concentrée dans les zones urbaines, spécialement dans les plus grandes villes de la côte ouest, elle appartient principalement à la classe moyenne et est presque toute d’origine chinoise ou indienne : un peu plus de 51% est chinoise, environ 35% indienne.
Les développements postérieurs à l’indépendance que nous venons de décrire ont provoqué des réactions de défense dans la communauté chrétienne. Les chefs des Eglises se sont aperçus que la marginalisation progressive du christianisme faisait de l’unité chrétienne une nécessité urgente. Les dirigeants du Conseil des Eglises de Malaisie, organisme oecuménique qui réunit neuf dénominations, et la hiérarchie catholique romaine ont cherché à se mettre à couvert dans une vaste organisation qui rassemblerait catholiques romains, protestants, des groupes non chrétiens comme les hindous et les bouddhistes, et qui permettrait aux chrétiens d’adopter publiquement une position commune sur les questions nationales où tous les non-musulmans sont concernés. Dans le même temps, le Conseil des Eglises de Malaisie a tenté de se mettre lui-même au service d’une unité plus étroite entre les chrétiens, mais ses ouvertures se sont heurtées à des résistances quand, affilié lui-même au Conseil mondial des Eglises, organe oecuménique libéral où dominent des protestants plutôt souples en matière de doctrine, il a tenté d’enrôler les Eglises fondamentalistes, évangéliques ou pentecôtistes. Et de son côté l’Eglise catholique romaine a également eu peur de se lier formellement avec le Conseil des Eglises de Malaisie à cause de ses relations avec le Conseil mondial.
L’Eglise catholique romaine représente le courant principal du christianisme dans la Malaisie péninsulaire, où près de 80 pour cent des chrétiens sont catholiques. Parmi les protestants, qui représentent 19,4% des chrétiens, les méthodistes sont la plus grande et la plus influente des dénominations (42% des protestants), suivis par les anglicans (17,5%) et les adventistes du septième jour (7%), tandis qu’environ 9% des protestants se rattachent aux dénominations pentecôtistes.
Tous les groupes chrétiens qui restent en dehors du Conseil des Eglises de Malaisie se montrent néanmoins sincèrement désireux de se mettre sous la protection d’une organisation interreligieuse dans laquelle ils rejoindraient le Conseil des Eglises de Malaisie tout en gardant leur identité distincte. Ce désir a inspiré la réponse positive qu’ils ont faite à deux conférences nationales chrétiennes patronnées par ce Conseil, l’une en 1979, suivie par 150 représentants de quarante-deux Eglises (parmi lesquelles les catholiques romains, les évangéliques et les pentecôtistes), l’autre en 1982 qui a attiré 300 participants.
Si la politique d’islamisation du gouvernement a rendu les Eglises plus désireuses de coopérer ensemble, cette affirmation croissante de l’islam en Malaisie est toutefois un catalyseur plutôt que la cause des aspirations oecuméniques des Eglises locales, puisque le mouvement oecuménique international a été en progrès depuis le début du vingtième siècle. Hostiles au mouvement oecuménique animé par le Conseil mondial, les Eglises évangéliques et fondamentalistes essaient de former un Conseil évangélique national comme une alternative au Conseil des Eglises de Malaisie, mais elles veulent tout de même coopérer dans une certaine mesure avec celui-ci. En 1985 la coopération entre le Conseil des Eglises de Malaisie, les catholiques et les évangéliques a pris forme dans la Fédération chrétienne de Malaisie.
Les efforts déployés en vue d’une certaine unité chrétienne au niveau national et d’une coopération avec les dirigeants religieux non chrétiens sont allés de pair, à l’échelle locale, avec de nouvelles tentatives d’organisation chrétienne. La solidarité et l’expansion des chrétiens sont de plus en plus poursuivies dans un cadre informel et privé. Les obstacles que la bureaucratie oppose à la construction de nouvelles églises ont poussé les chrétiens à s’assembler dans des maisons privées. Des cellules catholiques et protestantes qui se réunissent chez des particuliers se sont avérées des plus efficaces pour redonner vie aux membres de l’Eglise et pour évangéliser les non-chrétiens. En même temps qu’ils forment des cellules, les chrétiens tablent plus largement sur leurs membres laïcs. Ce mode d’organisation souple donne une moindre prise aux contrôles du gouvernement et offre une solution au problème de la pénurie de ministres religieux instruits.
Les formes d’organisation du mouvement charismatique ne sont pas davantage affectées par la difficulté d’obtenir des terrains ou par les mesures restrictives à l’égard des visas d’entrée des missionnaires. Les réunions de prières dans les maisons privées et le rôle dirigeant des laïcs sont des traits de l’organisation charismatique qui réduisent au minimum son besoin de traiter avec les autorités gouvernementales. Dans le cas des charismatiques catholiques, leur incorporation dans la structure de l’Eglise fait disparaître la nécessité d’une déclaration au registre des sociétés, puisque l’Eglise catholique est déjà un corps légalement reconnu. N’ayant pas d’existence légale séparée de l’Eglise catholique, le mouvement charismatique catholique jouit de l’invisibilité.
Jusqu’au milieu des années 70, le mouvement néo-pentecôtiste ou charismatique n’a eu qu’une influence limitée dans le pays, bien que les confessions se réclamant du pentecôtisme y aient été introduites dès 1930. Les plus importantes, fondées entre 1930 et 1952 : l’Eglise pentecôtiste de Malaisie, l’Eglise pentecôtiste indépendante et les Assemblées de Dieu comptaient au total 4 000 adeptes en 1970. Les catholiques romains, les méthodistes et les anglicans qui formaient le gros de la communauté chrétienne avaient peu de contact, voire aucun, avec les dénominations pentecôtistes. Ils restèrent profondément ignorants des doctrines et des formes de culte pentecôtistes jusqu’à l’arrivée en Malaisie, vers 1975, du mouvement charismatique interconfessionnel.
Bien que les participants du mouvement charismatique se retrouvent dans toutes les subdivisions de la communauté chrétienne, la prédominance des catholiques parmi les chrétiens de Malaisie nous fera centrer ces pages sur les charismatiques catholiques romains.
Les origines du mouvement charismatique aux Etats-Unis
La signification du mouvement charismatique catholique en Malaisie s’éclaire à la lumière de ses origines américaines. C’est dans la tradition protestante américaine du « réveil » que le renouveau charismatique catholique a trouvé son inspiration et ses modèles. Cette tradition a suscité aux Etats-Unis à partir du début du dix-huitième siècle des mouvements séparés qui mettaient l’accent sur l’émotion et sur le transport extatique et dont l’un des plus influents, le pentecôtisme, s’est révélé au début du vingtième siècle comme une tendance dynamique du christianisme américain. Il cherche à faire revivre l’âge apostolique en donnant une place spéciale à la troisième personne de la Trinité. Les « effusions de l’Esprit saint » qui se manifestent dans les miracles ont distingué le christianisme apostolique du christianisme institutionnel. Les premiers chrétiens, « remplis » de l’Esprit saint, parlaient en langues, guérissaient les malades, chassaient les démons, prophétisaient et avaient des visions. Parmi ces conduites extatiques, les pentecôtistes ont accordé à la glossolalie ou « parler en langues » (1) une importance spéciale, en tant que première évidence de l’expérience religieuse fondamentale qu’ils recherchent, le baptême du saint Esprit.
Les origines du pentecôtisme aux Etats-Unis sont intimement liées à la sécularisation. Ce mouvement a en effet proposé une solution à la crise de la foi que les prétentions de la science ont provoquée à la fin du dernier siècle et au début de celui-ci en défiant la vérité littérale de la Bible. Pour résoudre les discordances entre la Bible et les découvertes scientifiques, les théologiens libéraux avaient opté pour une approche historique critique de la Bible, en cessant d’insister sur sa vérité littérale. Le développement d’une théologie sécularisée troubla profondément un grand nombre de chrétiens. Or beaucoup de ceux dont la foi était ébranlée furent convaincus par les pentecôtistes pour qui la preuve de la vérité scripturaire est donnée dans l’expérience du baptême de l’Esprit, que la glossolalie rend manifeste. Le pentecôtisme les conduisit à l’expérience d’une extase personnelle, culminant dans l’euphorie d’un sentiment de certitude et de puissance.
Le mouvement pentecôtiste trouva ses premiers échos dans les basses classes, auprès des immigrants d’Europe, des illettrés, des économiquement faibles, chez les Noirs comme parmi les Blancs. Il attira aussi les femmes en grand nombre, à qui son organisation décentralisée et sa conception individualiste de l’autorité permettaient souvent d’exercer des fonctions de direction. Puis le pentecôtisme se tourna davantage vers la classe moyenne. Certaines de ses communautés, devenues riches, prirent les traits des dénominations protestantes respectables : belles églises, ministres cultivés, style de culte moins émotionnel. Aujourd’hui ses campagnes publicitaires bien orchestrées réunissent pour ses évangélistes itinérants de larges auditoires dans des hôtels de luxe.
Une autre organisation de réveil pentecôtiste fondée en 1951 par Oral Roberts a introduit le mouvement dans le milieu des hommes d’affaires et des professionnels de haut niveau, en organisant aux Etats-Unis et de par le monde des déjeuners-débats où des laïcs évangélisaient d’autres laïcs en leur donnant le témoignage de leur expérience personnelle du baptême de l’Esprit saint. Le succès des manifestations de ce genre a contribué à l’émergence du néo-pentecôtisme, diffusion du mouvement de renouveau dans les principales Eglises chrétiennes, y compris l’Eglise catholique romaine. Né en 1967 à l’initiative d’universitaires, le Renouveau charismatique catholique a organisé dans tous les Etats-Unis des groupes de prière, dont les participants partagent sentiments et expériences, cherchent à personnaliser la foi et la pratique catholique traditionnelle, comme les prodiges et les dons de l’Esprit-Saint. Les modes de prière expressifs, spontanés, sont encouragés. En dépit de l’influence qu’il a reçue du pentecôtisme protestant, ce mouvement opère dans le cadre de l’Eglise catholique romaine. Il veut promouvoir l’expérience de la Pentecôte comme moyen de renouveler et de renforcer la vie sacramentelle.
L’apparition du Renouveau charismatique catholique à la fin des années 60 a coïncidé avec des changements profonds de la communauté catholique américaine et traduit une réponse des catholiques instruits de la classe moyenne à ces changements. Auparavant, la communauté catholique américaine se voyait elle-même à l’image des immigrants, en butte à la discrimination et à l’exclusion des institutions dominantes. Les catholiques avaient réagi à l’hostilité de la majorité protestante en se réfugiant dans des ghettos ethniques et en se forgeant une sous-culture catholique. Tout cela commença à craquer quand les catholiques de la classe moyenne se mirent à déménager vers les banlieues résidentielles et que la sécularisation accélérée de la société américaine mit une sourdine à la discrimination religieuse. Les catholiques furent acceptés, intégrés dans la classe moyenne, dans le milieu social des banlieues avec leurs institutions, cependant que les institutions catholiques d’enseignement, de santé, de loisirs, de presse, d’assistance… devenaient obsolètes. Dans les années 60, l’Eglise catholique en Amérique s’est rendue compte qu’elle avait rempli sa mission envers les immigrants catholiques et devait prendre une direction nouvelle.
A la même époque, elle était engagée dans un difficile renouvellement déclenché par le concile Vatican II (1962-1965). A la suite des réformes du concile, beaucoup d’éléments extérieurs qui avaient symbolisé les différences entre catholiques et protestants : l’abstinence de viande le vendredi, les jours de jeûne…, furent abandonnés, de même qu’une approche légaliste du péché et de la pénitence, afin d’encourager une plus grande maturité de la foi et de la pratique religieuse. Ces réformes laissèrent le laïc moyen décontenancé, mais n’allèrent pas assez loin pour satisfaire certains groupes d’intellectuels de l’Eglise. Le concile Vatican II fut suivi d’un surcroît de querelles et de dissensions à l’intérieur de la communauté catholique américaine. L’Eglise ne sembla plus parler d’une seule voix au moment où des groupes variés tentaient de redéfinir l’identité catholique dans la société américaine.
Ce problème d’identité a été ressenti avec plus d’acuité par les intellectuels catholiques de la classe moyenne. Les signes extérieurs qui séparent catholiques et protestants n’étaient plus pour eux essentiels. L’abandon de beaucoup de pratiques catholiques de dévotion, le recul implicite du culte de la vierge Marie laissaient un vide que les réformes du concile n’avaient pas vraiment comblé. Le néo-pentecôtisme a fourni, à travers une expérience concrète, une nouvelle voie d’accès à la dévotion en même temps qu’à une redéfinition du catholicisme en Amérique. Le Renouveau charismatique catholique, fondé par des laïcs, a repris plusieurs thèmes du concile Vatican II : un rôle plus important des laïcs dans l’Eglise, une orientation biblique plus marquée, une disposition plus grande à communiquer avec les chrétiens non catholiques. Or ces préoccupations des catholiques américains qui se sont exprimées dans le Renouveau charismatique catholique se retrouvent, bien que pour des raisons assez différentes, dans la communauté catholique de Malaisie.
Les organisations charismatiques dans les villes de Malaisie
Le mouvement néo-pentecôtiste s’est répandu en Malaisie dans les principales Eglises protestantes et chez les catholiques romains en dehors des dénominations pentecôtistes classiques. La communauté chrétienne malaisienne a pris contact avec le Renouveau charismatique grâce à des réunions de « réveil » préparées par une bonne publicité et tenues dans les meilleurs hôtels, à Kuala-Lumpur et dans d’autres grandes villes de la côte ouest de la péninsule malaisienne. Fréquentes au milieu des années 70, ces réunions charismatiques étaient dirigées par des évangélistes étrangers en tournée, sous le patronage d’organisations pentecôtistes d’Amérique. Elles furent souvent des réunions interconfessionnelles, ouvertes aux grandes Eglises chrétiennes, et attirèrent en grand nombre : catholiques de la classe moyenne, anglicans, méthodistes et membres d’autres dénominations protestantes intéressés par la quête du baptême de l’Esprit et remués par les guérisons spirituelles opérées au cours des réunions de réveil.
Les catholiques romains malaisiens n’éprouvèrent aucune inhibition à assister aux réunions de prière patronnées par des organisations charismatiques protestantes. Et au moment même où celles-ci déployaient leurs activités en Malaisie, ils entendirent parler du Renouveau charismatique catholique. Des prêtres étrangers rentrant d’un congé dans leur pays, des Malaisiens partis en voyage ou vivant à l’étranger transmirent l’information, de sorte que les catholiques de la péninsule furent influencés à la fois par les charismatiques protestants et par les ouvrages du Renouveau charismatique catholique. Ce mouvement de renouveau se répandit surtout parmi eux quand l’archevêque de Kuala-Lumpur adopta officiellement, en 1976, une politique de plus grande participation des laïcs dans la direction de l’Eglise et approuva à ce sujet le Renouveau charismatique catholique.
Cette année-là, la hiérarchie ecclésiastique convoqua une conférence de renouvellement pastoral à Penang, en priant tous les prêtres de préparer les laïcs à prendre en mains les affaires de leur paroisse pendant le mois que durerait la conférence. Elle voulait, par cette mesure radicale sans précédent, tirer le laïcat de sa passivité traditionnelle. Et le rôle dirigeant des laïcs était au centre de l’ordre du jour de la conférence de renouvellement pastoral, réunie pour mettre en oeuvre les réformes du concile Vatican II et fixer un nouvel axe de marche de l’Eglise en fonction des changements rapides de la société malaisienne. L’application des réformes de Vatican II sur la participation des laïcs et la recherche d’une réponse concrète au manque de prêtres ordonnés étaient pour l’Eglise catholique de Malaisie un même problème. La difficulté de recruter des prêtres locaux ou des missionnaires en nombre suffisant lui posait la question de sa survie. Face à cette situation, la conférence du renouvellement pastoral choisit de se tourner vers le laïcat. Il fallait discerner et former de futurs dirigeants laïcs, spécialement dans la jeunesse catholique, en leur confiant de plus en plus de responsabilités. Et à travers ces dirigeants laïcs dynamiques, c’est l’ensemble du laïcat catholique qu’il fallait mobiliser. La promotion du Renouveau charismatique catholique visa à pousser plus avant cette nouvelle stratégie basée sur le laïcat.
Le mouvement apparut aussi à la hiérarchie catholique comme un contrepoids à l’influence des rencontres charismatiques de prière patronnées par les protestants, spécialement par les Assemblées de Dieu. Il était notoire en effet que des catholiques assistaient régulièrement aux réunions de prière interconfessionnelles que les Assemblées de Dieu tenaient le dimanche après-midi dans un grand hôtel de Kuala-Lumpur. Le clergé catholique en éprouvait quelque crainte, soupçonnant les Assemblées de Dieu de faire discrètement du prosélytisme auprès des catholiques et des autres chrétiens sous couvert de leurs rencontres interconfessionnelles. L’inquiétude suscitée par les activités des charismatiques protestants persista longtemps après la conférence de renouvellement pastoral de Penang, car, sept ans plus tard, l’archevêque de Kuala-Lumpur exprima encore son inquiétude au sujet des jeunes catholiques qui se laissaient « égarer » par de nouvelles sectes chrétiennes. Il mit explicitement en lumière le rôle du Renouveau charismatique catholique pour« réagir aux effets des sectes nouvelles » et « rassembler les brebis perdues » (2).
Le clergé catholique a également apporté son soutien officiel au Renouveau charismatique catholique parce qu’il s’est aperçu que les charismatiques protestants et les praticiens populaires des sciences occultes répondaient à un besoin ressenti par les catholiques. En Malaisie, chez les chrétiens comme chez les non-chrétiens, les pratiques religieuses populaires chinoises, indiennes et malaises font une large place à la croyance dans les phénomènes de possession. Il n’est pas rare que des catholiques consultent des médiums ou d’autres mages en quête d’un secours surnaturel pour toutes sortes de troubles. L’échec de l’Eglise à fournir une assistance pratique dans ces cas de crise personnelle a conduit des catholiques à recourir aux pratiques populaires qu’elle condamne. Le Renouveau charismatique catholique, quand il tente d’institutionnaliser dans le cadre de l’Eglise catholique l’exorcisme et le traitement de troubles spirituels, fait face aux besoins insatisfaits des catholiques.
D’une manière assez bien appropriée, le Renouveau charismatique catholique a été pour la première fois introduit dans l’archidiocèse de Kuala-Lumpur par un prêtre français reconnu par ses supérieurs comme doué du don de l’exorcisme. Vers 1975, ce prêtre qui vivait depuis longtemps en Malaisie commença à faire des assemblées de prière charismatiques le vendredi soir dans une grande église catholique de Kuala-Lumpur. Sa réputation d’exorciste et de guérisseur attira des foules de chrétiens et de non-chrétiens aux réunions du Renouveau charismatique catholique où tous ceux qui le demandaient recevaient un traitement spirituel sans égard à leur appartenance religieuse. Le prêtre mettait en évidence le caractère laïc du mouvement en se présentant comme simple conseiller et en laissant à une équipe de six couples mariés la charge du groupe du Renouveau charismatique catholique. Il forma aussi un groupe de laïcs pour apporter une assistance dans les exorcismes.
Ce prêtre venait de lancer le mouvement à Kuala-Lumpur quand des groupes de prière du Renouveau charismatique catholique furent créés chez des particuliers ou dans des églises près de Petaling Jaya. Quelques-uns des plus enthousiastes tentèrent de porter le message du Renouveau dans la jeunesse à problèmes de Petaling Jaya. Cela devint peu à peu la tâche d’un jeune exorciste d’ascendance chinoise et srilankaise qui avait acquis son don en coopérant étroitement avec un pasteur protestant américain engagé dans le mouvement charismatique. Ce pasteur avait traité beaucoup de cas de possession chez des catholiques, avec l’approbation de prêtres catholiques engagés eux aussi dans le mouvement charismatique. Après le départ de ce pasteur, le jeune exorciste reprit son rôle, encouragé par l’archevêque et par le prêtre français. Il transforma son foyer de jeunes en centre d’accueil pour drogués, voyous, vagabonds… qui attribuaient leurs problèmes personnels à des esprits qui les possédaient.
A la même époque deux autres laïcs s’affirmèrent comme militants du Renouveau charismatique catholique, deux frères eurasiens. L’un d’eux forma un grand groupe de prière du Renouveau qui se réunissait régulièrement dans une église catholique de Petaling Jaya. L’autre organisa, avec un docteur indien d’une Eglise anglicane, un groupe de prière oecuménique charismatique connu sous le nom de société chrétienne de réveil (3). Le groupe se réunissait chaque semaine chez le docteur indien dans un quartier chic de Kuala-Lumpur, avec environ un quart de participants catholiques romains. En plus de cette société, le docteur indien animait le centre « Saintetéun foyer de « réveil » d’Oral Roberts fondé à Kuala-Lumpur en 1978. Le docteur et plusieurs de ses collègues formèrent un groupe de médecins « remplis de l’Esprit » qui organisaient leur pratique médicale d’après leurs idéaux charismatiques. Ces médecins et d’autres professionnels, tous protestants puisant leur inspiration chez Oral Roberts, travaillèrent ensemble à propager le mouvement charismatique en dehors des structures des diverses Eglises auxquelles ils appartenaient. Deux fois par semaine au centre « Saintetéprès de la clinique du docteur indien, à l’heure du déjeuner, les réunions de prière attirèrent catholiques, protestants et non-chrétiens. A l’issue des réunions, les livres d’Oral Roberts et d’autres ouvrages charismatiques étaient proposés à la vente. Des militants du Renouveau charismatique catholique ont participé de façon informelle à ces réunions, mais le centre « Sainteté » était dirigé par des protestants.
La plupart des groupes charismatiques que nous venons de décrire attirent des auditoires assez nombreux et impersonnels. Il y a cependant des groupes plus réduits, qui limitent les adhésions d’après certains liens sociaux spécifiques. Par exemple la confrérie Hallelujah, groupe restreint de dix employés d’un grand ministère. Depuis 1977, ils se sont réunis toutes les semaines pendant l’heure du déjeuner dans la crypte d’une église catholique de Petaling Jaya. Le fondateur et animateur du groupe est un fonctionnaire de 35 ans qui a coopéré pendant plus de dix ans à des activités catholiques laïques. Comme d’autres groupes charismatiques, la confrérie tient ses réunions en anglais, conformément au désir des gens parvenus au statut de la classe moyenne ou qui y aspirent.
Sur la périphérie du mouvement charismatique on trouve une communauté de prière catholique novatrice telle que celle des serviteurs de la croix, dont la naissance officielle, en 1982, fut l’aboutissement de l’expérience de catholiques laïcs depuis le milieu des années 70. La communauté recrute ses membres par les sessions du séminaire « Vie dans l’Esprit » (dont nous parlerons plus loin), comme le Renouveau charismatique catholique, mais elle insiste davantage sur les dons moins voyants de l’Esprit tels que sagesse, connaissance, enseignement, patience et discernement. Les serviteurs de la croix visent une croissance spirituelle graduelle, sur la longue durée, plutôt que des performances enthousiasmantes de thaumaturgie. Ils se rencontrent dans une église catholique de Kuala-Lumpur. La communauté compte aujourd’hui une centaine de membres environ. Ceux de Petaling Jaya qui en sont le noyau se concertent souvent de façon informelle et donnent forme à l’orientation du mouvement. Les serviteurs de la croix ne sont que l’une des nombreuses communautés évangéliques expérimentales de laïcs catholiques répandues dans le monde et connues sous le nom de communautés de l’Alliance. Elles diffèrent du Renouveau charismatique catholique en ce qu’elles exigent de leurs membres un plus grand engagement. Ayant pris pour modèles les communautés chrétiennes des Actes des apôtres, elles se basent sur un engagement défini par les mots: service, obéissance au chef du groupe, cotisation volontaire, conseil, évangélisation, prière, partage et fraternité.
La diversité des organisations charismatiques dans les villes suggère que les chrétiens malaisiens ne se limitent plus à des activités centrées sur leur église paroissiale. Ils peuvent participer à d’autres organisations à plus grande échelle conduites par des laïcs, organisations dont la popularité est d’ailleurs attestée par le grand nombre de leurs adhérents et sympathisants. Toutefois, en dépit des nouvelles possibilités ainsi offertes, nous allons voir qu’il y a chez les charismatiques une nette différence entre catholiques et protestants quant à la responsabilité de leurs actions.
Structures d’autorité et procédures de groupe
Les charismatiques catholiques diffèrent de leurs homologues protestants par leur relation avec la hiérarchie ecclésiastique. Ceux-ci bénéficient d’une plus grande autonomie vis-à-vis des autorités ecclésiales, ceux-là agissent dans un cadre plus contraignant. Cela n’empêche pas des catholiques de poursuivre leur expérience à travers des groupes différents soit du Renouveau charismatique catholique soit de charismatiques protestants interconfessionnels. Car les catholiques qui prennent part au Renouveau charismatique ne se rattachent pas nécessairement à un groupe particulier de prière. Souvent ils papillonnent d’un groupe à l’autre et comparent. Ce qui pousse des groupes de prière à rivaliser pour attirer et retenir ces sympathisants, tandis qu’un noyau d’animateurs stables assurent la solidité et la continuité du mouvement.
Les groupes les plus importants du Renouveau charismatique catholique se réunissent dans des églises et sont contrôlés par des équipes paroissiales, des prêtres jouant le rôle de conseillers. Ces équipes au service des groupes de prière fonctionnent dans une organisation hiérarchique qui va de la paroisse à l’Etat et à la nation, selon le système mis au point aux Etats-Unis. A la différence de ceux qui s’assemblent chez des particuliers, les groupes paroissiaux du Renouveau charismatique catholique sont donc pris dans une structure bien définie d’organisation et d’autorité. Ceux qu’animent des équipes paroissiales de Kuala-Lumpur et de Petaling-Jaya sont supervisés par le « Réveil charismatique catholiqueéquipe de l’Etat de Selangor qui s’occupe d’environ trente-cinq groupes paroissiaux et qui en outre instruit et guide dans les doctrines charismatiques des groupes nouvellement créés. Les équipes d’animation, principalement composées de laïcs, recherchent et apprécient les avis d’un prêtre. Ces laïcs exercent une autorité qui leur a été clairement déléguée par le prêtre qui assiste de ses conseils le groupe du Renouveau charismatique catholique.
Chez les groupes du même mouvement qui se réunissent en privé, la délégation de l’autorité cléricale et la relation des groupes avec l’Eglise peuvent être ambigus. Ces groupes sont plus lâchement structurés, n’étant pas directement supervisés par une équipe de service et un prêtre. Leurs dirigeants laïcs ont donc les coudées plus franches pour conduire leur expérience sur des voies que l’Eglise n’impose pas. La personnalité de ces dirigeants est plus marquée, la marge d’interprétation du mouvement, plus grande.
Les problèmes liés au mandat reçu, à la responsabilité de direction, à la faculté d’innover…se reflètent souvent dans la rivalité entre les groupes de prière du Renouveau charismatique catholique selon qu’ils sont paroissiaux ou privés. Cela a été le cas à Petaling Jaya entre la communauté « Louange et gloire » et le groupe « Marche dans l’EspritLa communauté, rattachée à une paroisse et dirigée par un Eurasien d’environ quarante ans, tenait tous les vendredis soirs depuis un an, dans une église catholique, de grandes réunions charismatiques bien organisées, lorsque vint habiter à deux pas de cette église un autre Eurasien d’une trentaine d’années, ancien mauvais garçon repenti formé comme dirigeant du Renouveau charismatique catholique. Il se mit à organiser chez lui de petites réunions de prière, dont les chants bruyants et les airs de guitare attirèrent quelques membres de « Louange et gloireEn un an, le nouveau groupe « Marche dans l’Esprit » attira de 35 à 40 participants. Son animateur chercha à lui forger une identité dans un programme inédit de thérapie de groupe. Partageant son logement et ses affaires avec les autres, qui portaient comme lui un tee-shirt à langues de feu – logo du groupe – il tenta de réaliser sa conception d’une communauté chrétienne en suscitant une ambiance familiale dans laquelle les problèmes intimes de chacun étaient librement partagés et résolus. Les réunions sans programme préétabli et très spontanées de « Marche dans l’Esprit » parurent plus dynamiques et vivifiantes que les prières à l’église, bien réglées et sans imprévu, de « Louange et gloireCeux qui prenaient part aux premières avaient le sentiment d’accomplir une mission active, l’autre groupe donnait l’impression de ne proposer qu’un service paroissial de plus. L’animateur de « Marche dans l’esprit » acquit une réputation de guérisseur et d’exorciste, qui attira des personnes atteintes de troubles et leurs familles, en quête du soulagement de souffrances aux mille causes : homosexualité, drogue, absence d’un but dans la vie, conflits de famille, problèmes avec la loi, mauvais sorts, possession diabolique…Le groupe « Marche dans l’Esprit » en vint à centrer son action sur le reclassement social de déviants, dans un cadre religieux respectable. Assurer un traitement, proposer une manière nouvelle de vivre, visiter aussi les malades à domicile, tels étaient les principaux aspects de la mission à laquelle le groupe s’était consacré.
Son action suscita pourtant de vives critiques de la part des catholiques conservateurs de la paroisse, parce qu’elle n’était pas menée en Eglise et échappait à l’autorité de l’animateur du groupe plus ancien du Renouveau charismatique, « Louange et gloireDes paroissiens conseillèrent aux membres de « Marche dans l’Esprit » de ralentir leurs activités. Des dissensions éclatèrent quand certains de ces membres en accusèrent d’autres d’avoir divulgué au dehors leurs confidences les plus intimes. La thérapie de groupe échoua. « Marche dans l’Esprit » menaçait de se désintégrer. Son animateur fut finalement contraint de chercher un soutien auprès de « Louange et gloire » et de s’intégrer dans la structure paroissiale du Renouveau charismatique, de diverses façons: assistance régulière aux réunions des dirigeants locaux du mouvement, suppression des séances de thérapie de groupe, participation régulière à la messe de l’église voisine et à des services volontaires à la paroisse… Ainsi absorbé dans la structure plus vaste du Renouveau charismatique, le groupe « Marche dans l’Esprit » perdit ce qui faisait son identité propre et retrouva une apparence de stabilité dans ses actions.
Le genre de conflit que nous venons de rapporter n’est pas rare dans le Renouveau charismatique catholique. Il illustre la pression à laquelle les groupes de prière privés ne cessent d’être soumis pour qu’ils se conforment aux directives du mouvement que l’Eglise dirige.
Une autre expérience menée par des dirigeants laïcs du Renouveau charismatique a également dégénéré en conflit. Quelques-uns d’entre eux, frappés par les ressources du mouvement charismatique en faveur de l’unité chrétienne, cherchèrent à coopérer plus étroitement avec les charismatiques protestants. Ils se rendirent aux réunions de la « Société chrétienne du réveil » pour encourager ses aspirations oecuméniques. La société rassemblait chaque semaine au domicile d’un médecin indien entre 80 et 100 personnes: des Indiens principalement, des Eurasiens, quelques Chinois. Les participants étaient sensibles à l’émotion intense des séances, à leur inspiration élevée. Une place de choix était réservée à des témoignages personnels impressionnants, qui racontaient les miracles opérés par l’Esprit saint dans certaines vies. En fait, l’hôte qui recevait n’improvisait pas l’ordre du jour de ses soirées hebdomadaires. Il veillait à ménager des témoignages intéressants, des visites d’évangélistes charismatiques venus de l’étranger…, qui alimentaient efficacement l’enthousiasme de l’assistance.
Les dirigeants du Renouveau charismatique catholique qui prirent part aux réunions de la société chrétienne du Réveil furent d’emblée conquis par leur haut degré d’émotion, le sentiment de liberté qu’elles donnaient à l’égard de nouveaux styles de conduite charismatique. Pourtant, leur expérience oecuménique avec le médecin indien et ses collègues tourna court au bout de sept mois. Des différences doctrinales s’étaient manifestées et accusées. Les charismatiques protestants accusèrent les catholiques d’adorer Marie plus que la sainte Trinité. Les animateurs du Renouveau charismatique catholique protestèrent qu’on déformait de mauvaise foi la position catholique sur la dévotion mariale et trouvèrent de leur côté que les protestants montraient la suffisance des pharisiens à l’égard de leur salut. Ils cessèrent leurs relations avec la société du Réveil. A la même époque, l’archevêque de Kuala-Lumpur donna pour directive aux dirigeants du Renouveau charismatique de s’abstenir d’une coopération étroite avec les charismatiques protestants. Les dirigeants du Renouveau respectèrent sa consigne, mais parmi les simples membres de leur mouvement, certains ne prirent pas garde à cette nouvelle ligne, d’autres choisirent de l’ignorer, de sorte que des catholiques ont continué de participer officieusement à des groupes charismatiques protestants, à titre personnel.
Ce cas illustre les tensions sous-jacentes entre charismatiques catholiques et protestants. La hiérarchie catholique conçoit des soupçons à l’égard des intentions des protestants et n’honore aujourd’hui que des lèvres l’unité chrétienne, tout en décourageant d’étroits contacts entre laïcs catholiques et protestants. En se retirant des groupes charismatiques oecuméniques, les dirigeants du Renouveau charismatique catholique ont prouvé leur soumission envers l’autorité ecclésiale et se sont ainsi montrés plus catholiques que charismatiques. Ce même caractère avant tout catholique du Renouveau charismatique a été renforcé dans son principal moyen de recrutement et de formation, le séminaire « Vie dans l’EspritAutrefois, ce séminaire insistait sur un message chrétien fondamental sous-jacent aux différences de confession. Nous allons voir comment il met désormais les enseignements charismatiques en relation explicite avec les doctrines catholiques romaines, ce qui donne à penser que l’Eglise catholique répugne à laisser aux protestants le contrôle de la doctrine charismatique.
La doctrine charismatique
La doctrine du Renouveau charismatique catholique est codifiée dans le séminaire « Vie dans l’Espritsérie de sept semaines de conférences et de discussions qui sert à accueillir et former de nouveaux adhérents au mouvement sous la conduite d’une équipe de laïcs. Il est issu du travail collectif des membres de la communauté charismatique « Parole de Dieu » de Ann Arbor, Michigan (Etats-Unis) qui ont composé un manuel devenu depuis 1971 le guide des groupes de prière du Renouveau, aux Etats-Unis et de par le monde. A l’origine, le contenu du séminaire n’était autre que le message chrétien fondamental, résumé des points essentiels de l’enseignement du Nouveau Testament. En soulignant le consensus des chrétiens sur cet enseignement, sans allusion aux controverses théologiques. il s’inspirait dans sa présentation d’une approche oecuménique et s’adressait aux protestants et aux non-chrétiens comme aux catholiques.
Depuis 1980, l’orientation du séminaire « Vie de l’Esprit » est devenue résolument catholique romaine. La formation à la vie chrétienne qu’il propose est une réponse à l’humanisme séculier, oublieux du message chrétien, vers lequel les organisateurs du séminaire voient l’Eglise glisser depuis le concile Vatican II (4). Il rejette le sécularisme et invite ses participants à revenir au christianisme originel en adoptant le style de vie des apôtres décrit dans le Nouveau Testament. Il montre comment l’étude de l’Ecriture (qui reçoit une plus grande place qu’il était autrefois d’usage dans la tradition de l’Eglise catholique romaine), la prière, la participation aux sacrements de l’Eglise et la fraternité chrétienne sont les moyens de promouvoir la vie chrétienne dans un monde non chrétien, séculier. Tout part de cette relation entre les chrétiens et le monde séculier. Les maux du monde contemporain dépassent toutes les solutions séculières, beaucoup de ce qui va mal est imputable à des forces démoniaques. Il faut renoncer à la société séculière par le repentir, la foi et la vie dans la vie de l’Esprit. Adopter le style de vie des apôtres, c’est entrer dans une nouvelle relation avec Jésus en recevant le Saint Esprit, en demandant ses charismes et la force de mener une vie nouvelle, puis se joindre en une communauté chrétienne de prière à d’autres qui ont aussi voué leur vie au Christ. La formation des communautés apostoliques de prière est le but du séminaire « Vie dans l’EspritLes charismes de l’Esprit saint sont dispensés comme moyens de construire « le Corps du Christc’est-à-dire l’Eglise. Les communautés apostoliques de prière formées par des chrétiens baptisés de l’Esprit redonnent vie et vigueur à ce Corps.
Aux yeux des charismatiques, le don de l’Esprit saint est l’expérience foudroyante de la puissance de salut de Dieu, de son amour qui pardonne à qui s’abandonne au Christ. Les dons spirituels particuliers : prophétiser, guérir ou parler en langues (glossolalie) sont secondaires par rapport au don fondamental, l’abandon total au Christ sous la motion de l’Esprit saint. Les dons secondaires sont cependant des moyens et des occasions de la poursuite de l’expérience du don fondamental. Les charismatiques croient aussi que le don des langues ouvre accès aux autres dons parce qu’il suscite la foi requise pour les recevoir et les utiliser.
Le séminaire présente la glossolalie comme un acte d’abandon à Dieu et une expérience exemplaire de foi. Selon l’interprétation charismatique du Nouveau Testament, parler en langues est un phénomène qui inclut, sans se limiter à cela, de prêcher la Parole de Dieu dans un langage humain dont on n’avait pas connaissance. Selon la doctrine charismatique, la glossolalie peut jouer les rôles d’un signe ou bien d’un message de Dieu à l’assemblée, ou servir d’aide à la prière, selon les circonstances particulières où elle survient.
La glossolalie joue ses rôles de signe et de message dans son utilisation publique. Le don sert de signe quand les sons étranges proférés sont par miracle intelligibles par eux-mêmes, sans besoin d’un interprète. Celui à qui le signe est destiné comprendra les sons parce qu’il reconnaîtra un authentique langage humain connu de lui. Quand le don apporte un message, des langues sont proférées et interprétées. La personne qui a reçu le don d’interpréter ne comprend pas les sons étranges prononcés, mais sous l’inspiration de l’Esprit donne à partager dans la foi une intuition ou une idée quant à la signification du message. Quand plusieurs personnes du groupe de prière reçoivent et partagent un message semblable, bien qu’exprimé en mots différents, l’authenticité du don est confirmée.
D’autre part l’usage des langues en privé intensifie la vie de prière de l’individu. Les langues sont une aide pour la prière de quelqu’un qui ne compte pas sur des concepts ni sur la pensée discursive. Ce don le rend capable de prier en toutes circonstances. Les distractions, la fatigue et le travail ne sont pas des barrières à la prière, puisque l’esprit conscient, rationnel, est transcendé grâce aux langues et que seule reste l’expérience de Dieu dans la foi. Le charisme des langues sert aussi à louer Dieu quand on a épuisé tous les mots, toutes les idées. Dans la prière d’intercession, quand on ne sait pas quoi demander ni pour qui prier, l’Esprit est prêt à intercéder à travers nos bredouillements. Prier en langues est aussi un moyen de capter le pouvoir de la foi pour gagner la guerre spirituelle contre les forces démoniaques.
La doctrine enseignée dans le séminaire « Vie dans l’Esprit » est souvent reçue et interprétée par les charismatiques catholiques de Malaisie en termes de possession et d’exorcisme. Pour eux, les dons spirituels qui signifient l’union aux forces divines représentent aussi l’acquisition d’un pouvoir surnaturel pour résoudre de pressants problèmes de la vie de tous les jours tels que mauvais sorts, maladie, chômage, discordes familiales. Ce sentiment de pouvoir personnel transparaît quand ceux qui participent au Renouveau charismatique catholique affirment avoir un meilleur contrôle de leur vie sous tous ses aspects depuis leur expérience du baptême de l’Esprit. Ses adhérents de Malaisie voient le mouvement comme un moyen de résoudre les problèmes présents et de réduire les incertitudes de l’avenir. En d’autres termes, les enseignements charismatiques constituent une religion de la vie présente plus que pour celle de l’au-delà.
Les charismatiques protestants, comme ceux qui sont catholiques, sont préoccupés par ce que leur doctrine implique en matière de guérison. Pour les uns et les autres, leur mouvement résout admirablement le problème des souffrances attribuées à des forces surnaturelles malveillantes. Son enseignement permet de distinguer et de combiner le diagnostic de possession et les catégories profanes de maladie physique et mentale, de sorte que prière et exorcisme apparaissent comme complémentaires du traitement médical. Le don charismatique de guérir fait face aux mêmes situations que les mages guérisseurs populaires, mais au nom du christianisme, et il reconnaît implicitement une relative validité à la connaissance scientifique dans la guérison mentale et physique. Cette manière de comprendre le don de guérir est cohérente avec l’aspiration des chrétiens de Malaisie à un style de vie moderne, occidental.
Les charismatiques catholiques situent clairement la pratique du don de guérison dans le système d’autorité de l’Eglise, alors que les protestants n’ont pas la même contrainte. Selon l’enseignement du Renouveau charismatique catholique, seuls les prêtres ont le pouvoir et l’autorité d’exorciser les forces démoniaques. Les laïcs sont encouragés à les assister dans les exorcismes. Il leur est permis d’opérer ce qu’on appelle une « délivrancel’expulsion d’esprits malins qui assiègent le patient sans à proprement parler le posséder. De leur côté, les charismatiques protestants n’ont pas besoin d’être autorisés ou contrôlés par un ministre du culte quand ils pratiquent la guérison spirituelle et l’exorcisme. Ces différences de conception marquent en profondeur le renouveau charismatique et ne doivent pas être perdues de vue quand on cherche à comprendre, comme nous allons le faire, la direction que suivra le mouvement dans l’avenir.
L’influence du mouvement charismatique sur le christianisme malaisien
Le mouvement charismatique est paradoxalement une source d’unité en même temps qu’une cause de dissension dans la communauté chrétienne de Malaisie. A première vue le mouvement contribue au sentiment de l’identité chrétienne, au delà des lignes de partage entre catholiques et protestants, entre protestants libéraux et conservateurs. Il a réussi à susciter un engagement religieux actif et intense des laïcs et un élan d’évangélisation des non-chrétiens. La communauté chrétienne lui doit donc une vitalité nouvelle pour répondre aux pressions d’un changement social accéléré et d’un islam de plus en plus présent dans la société malaisienne. Toutefois – et ce sera l’autre partie de notre examen – il apparaît au niveau des principales Eglises chrétiennes que le mouvement charismatique engendre des conflits et des risques de fracture.
Le développement urbain et industriel a suscité en Malaisie une société de plus en plus séculière, individualiste, extrêmement réceptive au mouvement charismatique et à d’autres formes neuves de religion. Centré sur une expérience religieuse personnelle, au sein de groupes qu’on peut fréquenter à son gré hors du cadre conventionnel d’une paroisse, ce mouvement attire fort des gens qui trouvent dans leur milieu social une plus grande liberté qu’autrefois à l’égard des contraintes de la tradition, et des possibilités de choix plus nombreuses. Participer au mouvement s’offre aux chrétiens comme une voie supplémentaire, aucun engagement exclusif ne leur est demandé. Le mouvement les encourage à maintenir leur appartenance à leur Eglise tout en participant à un groupe charismatique de prière, ou à plusieurs groupes. Ils peuvent garder leur identité confessionnelle : catholiques, anglicans, luthériens etc. tout en se forgeant comme charismatiques un sentiment d’identité chrétienne plus large, plus riche.
L’émergence de cette identité charismatique semble à beaucoup de chrétiens de Malaisie une solution du problème de l’unité chrétienne. Pour eux la participation conjointe des catholiques et des protestants au mouvement charismatique manifeste à l’évidence que le Saint Esprit travaille à réunir les chrétiens. Puisque le mouvement rapproche les diverses dénominations, l’expérience directe du Saint Esprit transcende les différences formelles de doctrine entre les chrétiens. Le mouvement exprime aussi la réponse de l’Esprit Saint au besoin d’un regain de vie qu’éprouve la communauté chrétienne aux prises avec l’islam politisé.
L’identité chrétienne charismatique n’a pas seulement pour effet d’atténuer les divisions entre confessions, elle efface les frontières ethniques entre non-Malais. Le fait que le mouvement s’est surtout propagé en utilisant l’anglais a contribué à le rattacher à la classe moyenne pluriethnique. Car si certains groupes charismatiques utilisent des langues locales – dialectes chinois, tamoul – le mouvement dans son ensemble tend en Malaisie à devenir anglophone. Etre chrétien charismatique va de pair avec une orientation vers la classe moyenne et repousse dans l’ombre l’arrière-plan ethnique. En Malaisie, cette orientation ne va pas sans une préférence pour l’anglais, au détriment de la langue nationale ou d’autres langues, sans la familiarité avec les mass media anglophones et l’aspiration au genre de vie occidental.
Les Indiens, les Chinois et les Eurasiens des villes qui sont parvenus ou qui cherchent à faire partie de la classe moyenne consomment avec avidité les idées et les marchandises importées d’Occident. Prendre part à des mouvements religieux et sociaux d’origine occidentale est un signe d’appartenance à la classe moyenne, comme acheter les vêtements à la dernière mode de l’Occident ou les plus récents produits de sa technique. Cette ouverture des non-Malais de la classe moyenne aux influences occidentales de tous genres se retrouve dans la disposition des chrétiens à faire l’expérience des nouveaux modes de conduite introduits par le mouvement charismatique. Quand ce mouvement encourage à exprimer son émotion dans un rassemblement public, sous forme de partage, de témoignage et de confession, de chants joyeux et de gestes, les Malaisiens se trouvent dans une situation inédite qui les arrache à leurs habitudes de réserve et d’extrême pudeur des sentiments. Devenir chrétien charismatique, c’est rompre avec les contraintes traditionnelles de la conduite sociale, adopter une forme occidentale de relations interpersonnelles caractérisée par l’expressivité émotionnelle.
Les grandes organisations chrétiennes sont en général opposées à la façon des charismatiques d’aborder la question de l’unité chrétienne. Beaucoup d’Eglises protestantes, en particulier les Eglises d’orientation fondamentaliste et évangélique, rejettent dans leur doctrine le baptême de l’Esprit, la glossolalie et les autres charismes comme formes valides du culte chrétien. De son côté l’Eglise catholique romaine, tout en admettant le bien-fondé théologique des enseignements charismatiques de base, soupçonne d’influences protestantes indésirables les catholiques qui participent à des groupes charismatiques interconfessionnels de prière. Les Eglises établies voient l’unité chrétienne comme un effet de la compréhension mutuelle et de la coopération de leurs dirigeants, dans le respect mutuel de leurs frontières institutionnelles. Encourager les relations personnelles à la base, par dessus les distinctions confessionnelles, risque de leur point de vue de conduire à la confusion doctrinale et à l’éclatement des organisations plutôt que de construire l’unité chrétienne.
Les chefs des principales Eglises n’ont pas été capables de tenir leurs fidèles à l’abri de l’influence des charismatiques. Le savoir-faire de ces derniers en matière de guérison spirituelle et d’exorcisme a impressionné favorablement beaucoup de catholiques et de protestants. Les guérisseurs charismatiques sont populaires auprès des chrétiens laïcs de Malaisie, ce qui n’a pas été sans créer de fortes pressions sur les Eglises. Les chrétiens qui ont eu affaire à ces guérisseurs trouvent souvent leur Eglise insuffisante en ce domaine et, pour sortir des problèmes personnels qu’ils attribuent à des causes surnaturelles, vont demander l’assistance des charismatiques. Beaucoup de chrétiens laïcs de Malaisie croient que les preuves d’une maîtrise des forces surnaturelles malignes sont nécessaires au maintien de la foi et ils attendent de leur Eglise qu’elle réponde à ce besoin. Leurs contacts avec des charismatiques de passage leur ont fait tenter d’introduire la glossolalie, le traitement des troubles spirituels et l’exorcisme dans les Eglises. Beaucoup de ministres de ces Eglises qui dédaignent ces pratiques comme des mises en scène émotionnelles ne peuvent pas ignorer combien leur assistance pastorale est désirée. Ils savent bien qu’en la refusant ils renforcent le succès auprès de leurs fidèles des praticiens des sciences occultes et des exorcistes charismatiques.
A la différence d’autres grandes Eglises, l’Eglise catholique s’est efforcée de se mettre au service des besoins personnels de ses fidèles que la culture ambiante fait passer pour possédés. Non sans une remise en cause du rapport d’autorité entre le clergé et le laïcat. Comme les prêtres compétents sont rares en Malaisie, un seul exorcisme demande plusieurs séances interminables et fatigantes, peu nombreux est le clergé qui a le temps et le courage de se consacrer à la multitude des soi-disant victimes de possession en quête d’un exorcisme. La tâche est donc en grande partie déléguée à des laïcs. Mais tandis que certains interviennent sous le contrôle des prêtres, d’autres opèrent sans autorisation, attirant à eux une clientèle et des sympathisants en toute indépendance. Plusieurs prêtres que le mouvement charismatique laisse sceptiques pensent aussi qu’on a permis aux laïcs de s’occuper de guérir les possédés pour détourner leur attention de questions doctrinales plus essentielles. Des critiques s’élèvent dans l’Eglise pour réclamer d’eux une plus grande maturité dans l’intelligence et la pratique de leur foi chrétienne.
Si la hiérarchie catholique a officiellement admis le mouvement charismatique et l’a intégré dans l’institution ecclésiale au même titre que d’autres organisations laïques comme la Légion de Marie, la Jeunesse ouvrière chrétienne ou le Mouvement familial chrétien, le clergé réagit diversement au niveau des paroisses. Certains prêtres ont soutenu le mouvement, d’autres l’ont découragé ou tout juste toléré. En plus des controverses autour du don de guérison, ils s’inquiètent de la forte influence protestante et demandent, pour la survivance de l’Eglise, qu’on se tienne davantage en garde. Il reste que l’Eglise catholique a été capable, grâce à son organisation fortement centralisée, de contrôler assez bien le mouvement charismatique.
Beaucoup d’autres grandes Eglises ont au contraire refusé tout accommodement avec les charismatiques. L’évêque anglican, par exemple, a officiellement dissuadé les anglicans de prendre part à leur mouvement. Cela n’a pas empêché beaucoup d’anglicans laïcs de s’engager dans des groupes charismatiques, mais avec la plus grande discrétion par crainte d’être exclus de leur Eglise. Le mouvement charismatique a également causé du trouble parmi les chefs de l’Eglise méthodiste. Il attire beaucoup de jeunes, dont certains quittent l’Eglise, de sorte que le nombre des jeunes se raréfie dans l’assistance aux services méthodistes. Des pasteurs assistent aussi aux réunions charismatiques de prière et sympathisent avec le mouvement. Ils le font toutefois à titre personnel, pas comme représentants officiels de l’Eglise méthodiste. Rares sont les pasteurs attirés par le mouvement charismatique au point d’oser s’identifier ouvertement avec lui. Ils risqueraient de perdre la situation confortable et sûre que leur procure l’Eglise méthodiste. Au cours des dernières années,l’évêque et les autres autorités de cette Eglise sont allés, dans leur opposition au mouvement charismatique, jusqu’à prendre des mesures disciplinaires contre plusieurs pasteurs qui s’étaient ouvertement identifiés avec le mouvement. Aucun d’eux n’a été exclus, mais tous ont été sévèrement avertis de devoir se conformer à la doctrine méthodiste officielle.
Les Eglises protestantes fondamentalistes et évangéliques, théologiquement conservatrices, sont aussi hostiles au mouvement charismatique que les Eglises protestantes libérales. Elles n’ont pas été plus capables qu’elles de mettre leurs adhérents à l’abri de son influence. Des factions charismatiques se sont formées en leur sein, qui ont engendré dissentiments et divisions, d’autant plus aisément que ces Eglises sont de petites congrégations indépendantes, sans autorité centrale. Dans certains cas, la faction charismatique a été assez forte pour s’emparer de la confession et la minorité adverse a dû se retirer pour former un nouveau groupe. Ou bien les charismatiques en nombre trop faibles ont été exclus ou amenés à renoncer à leurs transports mystiques.
Les menaces de schisme amenées par le mouvement charismatique dans les Eglises sont cependant déjouées par la claire vision qu’ont leurs chefs de la position marginale du christianisme dans la société malaisienne. Ils perçoivent le zèle missionnaire des musulmans, conjugué avec la politique du gouvernement en faveur de l’islam, comme une menace sérieuse pour le bien-être des chrétiens de Malaisie. Dépourvus des moyens politiques de résister à l’expansionnisme islamique, ils doivent diriger leurs efforts à l’intérieur de leurs confessions pour empêcher qu’elles se désintègrent et que s’affaiblisse leur tradition religieuse. La nécessité d’une organisation chrétienne plus efficace et d’un plus grand sens de l’unité modère donc l’inclination des autorités ecclésiastiques à supprimer le mouvement charismatique. Celui-ci, malgré ses tendances divergentes à l’égard des différences entre confessions, reste une protection vitale contre les empiètements non-chrétiens. Bref, le statut minoritaire du christianisme en Malaisie assure jusqu’à un certain point la survie du mouvement charismatique.