En fait, le fardeau qui accable les paysans et les « trois irrégularités » (impositions, amendes et taxes illicites) sont de vieux problèmes de la Chine rurale, spécialement au Sichuan°2). Les communistes chinois qui ont fait fond sur un pouvoir à base rurale pour gagner la lutte avec le Kuomintang à la fin des années 40 avaient bien compris l’importance de la paysannerie en Chine. Après le troisième plenum du 11ème comité central, en 1978, les campagnes ont bénéficié les premières des réformes économiques. Aujourd’hui, cependant, les paysans se plaignent que ces gains leur ont été très vite repris par le gouvernement (3). En dépit des directives réitérées du pouvoir central, le problème des billets émis par les autorités locales en échange des céréales et du coton n’a pas été résolu, il a même empiré. Quand les chômeurs des campagnes qui ont trouvé un travail en ville envoient leur paie chez eux au village, ils s’aperçoivent que les sommes qu’ils ont envoyées n’ont pas été versées et qu’à leur place les bureaux de poste ont donné leurs propres « billets verts » (reconnaissances de dette).
Ces questions ne touchent pas seulement à la vie économique des campagnes. Elles mettent en jeu la répartition sociale de la force de travail et, au bout du compte, l’avenir politique du Parti communiste. Même si le gouvernement arrive une fois de plus à apaiser les paysans, les problèmes sont enracinés si profond et touchent tant d’aspects de l’Etat et de la société qu’ils ne seront pas guéris par une solution immédiate et facile. L’agitation sociale dans les campagnes est l’indice que les réformes économiques ont déclenché de nouveaux problèmes. Si ces problèmes ne sont pas traités comme il faut, ils peuvent entraîner de l’agitation dans d’autres groupes sociaux.
PAYSANS EN COLERE
Doléances paysannes
En dépit du développement rapide de l’économie et d’une croissance continue de la production agricole, les revenus des paysans n’ont connu depuis 1985 qu’une médiocre augmentation annuelle, qui a entraîné pour eux une répartition inégale des biens. Si l’on neutralise l’effet de l’inflation, le revenu net des fermiers par tête n’a augmenté que de 0,7 % par an de 1989 à 1991. Ce taux de croissance s’est légèrement relevé en 1992, mais en restant inférieur à celui des villes. La baisse relative du niveau de vie des fermiers et l’écart de plus en plus large entre régions rurales et zones urbaines sont des tendances irréversibles tant que n’a pas été résolu le vieux problème des prix agricoles. Une étude en termes de marché des prix à la production de l’agriculture révèle que la condition des fermiers est bien pire que ce qu’indiquent les chiffres officiels. Leurs revenus ont en réalité chuté de plus de 14 % en 1990 alors que la production du riz, du blé et du maïs avait augmenté de 11 % l’année précédente (4).
En novembre 1992, les émissions de billets dans cinq provinces (Hubei, Jiangxi, Anhui, Henan et Sichuan) avaient atteint la valeur globale d’environ 2,5 milliards de yuans. Comme ces provinces et quelques autres de la Chine centrale ne sont pas aussi prospères que les régions côtières et ne sont pas incluses dans les plans d’aide économique de l’Etat, leurs fermiers ont été les plus sévèrement touchés et, bien entendu, ont protesté contre les autorités locales (5).
Un revenu plus bas ne signifie pas une imposition plus légère. En 1992, le revenu par tête des paysans d’un village du district de Sheqi dans le Henan a baissé d’environ 14 % par rapport à l’année précédente, jusqu’à 494 yuans, mais les prélèvements par tête ont augmenté de 27 % et atteint 86,5 yuans. Ces charges sont alors si nombreuses qu’elles comprennent une « assurance pour le bétail de ferme » et un poste que l’administration s’est abstenue de nommer. En plus des taxations officielles, les fermiers endurent diverses catégories d’amendes exorbitantes et de contributions extraordinaires et l’on exige qu’ils financent la constitution d’un capital. A toutes ces charges s’ajoute encore pour eux la « charge invisible » qui résulte des écarts de prix de plus en plus larges entre agriculture et industrie et du coût de plus en plus élevé des moyens de production agricole. En 1991, les contributions extraordinaires se sont élevées dans la Chine rurale à 46,4 milliards de yuans, et la « charge invisible » a atteint 217 yuans par tête (6).
L’extension accélérée des zones de développement et du secteur immobilier ont infligé aux paysans d’autres dommages. En premier lieu des parcelles de terres cultivées ont été converties à d’autres usages. En plus des quelque 750 000 hectares de terre arable perdus l’année dernière, on estime que les zones de développement et les zones industrielles vont encore en absorber 100 000 hectares en 1993-1995. Rien que dans le Shanxi, deux cents zones de développement en cours d’aménagement sont installées sur plus de 1 300 hectares de terrains agricoles. En second lieu, la réquisition des terres cultivées a fait surgir le problème de leur indemnisation. On a rapporté que « dans la province de Canton, à cause de l’augmentation rapide de la demande de terrains, les mouvements d’agitation suscités par les expropriations de terres et les conflits sur les termes de leur indemnisation sont fréquents et ont mal tournéSi des paysans ont accepté ces termes sans se plaindre, il reste à savoir s’ils ont été effectivement payés (7).
Paysans en action
L’exemple le plus remarquable de protestation paysanne est la série des émeutes de Renshou (Sichuan), du milieu de mai au début de juin 1993. Les fermiers de Fujia et du district rural de Huafang prirent plusieurs fois d’assaut les bureaux officiels avant que, le 5 juin, les forces de sécurité de la province arrêtent Xiang Wenqing, Wu Shuqun et d’autres dirigeants. Les paysans assiégèrent alors une cinquantaine de policiers. Les cent trente policiers « sans armes » de la police armée envoyés en renfort furent à leur tour encerclés par une foule de quelque dix mille manifestants et assaillis à coups de pierres. Ils ne purent se dégager qu’en recourant aux gaz lacrymogènes (8).
Bien que le compte rendu officiel nie qu’un seul fermier ait été blessé et souligne que les hommes de la police militaire étaient « sans armes », le sens de cette expression n’est pas clair. Ce compte rendu n’a paru que dans la presse pro-communiste de Hongkong(9), le Quotidien du Sichuan n’en a pas soufflé mot. Les paysans de la province savaient évidemment ce qui s’était passé. Ont-ils « suivi aveuglément » les agitateurs qui ont provoqué les émeutes ? Depuis le mois de juin, la publication d’une série de mesures gouvernementales visant à alléger le fardeau économique des paysans suggère que les fermiers n’ont pas agi sans bonnes raisons. En outre, bien que le gouvernement ait appris en 1989 que les perturbations sociales sont à étouffer dans l’oeuf, les émeutes de Renshou ont duré environ trois semaines et ne furent finalement contenues que par les forces de la sécurité publique de la province. Tout ceci suggère que l’administration locale de Renshou avait perdu le soutien de la population et a été incapable de résoudre la crise.
Tandis que des paysans ont eu recours à la violence pour exprimer leur colère de la situation économique qui leur est faite, d’autres ont cherché à l’améliorer en émigrant vers les villes. Quand ils y ont trouvé du travail, ils ont envoyé leur paie chez eux, mais leur famille a seulement touché, au lieu d’argent, des « billets verts ». La chose s’est d’abord produite dans le Sichuan, qui fournit beaucoup de travailleurs venus des campagnes. A la fin d’avril, les remises non encaissées dans quatre circonscriptions du Sichuan s’élevaient à cinq millions de yuans. Ce problème des « billets verts » apparut très vite en d’autres provinces : Hunan, Hubei, Jiangxi, Henan, Anhui, etc. Des paysans frustrés cassèrent les portes et les fenêtres des bureaux de poste et attaquèrent leur personnel. La crise ne s’est calmée qu’après quelques mesures financières d’urgence du gouvernement central(10).
Le problème des terrains a lui aussi mobilisé les paysans. On a rapporté dans les premiers mois de cette année que des fermiers de Panyui (province de Canton) ont barré des routes et protesté contre les réquisitions de terres agricoles et l’injustice des indemnisations qu’ils ont reçues. L’explication officielle de ces règles n’est pas du tout parvenue à convaincre les paysans (11).
Tous ces incidents montrent que le gouvernement a minimisé les doléances paysannes et que sa politique agricole n’a pas été efficace. En vérité, les problèmes courants des campagnes ne peuvent être résolus ni par un seul ministère ni par les autorités locales seules, parce qu’ils ne concernent pas seulement l’agriculture, ils sont liés à l’ensemble de l’action du gouvernement.
L’EQUATION ECONOMIQUE
Finances publiques
A première vue, le problème des paysans est affaire de finances. Qu’ils soient blancs ou verts, les billets signifient que quelque chose ne marche pas dans le mécanisme financier. Les difficultés financières du gouvernement central affectent principalement les paysans de deux façons : ils manquent de fonds de roulement et subissent des prélèvements de plus en plus sévères pour financer les projets locaux d’investissement.
Depuis 1986 le budget de l’Etat est dans le rouge et les finances des gouvernements locaux ne vont pas mieux. Le Trésor s’attend à un déficit budgétaire de 20,5 milliards de yuans en 1993. Lors d’une conférence donnée en juin dernier, le ministre des finances, Liu Zhongli, a insisté sur les organismes administratifs pour qu’ils freinent les dépenses et cherchent de nouvelles sources de recettes (12).
Au début de l’année, l’Etat espérait diminuer les pressions financières en émettant pour trente milliards de yuans d’obligations. Mais d’autres émissions sont venues offrir des taux d’intérêt plus avantageux et les titres d’Etat émis en 1991 et 1992 sont devenus si peu attrayants qu’ils sont tombés au-dessous de leur valeur nominale sur les marchés financiers. En outre la demande de Pékin de participer aux accords du GATT a déclenché une ruée des acheteurs sur les devises étrangères. Quand la date-limite du 30 avril est arrivée, quinze pour cent seulement des obligations d’Etat étaient souscrites. L’échec du plan de capitalisation révélait les faiblesses du système financier du pays et de la politique suivie pour répondre aux nouveaux besoins économiques et aux changements sociaux. Le gouvernement repoussa la date-limite de son emprunt, éleva les taux d’intérêt des bons d’Etat, d’abord le 14 mai, puis le 10 juillet, enfin eut probablement recours à des souscriptions forcées. Le 16 juillet, selon des rapports, toutes les provinces sauf celle de Hainan avaient écoulé leurs contingents de bons (13).
La gestion de la production des céréales
Les réseaux locaux pour les céréales sont constitués par des agences qui exécutent les plans de gestion du gouvernement central. La Banque de l’agriculture leur procure les crédits à la production et au développement agricoles. Toutefois, le financement de la production à travers divers canaux, sous la direction du gouvernement, reste souvent au stade des intentions car certains fonds ne se matérialisent pas. L’année dernière, dans dix districts du Sichuan, six pour cent seulement des fonds nécessaires ont été débloqués. Très souvent, les fonds affectés à l’exploitation sont utilisés d’autres façons. Les agences céréalières qui diversifient leurs opérations ont détourné l’an dernier dix milliards de yuans de la production vers d’autres affaires. Elles utilisent aussi les prêts de la Banque de l’agriculture pour faire face aux prélèvements exceptionnels des autorités locales. En plus de l’insuffisance des capitaux, leur circulation donne naissance à des difficultés d’une autre sorte. Comme les sommes détournées vers d’autres emplois ne sont pas remboursées à temps au fonds d’exploitation et à la Banque de l’agriculture, la rotation trop lente du capital aggrave le problème des liquidités. En outre, les céréales produites qui restent invendues sont mises en silo et maintiennent ainsi du capital hors du circuit. A la fin de 1992, les céréales et le coton invendus ont privé le gouvernement de 26,9 milliards de yuans (14).
La situation a été particulièrement sérieuse dans les grandes provinces agricoles. Par exemple, entre avril et septembre 1992, les agences céréalières du Hunan ayant vendu près de 900 000 tonnes de grain de moins que l’année précédente, 510 millions de yuans de moins ont été récupérés et recyclés. Mais la vente de toute la récolte de grain n’est pas nécessairement une meilleure nouvelle. Pour stabiliser les prix des céréales et protéger les intérêts des paysans, l’Etat vend les céréales à un prix inférieur à leur coût de production. Dès lors plus il vend, plus il perd d’argent. De 1988 à 1991, le gouvernement du Hunan a perdu de la sorte 1,55 milliard de yuans. Les stocks de céréales sont une autre cause considérable de perte financière ; que le grain stocké soit cédé comme aliment des volailles et du bétail, la différence de prix coûtera 150 millions de yuans (15).
La Banque de l’agriculture a ses propres difficultés. Ses avances aux agences céréalières ne sont pas recouvrées à temps et deviennent des prêts à long terme. Le crédit à la production consomme une grande part des nouveaux dépôts d’épargne, quelquefois cinquante pour cent, voire cent pour cent, ce qui a sérieusement affecté le fonctionnement de la Banque de l’agriculture. En troisième lieu, les capitaux des campagnes qui étaient auparavant la principale ressource financière de la Banque de l’agriculture ne cessent de se porter vers les régions urbaines et les projets industriels. Selon les chiffres en provenance de vingt-six administrations provinciales, dans la seule année 1992, 52,4 milliards de yuans de capitaux se sont investis dans les villes et dans les industries des districts (16).
A l’évidence, la politique administrative et bancaire de soutien à l’agriculture n’a pas réussi à avancer au rythme des nouveaux développements économiques. Les mesures de gestion du gouvernement qui visaient à protéger les intérêts des paysans et à stabiliser les prix des céréales ont, en fait, rendu les paysans dépendants du gouvernement, spécialement quand les autres ressources ont fait défaut. A cause de leur mauvaise situation financière, ni le gouvernement central ni les instances locales ne peuvent aider la production des céréales sans émettre des bons. Le système de fonds d’aide aux céréales instauré en 1990 constitue un relais entre l’Etat et les paysans dans le processus de production, mais il ne peut pas éliminer la difficulté. Le recours au marché apparaît comme une alternative. A présent, les contrôles de prix sont levés dans quatre-vingt-dix pour cent des districts. Mais à moins que soient améliorées dans la Chine rurale les communications et les systèmes de retour d’information du marché, il est douteux que les paysans puissent survivre dans l’économie de marché sans la protection du gouvernement (17). Celui-ci est donc placé dans un dilemme : il ne peut ni assumer une charge extra-économique ni éluder sa responsabilité. La seule issue possible est de veiller à ce que les financements convenus soient fournis et d’adopter une approche sociologique de la question paysanne.
ASPECTS SOCIOLOGIQUES
« Les travailleurs paysans »
Plus d’une décennie de modernisation n’a guère changé la structure sociale de la Chine: le gros de la population reste une population agricole et cherche à vivre de la terre. Le seul nombre des paysans est une menace majeure pour la stabilité sociale.
Actuellement, il existe une force de travail d’environ 450 millions d’individus dans la Chine rurale, dont 320 sont engagés dans la culture et 120 sont en surnombre. De plus ces derniers augmentent chaque année par millions (18). Quand ils partent de leurs villages pour trouver du travail, ils deviennent une force mobile de travail, celle des « travailleurs paysans ». La plupart viennent de provinces agricoles comme Sichuan, Hunan et Jianghxi, où la surface de terre cultivée par tête n’est que la moitié de la moyenne nationale. Mais comme le relève une étude sociologique, la majorité de ces travailleurs agricoles en surnombre, à la différence de ceux de l’histoire chinoise, ne sont pas en quête de terre, ils vont vers les villes. Sous l’effet de la révolution industrielle, les villes sont devenues la terre promise. A moins d’une amélioration de la situation économique des campagnes ou d’un changement de leurs structures, la pression des travailleurs paysans sur les villes augmentera.
Réimplantation
L’afflux des travailleurs paysans a créé des problèmes de transport, de gestion et de sécurité publique dans les zones urbaines. La population mobile est approximativement de 70 millions par an. Même si un ou deux pour cent seulement de ceux-ci se déplacent en même temps, c’est suffisant pour paralyser le système des transports entre les provinces agricoles et les agglomérations prospères des régions côtières. Mais une question plus importante est de savoir si les grandes municipalités peuvent accueillir et absorber ces travailleurs paysans en surnombre alors qu’elles sont déjà affligées d’un excédent de travailleurs non qualifiés(19). Quand les travailleurs des campagnes n’obtiennent pas de travail ou sont renvoyés, certains restent et s’entassent dans ce qui devient un foyer de désordre social ; d’autres partent vers une nouvelle destination. Certains, déçus, peuvent retourner à leur village natal, mais ce n’est pas une solution.
Comme l’a expliqué en février l’ancien ministre de l’agriculture, Liu Zhongyi, l’afflux des travailleurs paysans n’est pas à arrêter mais à dissiper. En dehors d’un allègement des charges économiques des paysans et d’une politique de prix protectionniste, le gouvernement doit essayer d’« améliorer la qualité de la population rurale » en lui procurant l’instruction et la formation technique. Les banlieues des villes où se développent les entreprises des secteurs secondaire et tertiaire peuvent devenir des « relais efficaces » pour absorber le stock de travail venu des campagnes. Il faut donc, selon l’ancien ministre, encourager et soutenir l’industrialisation des agglomérations suburbaines. La meilleure solution est naturellement d’établir les travailleurs agricoles en surnombre dans leurs propres districts d’origine, en y développant les industries rurales et les productions secondaires, mais le gouvernement central et les pouvoirs locaux n’ont pas assez donné attention et soutien à ces formules. Paradoxalement, c’est dans les provinces qui « exportent » du travail paysan, comme le Sichuan et le Jiangxi, que les industries rurales sont davantage sous-développées. Et quand elles existent, leurs emplois sont pris par des soldats démobilisés et par les parents des cadres du village (20). En dernière analyse, les causes du problème paysan sont aussi politiques. La modernisation économique peut-elle réussir sans réformes politiques ?
PERSPECTIVE POLITIQUE
Un maillon manquant, l’administration locale
La Chine apparaît comme un pays dont le gouvernement central est puissant. Pourtant, l’agitation des campagnes a éveillé des doutes sur l’exécution de ses décisions par les échelons administratifs locaux. Alors que le Conseil d’Etat a décidé que la charge financière des paysans ne devrait pas dépasser cinq pour cent de leur revenu net par tête de l’année précédente, des répartitions, des charges et des amendes de toutes sortes peuvent s’additionner jusqu’à faire dix, voire trente pour cent. Et la « circulaire d’urgence » publiée conjointement par le bureau du Comité central du parti et par celui du Conseil d’Etat en mars dernier, « pour un allègement significatif de la charge économique des paysans », n’a pas réussi à prévenir les émeutes du Sichuan deux mois plus tard (21). Tout simplement, les résolutions et les circulaires en provenance de la capitale n’arrivent pas dans les villages.
Selon le rapport officiel, une des raisons des émeutes paysannes de Renshou est la parution dans les Nouvelles des consommateurs de Chine de deux rapports « grossièrement fauxqui ont accusé les autorités de Renshou de faire obstacle à la « circulaire d’urgence » et de continuer les ponctions financières. En fait, une enquête menée par une équipe d’investigation rurale du Conseil d’Etat a révélé que 39 % des individus interrogés n’avaient jamais entendu parler de la règle des cinq pour cent et que 48 % ignoraient qui était chargé de contrôler l’application de cette règle (22).
La possibilité que les cadres locaux dissimulent l’information ne peut jamais être exclue. Après tout, ils sont eux-mêmes un fardeau économique sur les épaules des fermiers. Sans parler de leur corruption, ils sont toujours en sureffectif, leurs dépenses d’entretien et leurs traitements (y compris les militaires et les enseignants) sont le principal article dans les diverses charges. Le « personnel en surnombre » représente cinquante pour cent de l’énorme effectif des agences céréalières (23). Il n’est donc pas étonnant que les relations ne soient pas toujours harmonieuses entre les cadres des villages et les paysans. Une étude de deux mille cadres de niveau local à Changde (Hunan) révèle que 47,5 % d’entre eux admettent que leurs relations avec la population sont tendues (24).
Une légitimité perdue ?
Les émeutes de Renshou qui ont été réprimées, avec violence, par un échelon plus élevé du pouvoir illustrent bien la défiance largement répandue à l’égard des dirigeants locaux. Les administrations locales se montrent incapables de régler des conflits à l’intérieur de leur juridiction. De fait, les suicides de paysans montrent qu’ils n’avaient plus d’espoir d’obtenir justice. On rapporte aussi que des fermiers en discussion avec les cadres de leur village sur les documents du Conseil d’Etat ont été arbitrairement jetés en prison. Pire, des cadres n’ont pas hésité à utiliser la violence et à recourir à la police pour recouvrer de force taxes et autres charges. Les paysans se sentent donc opprimés par les agents du pouvoir : ils sont les « chapeaux de paille » tyrannisés par les « casquettes » (25).
Peuvent-ils chercher une aide auprès des juges ? Oui, les tribunaux peuvent ordonner à une administration locale de cesser ses pratiques irrégulières. Mais les fermiers qui engagent des poursuites contre leurs autorités prennent le risque d’être poursuivis à leur tour. Et qui contrôlera l’exécution de la décision du tribunal ? Les organes officiels de contrôle sont là, mais ne parviennent pas à protéger les intérêts des paysans. Ceux-ci ont donc demandé à faire eux-mêmes ce contrôle ! La question est de savoir si une politique sensée peut être appliqué par un pouvoir local qui a perdu sa crédibilité (26).
Le pouvoir local est-il le seul à blâmer ?
L’étude sur Changde qu’on vient de mentionner montre aussi que les cadres au niveau local se sentent coincés entre leurs supérieurs hiérarchiques et la population. Sous le « système de la responsabilité personnelle », la carrière et le niveau de vie d’un cadre sont liés à sa capacité à remplir ses tâches et à poursuivre les objectifs politiques des échelons supérieurs. Parce que des cadres du village surévaluent le niveau de revenu des paysans qu’ils administrent, ceux-ci subissent, en vertu de « la règle des cinq pour cent », des charges et des taxations plus lourdes. En plus des directives données par le gouvernement central, les autorités intermédiaires de la province et du district ont elles aussi leurs réglementations et ajoutent leurs propres charges. Pour alléger le fardeau économique des paysans, ce sont tous les échelons administratifs qui devraient renoncer à leur propre politique déraisonnable (27).
Le gouvernement central doit lui aussi assumer sa responsabilité dans la condition faite aux paysans. Quand il s’agit des bons d’Etat, à qui incombe-t-il de les faire souscrire et d’« inventer de nouvelles sources de recettes » ? A coup sûr aux cadres locaux, qui sont au bout de la hiérarchie administrative. Pour faire leur travail, les cadres de village ne peuvent que pressurer les paysans et « inventer » des prélèvements et des amendes (28). Ces « empereurs » locaux sont en même temps de simples pions dans la mise en oeuvre d’une politique rurale injuste.
Le problème de la paysannerie a bien des facettes et sa solution n’est pas facile. Il résulte de la lenteur du gouvernement à adapter et à développer de nouvelles institutions dans le processus de modernisation. Sur le plan économique, nous voyons l’affaiblissement de l’action de l’Etat, qui n’a pas la maîtrise des ressources ni le pouvoir de mobiliser les moyens qui amélioreraient la situation rurale. Dans le même temps les mécanismes du marché sont encore rudimentaires et les paysans ne sont pas capables de s’adapter pour survivre dans la nouvelle structure économique. Récemment, la décentralisation du pouvoir a compromis la capacité du pouvoir central de vérifier si sa politique est appliquée par les organes inférieurs de l’administration. Sur place, les cadres ne peuvent résister à la fois aux pressions d’en haut et à celles d’en bas qu’à force de machiavélisme.
Mais les pressions du bas sont irrésistibles. Quand les paysans en colère exhalent leur mécontentement, les institutions locales ont démontré leur incapacité à trouver des solutions, la défiance à leur égard n’a fait qu’augmenter. Il ne fait aucun doute qu’aujourd’hui les villages chinois illustrent bien l’idée que « le problème premier de la politique est le retard pris, derrière les changements économiques et sociaux, par le développement des institutions politiques » (29).