En dépit des bulletins de santé rassurants, le roi est gravement malade. Il suit à Pékin un traitement de chimiothérapie, qui lui fait perdre ses cheveux, et prévoit de rentrer au Cambodge au plus tôt en mai ou juin 1994. De son lit d’hôpital, il continue d’écrire des « Etudes cambodgiennes » et de prodiguer des conseils aux uns et aux autres. Les dirigeants du Cambodge se retrouvent régulièrement à son chevet. Chan Youran, ancien ambassadeur des Khmers rouges en Chine, dont l’ambassade a été officiellement fermée le 3 septembre 1993, a été nommé au service du roi. C’est de Pékin que se décide en grande partie la politique du Cambodge.
Des mois de discussions stériles
En juin 1993 le prince Sihanouk proposa de convoquer une table ronde pour étudier la possibilité d’une participation des Khmers rouges à la vie politique cambodgienne. Le gouvernement de Phnom Penh imposa aux Khmers rouges des conditions préalables à toute discussion : reconnaître le gouvernement royal, cesser d’attaquer ses positions, accepter de placer sous son autorité les territoires qu’ils contrôlaient, intégrer leurs troupes dans l’armée nationale cambodgienne. La table ronde, envisagée pour le mois de septembre et plusieurs fois reportée en invoquant la maladie du roi, se trouve en fait ajournée par les deux parties, qui restent sur leurs positions.
Dans une lettre à Sihanouk du 29 octobre, le chef de file des Khmers rouges, Kieu Samphan, regarde la composition du gouvernement annoncée le même jour comme un « compromis » entre les Vietnamiens, les Etats-Unis et d’autres pays occidentaux, qui vise à perpétrer « un coup d’Etat légalIl fait remarquer que le nouveau gouvernement est le même que celui que le Vietnam installa en 1979, en dépit de la participation de ministres du parti vainqueur des élections de mai dernier, le FUNCINPEC : « Ceux-ci ne peuvent rien faire, car ils n’ont ni armée ni police, qui restent sous le contrôle du Vietnam
Les fréquents passages du prince Ranariddh par Bangkok lui donnent l’occasion de rencontrer plus ou moins secrètement le chef des Khmers rouges, Khieu Samphan. Le prince déclare le 15 novembre, sans doute après une de ces rencontres, que les Khmers rouges devraient se montrer « plus souples ». « Tant qu’ils exigeront le renvoi de Chéa Sim, de Hun Sen, de Téa Ban (ministre de la Défense et vice-premier ministre) et de Sar Kheng, nous ne pourrons pas nous asseoir et discuter ». L’enjeu est clair et n’a pas varié : pour les Khmers rouges, leurs frères ennemis, les membres du Prachéachon, restent un instrument dans la main du Vietnam et doivent quitter le gouvernement.
Le 17 novembre, en réponse sans doute aux propos du prince, la radio clandestine des Khmers rouges annonce que « dans un esprit de réconciliation, ils ne rejettent plus le parti de Phnom Penh ». Cette déclaration est appréciée à Phnom-Penh comme un signe encourageant, bien que les attaques contre les positions gouvernementales continuent.
De Pékin, le 21 novembre, le roi Sihanouk envoie un message de quatre pages qui propose aux Khmers rouges des postes de co-ministres, co-vice-ministres, de co-secrétaires d’Etat, de conseillers dans l’administration, s’ils acceptent de mettre fin à quinze années de combats et de placer le territoire qu’ils contrôlent et leurs combattants sous l’autorité du gouvernement. Seuls sont exclus leurs chefs les plus durs : Pol Pot, Ieng Sary, Ta Mok et Nuon Chéa. Le roi dépasse ses précédentes propositions, qui ne concernaient que des postes de conseillers.
Sa suggestion est rejetée le 24 novembre par son fils, le prince Ranariddh, comme « inconstitutionnelle » : seuls les membres du Parlement sont éligibles aux postes proposés. Il faudrait donc amender la constitution. Quelques jours plus tard, Ranariddh assouplit sa position : on ne peut donner aux Khmers rouges que des postes de co-vice-ministres ou de co-secrétaires d’Etat. Il estime aussi qu’en ne répondant pas aux offres de paix, les Khmers rouges risquent de disparaître, « parce que le peuple sait que tous les points qu’ils demandent sont irréalistes et déraisonnables ».
Le 28 novembre, Khieu Samphan se rend en Chine pour discuter des propositions royales. Pour la première fois, la radio khmère rouge reconnaît implicitement le gouvernement de Phnom Penh en cessant de le traiter de « valet du VietnamL’une des conditions préalables aux négociations est donc remplie. Les Khmers rouges, ajoute leur radio, accueillent favorablement l’initiative royale et acceptent de « tenir des consultations et des réunions de travail n’importe quand et n’importe où, à Phnom Penh, à Pékin ou ailleurs, afin de réaliser la réconciliation nationale ». Les Khmers rouges semblent ainsi réagir aux propos de certains membres du gouvernement qui exigent leur reddition pure et simple avant toute discussion. Dans une déclaration en dix-neuf points, le même 28 novembre, le gouvernement durcit sa position. Il déclare que les Khmers rouges « vivent comme des hors la loi » et menace de fermer leur bureau de Phnom Penh s’il a la preuve qu’ils sont à l’origine d’activités anti-gouvernementales. Les Khmers rouges répliquent que ces menaces sont « contraires à l’esprit de réconciliation nationale, aux désirs du roi et à ceux du peuple. » Hun Sen, second premier-ministre, que les Khmers rouges refusent de rencontrer, indique le 30 novembre que des membres de l’Assemblée nationale préparent un texte pour déclarer les Khmers rouges « hors-la-loi ». « Arrêter les combats avant de négocier, dit-il, ce n’est pas seulement une condition préalable, c’est une obligation ».
Le 1er décembre, dans une lettre à Khieu Samphan, le roi retire ses propositions puisque le gouvernement les a rejetées et charge celui-ci de trouver les moyens de mettre fin aux combats qui ont redoublé d’intensité depuis une semaine. Le gouvernement répond qu’il appartient aux Khmers rouges de prouver leur sincérité en cessant les combats avant toute discussion. Le 3 décembre la radio khmère rouge estime qu’il serait « juste et raisonnable » d’amender la constitution. Mais le roi dit expréssement qu’il est essentiel de ne pas y toucher, si peu que ce soit, pour rester crédible sur la scène internationale. Hun Sen déclare qu’il ne sait pas quant à lui s’il faut modifier ou non la constitution, mais il menace de lancer une mobilisation générale pour régler le conflit. Le gouvernement royal du Cambodge a selon lui le droit d’appliquer le principe d’autodéfense en vertu de l’article 3 de la constitution.
Le 4 décembre, le prince Ranariddh réaffirme que le gouvernement accepte l’intégration des Khmers rouges dans l’armée nationale: « Nous demandons que soit en premier lieu proclamé un cessez-le-feu général. C’est le premier pas. Ensuite une certaine présence khmère rouge est possible dans les forces armées royales ». Par contre, si les négociations échouent, en janvier le gouvernement lancera une attaque d’envergure contre la guérilla. Par la voix d’un de leurs représentants, les Khmers rouges affirment vouloir la paix, mais en ajoutant : « nous ne voulons pas y aller les yeux fermés. Nous voulons avoir un bâton avant d’entrer dans la cage. Nous avons à discuter de la manière d’unifier l’armée, afin que nous comme eux nous sentions en sécurité. Nous voulons au Cambodge un équilibre des forces, de façon que chacun puisse participer en toute sécurité à la politique du pays. »
Le prince Ranariddh dit qu’il n’attend pas grand changement de la part des Khmers rouges, et que son père n’est guère plus optimiste. Il incline pourtant à une solution négociée. Il envisage avec intérêt la perspective d’avoir deux conseillers Khmers rouges. Il les a rencontrés. L’un d’eux est Tep Khunal, diplômé de l’université de Phnom Penh, qui a été porte-parole des Khmers rouges.
Au beau milieu de ces échanges de propos surviennent des interférences étrangères. Le 7 décembre, la police thaïlandaise intercepte un camion qui transporte cinq tonnes d’armes et de munitions en direction de Païlin, pour le compte du ministre Khmer rouge de la défense, Son Sen. L’incident permet de découvrir une cache de 1500 tonnes en territoire thaïlandais. Le 13 décembre, Winston Lord, assistant du Secrétaire d’Etat américain en visite à Phnom Penh, redit la position des Etats-Unis : la participation de Khmers rouges au gouvernement « compliquerait » l’aide américaine. Les Khmers rouges qualifient l’avertissement de Winston Lord d’ « intervention grossière dans les affaires intérieures cambodgiennes ». « Si l’Amérique n’est pas d’accord pour que les Khmers achèvent leur réconciliation nationale, les Khmers ne veulent pas de l’aide américaine, car elle est empoisonnée, » annoncent-ils dans une déclaration publiée à Phnom Penh le 17 décembre (Au titre de l’année fiscale 1994, les Etats-Unis accorderaient une aide de 44 millions de dollars, destinée spécialement au développement des infrastructures du pays).
Dans une lettre au ton conciliant, Khieu Samphan invite Ranariddh à le rencontrer. Ranariddh accepte l’invitation, avant de la refuser le surlendemain au motif qu’elle lui a été adressée comme chef d’un parti politique, pas en sa qualité de premier ministre. Les pressions américaines ne sont peut-être pas étrangères à ce revirement. Néanmoins, en dépit de nombreux démentis, il rencontre secrètement Khieu Samphan le 17 décembre pendant deux heures, sans doute dans une base de l’ex-armée sihanoukiste en Thaïlande. « Nous nous sommes fait des propositions l’un à l’autrese contente de déclarer le prince quelques jours plus tard. Selon son porte-parole, il aurait proposé aux Khmers rouges de participer à un comité technique de démarcation des frontières, pour les inciter à se joindre au gouvernement. En réalité, la rencontre a ressemblé à « un dialogue de sourdscomme le titre l’AFP. Ranariddh donne sa version des faits le 28 décembre : « J’ai proposé à Khieu Samphan que nous déclarions tous deux un cessez-le-feu. Il m’a dit : On discute d’abord et on arrête les combats ensuite. Je lui réponds : Vous n’êtes pas sincère. » Pour Khieu Samphan, toute « condition préalable » conduirait à l’échec des pourparlers multipartites. Si Khieu Samphan n’appelle plus le gouvernement de Phnom Penh « valet de Vietnamil parle désormais « des problèmes issus de 1978L’expression a le même sens et irrite profondément Ranariddh. Les deux hommes n’en décident pas moins la création d’une commission mixte de travail.
Le prince va ensuite s’entretenir avec Sihanouk à Pékin, puis revient à Phnom Penh informer Chéa Sim et Hun Sen de ses conversations. Il propose, à condition que les Khmers rouges cessent toute activité hostile, ouvrent les zones qu’ils contrôlent et démobilisent leurs forces armées, que la constitution soit amendée « pour inclure les Khmers rouges comme co-ministres, dans le gouvernement, afin que cesse le bain de sang. » Il propose aussi que soit constitué un groupe de travail mixte comprenant des membres du gouvernement (appartenant aux deux partis) et des Khmers rouges, afin d’étudier dans le détail toutes les modalités de leurs participation au gouvernement. Le 23 décembre, Chéa Sim qui, selon Ranariddh « soutient totalement la mise sur pied du groupe de travail mixte », se rend en visite officielle à Pékin, en particulier pour y faire le point avec le roi Sihanouk. De son côté Hun Sen se montre peu optimiste: « Autant que nous puissions voir, aucun signe ne montre que les Khmers rouges sont prêts à rejoindre la communauté nationale ».
Comme par hasard, on se remet à parler de Pen Sovann, ancien premier ministre cambodgien de la RPK, destitué par le Vietnam le 2 décembre 1991 et incarcéré près de Hanoi. Norodom Chakrapong, fils de Sihanouk et ancien vice-premier ministre de l’Etat du Cambodge, et le général Sin Song, auteurs de la tentative de sécession de juin dernier, qui avaient donné ensuite leur démission de membres de l’Assemblée nationale, réclament maintenant le droit d’en faire partie. « Nous devons, disent-ils, respecter la volonté du peuple qui nous a élusLeur demande est violemment dénoncée par le FUNCINPEC et par les Khmers rouges. Le 26 décembre, Sihanouk nomme comme représentants du palais au Conseil constitutionnel trois de ses vieux et fidèles serviteurs : Nhiek Tioulong, ancien ministre des affaires étrangères et ancien général, beau-père de Sam Rainsy, l’actuel ministre des finances – Chau Sen Cocsal Chhum, ancien président de l’Assemblée nationale et Pun Peng Cheng, ancien chef de cabinet du roi.
Pendant que la guerre continue…
Sur le terrain, au moins dans les provinces reculées, les combats continuent et font pression sur les négociateurs. Personne toutefois n’est capable de mesurer leur intensité. Souvent sont imputées aux Khmers rouges des actions criminelles de groupes de bandits, ainsi qu’on désigne les anciens soldats du FNLPK ou des forces de l’EdC. Les bilans publiés par le gouvernement de Phnom Penh reflètent parfois une volonté de dramatiser, soit pour saboter les négociations soit, au contraire, pour les justifier. Il reste que les combats sont une réalité douloureuse. C’est moins une guerre généralisée qu’une série d’escarmouches. Le sentiment d’insécurité qu’elles provoquent paralyse le développement du pays.
* Le 28 octobre, 70 Khmers rouges auraient lancé trois attaques dans le nord de la province de Siemréap, près de Samrong, détruisant 250 tonnes de riz et incendiant 250 maisons. Le même jour, une centaine d’autres auraient attaqué des avant-postes de la bourgade de Choam Ksan, dans la province de Préah Vihéar. Un journal cambodgien parle de 43 assauts et de 14 coups de mains menés par 3 à 400 guérilleros qui ont pris le contrôle de 19 villages dans la région de Choam Ksan. Dans ce secteur où il s’est installé, Ta Mok aurait tenu une importante réunion avec les commandants de huit divisions khmères rouges.
* Le 4 novembre, 7 soldats gouvernementaux sont tués et une vingtaine sont blessés par l’explosion d’une mine au passage de leur véhicule, dans le secteur de Samrong.
* Le 14 novembre, 30 Khmers rouges attaquent et pillent un village dans la région de Préah Vihéar.
* Entre le 20 et 23 novembre, au moins 10 personnes trouvent la mort lors d’accrochages entre les Khmers rouges et les forces gouvernementales, dans la région de Bantéay Méan Chey. Une quarantaine d’obus de 80 mm tombent sur Staung (Kompong Thom), 10 guérillons de la région de Préah Vihear auraient été tués, 20 autres se seraient rendus.
* Le 1er décembre, dans une conférence de presse, le porte-parole du gouvernement affirme que les Khmers rouges ont pris entre 10 et 20 villages dans la province de Kompong Thom pour leur servir de « bouclier humain » (En fait ils ont ainsi regagné le terrain qu’ils avaient perdu en août). Selon le porte-parole, depuis le 26 novembre, 1 200 guérillos ont lancé une offensive d’envergure dans trois provinces. « Nous nous sommes retirés de cette région à cause des villageois. Nous sommes incapables de contre-attaquer ». 16 soldats gouvernementaux auraient été tués, 7 blessés, 4 auraient disparu ainsi que 3 policiers, 4 villageois auraient été blessés ou tués. Les forces du gouvernement auraient tué 6 Khmers rouges.
* Le 21, de source gouvernementale, on annonce la reprise de 9 villages dans la province de Kompong Thom, après une semaine de « durs » combats. On aurait tué le commandant en chef de la 580ème division khmère rouge, capturé 15 guérillos, dont 37 ont déserté. Près de Staung, 5 des 25 attaquants Khmers rouges ont été tués. Mais dans le même temps, la guérilla a intensifié ses activités dans le nord-ouest de la province de Battambang, de Banteay Méan Chey, de Siempréap et du nord de Préah Vihéar. Le 15 décembre, une centaine de Khmers rouges attaquent un poste de la région de Maung Russey. Traditionnellement, la saison sèche, qui commence en novembre, est favorable aux forces gouvernementales, qui peuvent déplacer d’importants moyens.
* Selon Sin Sen, sous-secrétaire d’Etat à l’Intérieur et à la sécurité publique, depuis les élections de mai les Khmers rouges ont tué 151 personnes, blessé 259 autres, incendié 668 maisons (BKK Post du 27.12.93). La crainte des Khmers rouges justifie des arrestations. Le 8 novembre il déclare avoir arrêté 35 personnes soupçonnées d’appartenir à un réseau khmer rouge qui achemine des armes et des grenades dans la capitale en vue d’y provoquer des troubles lors de la fête de l’Indépendance, le 9 novembre. Selon Sin Sen, 200 autres suspects circulent en ville. « Nous avons besoin d’une coopération entre la population et la police pour prévenir toute action visant à semer le trouble ou la subversion ».
Neutralité thaïlandaise
Périodiquement la Thaïlande se défend d’intervenir dans la politique de son voisin cambodgien. La diplomatie thailandaise n’en est pas moins coutumière de déclarations favorables aux Khmers rouges. Ainsi, le 1er novembre, Prasong Soonsiri, ministre des affaires étrangères, dit que les problèmes politiques du Cambodge subsisteront tant que le rôle des Khmers rouges ne sera pas défini.
Une semaine plus tard, le général Wimol Wongwanich, commandant en chef de l’armée thaïlandaise, déclare qu’on peut difficilement traiter les Khmers rouges en « hors-la-loi » puisqu’ils gardent une délégation à Phnom Penh. Si pourtant « le gouvernement cambodgien les déclare définitivement hors-la-loi, la Thaïlande acceptera et honorera cette décision ». A son avis les Cambodgiens sont les plus à même de règler leurs problèmes internes, sans influences extérieures. Il fait ainsi allusion à la position des Américains, hostiles à l’entrée des Khmers rouges dans le gouvernement cambodgien (BKK Post du 9.11.93). A l’inverse Hun Sen accuse la Thaïlande de soutenir les Khmers rouges parce qu’un avion de reconnaissance thaïlandais a violé le territoire cambodgien dans la région de Préah Vihéar.
Le 7 décembre, l’armée thaïlandaise se fait prendre la main dans le sac. Près de Chantaburi, en Thaïlande, un camion qui transporte cinq tonnes d’armes et de munitions camouflées sous des sacs de riz est arrêté et fouillé par une patrouille de police. Le conducteur, le camarade Kith, un Khmer rouge, ne fait pas mystère qu’il transporte son chargement à Poïlin pour son chef le ministre Khmer rouge de la défense, Son Sen. La police exploite ses renseignements avec ses hélocoptères, découvre 1 500 tonnes de matériel militaire stocké en douze entrepôts proches de la frontière cambodgienne, gardés par une vingtaine de soldats cambodgiens : 13 canons de gros calibres, des mortiers, des mitrailleuses, une énorme quantité de munitions. La police triomphe dans sa lutte contre la contrebande d’armes. Mais le général Wimol Wongwanich, commandant en chef de l’armée, furieux, déclare que ces armes appartiennent à l’armée thaïlandaise, qu’elles sont stockées près de la frontière pour des raisons de sécurité et que le camion saisi transportait des armes volées pour les passer en contrebande. Il nie avec force que l’armée soutienne les Khmers rouges. L’émotion est grande, la Thaïlande est prise sur le fait. Le ministre thaïlandais des affaires étrangères, Prasons Soonsiri, se rend à Phnom Penh pour préparer la visite en janvier de son premier ministre et surtout tenter de disculper son gouvernement. Ces armes, explique-t-il, appartiennent à un pays tiers, auquel elles seront rendues quand il le demandera. Pas du tout, proteste Wimol à Bangkok, ces armes appartiennent à la Thaïlande, elles ont été fournies par un autre pays pour soutenir la résistance antivietnamienne, elles sont bloquées depuis les accords de Paris, aucun transfert ne peut se faire sans l’agrément de l’armée.
Le prince Sirivuddh, ministre cambodgien des affaires étrangères, se dit satisfait de ces explications et remercie même la Thaïlande d’avoir intercepté le camion qui transportait des armes pour les Khmers rouges. En privé, cependant, il critique l’attitude thaïlandaise, « non seulement injuste, mais scandaleuseDes militaires cambodgiens avaient demandé qu’en gage de bonne volonté les armes saisies soient transférées à l’armée royale du Cambodge, qui comprend deux des trois factions auxquelles elles étaient destinées. Les autorités de Thaïlande refusent. Les armes seront finalement transportées dans un lieu secret. Les Khmers rouges nient toute implication dans l’affaire, mais tous leurs officiers en relation avec l’armée thaïlandaise ont été rappelés à leur base.
Le soutien de la Thaïlande aux Khmers rouges n’est un mystère pour personne. Il est donné avec la complicité tacite des Etats-Unis, qui bloquent en même temps l’entrée des Khmers rouges au gouvernement. Cet incident, peut-être dû à un règlement de compte entre policiers et militaires thaïlandais, permettra peut-être au Premier ministre Chuan Leepkai d’épurer les rangs de l’armée et d’appliquer la politique qu’il prétend officiellement suivre.
Situation économique et sociale
Depuis Pékin, le roi Sihanouk dénonce fréquemment la pauvreté et les inégalités sociales comme le danger mortel pour le pays, aussi grave que celui des Khmers rouges. Grâce à un début de réforme de l’armée et de la police, la sécurité s’est un peu améliorée sur les routes. Les grands axes sont lentement, mais progressivement réparés. La ville de Phnom Penh commence un frustre toilettage. Mais entre les riches et les pauvres, entre la capitale et les provinces, l’écart ne cesse de s’aggrandir et crée les conditions d’une explosion sociale. Grâce à la liberté retrouvée, les journaux en langue khmère ne se privent plus de critiquer les autorités.
Le 13 novembre, le taux de change s’élevait à 1 900 riels pour un dollar. Le 16 novembre, à la suite d’une décision de la Banque Nationale, la Banque pour le commerce extérieur a changé le dollar pour 2 200 riels, contre 2 150 au marché noir. Si le prix du carburant a baissé de 17%, celui des autres denrées n’a pas varié. Le ministre cambodgien des finances, Sam Rainsy, se félicite de la bonne tenue de la monnaie nationale. Il affirme que le budget de l’Etat ne connaît plus de déficit. Les taxes et les droits de douane dont le montant a doublé commencent à alimenter les caisses de l’Etat (The Nation du 22.12.93). Au dire du ministre, le salaire mensuel des fonctionnaires, actuellement entre 90 et 210 francs, devrait être augmenté de 20%. Mais ils attendent toujours.
La bonne tenue du riel est artificielle. Seule la création de richesses par une production nationale pourra fixer la monnaie à sa vraie valeur. L’afflux des devises étrangères sert souvent à enrichir les plus riches et ceux qui ont accès au système bancaire international, il n’améliore en rien la situation des plus pauvres. Après le départ du contigent de l’APRONUC, les prix des hôtels de luxe ont chuté de moitié, tout en restant excessivement élevés par rapport au reste du monde.
Le 19 novembre, les députés se sont alloué une rémunération mensuelle de 650 dollars, complétée par une indemnité de 1 150 dollars pour les frais d’un bureau personnel. D’autres primes font monter leur rémunération à environ 2580 dollars par mois. Les réactions populaires et celles de la presse ont été vives. « Le fossé est trop grand », admet Khieu Kanharith, porte-parole du gouvernement, tout en demandant aux chefs de l’armée et de la police de dissuader leurs hommes de participer aux manifestations contre les écarts de salaire. Les députés se justifient : « Nous ne voulons pas être corrompus. Ceux qui ont un bon salaire travaillent pour le peuple, pas pour leur propre intérêt
Le 28 décembre, l’assemblée nationale a voté le budget de l’Etat pour 1994. Il s’élève à 396 millions de dollars. Les dépenses militaires en représentent 28% ; celles de l’enseignement, de la santé et des services sociaux, 20% ; le soutien à l’activité économique, 38%%. Le ministre des finances espère que le produit national brut augmentera de 15% en 1994. Il compte aussi qu’avec la paix les dépenses militaires baisseront de 13%. Plus de la moitié du budget (460 milliards de riels) est couvert par l’impôt, un peu moins de la moitié (430 milliards de riel) par des dons ou des prêts de l’étranger.
Le ministre des finances est décidé à mettre de l’ordre dans le système bancaire. Dix-huit banques travaillent actuellement au Cambodge, mais beaucoup d’entre elles n’ont ni le personnel qualifié ni les fonds suffisants pour le fonctionnement correct d’une banque. La plupart sont entre les mains d’investisseurs étrangers qui ont été créé leur propre banque et peuvent ainsi dissimuler bien des traffics. Le ministre introduit progressivement un plan comptable national inspiré de plan français. Il veut aussi réviser les contrats « inégaux » passés par l’ancienne administation avec des entreprises étrangères et ne conserver que les contrats qui représentent un intérêt pour le pays.
Montée du nationalisme
Plusieurs événements révèlent de la part du gouvernement et de la population khmère la volonté de prendre leur pays en main, le refus de laisser les étrangers le diriger à leur guise. Le 10 novembre, Van Molyvann, ministre d’Etat cambodgien, demande pour la deuxième fois à l’Unesco de quitter les locaux de la conservation d’Angkor. Il lui reproche de ne pas respecter la souveraineté cambodgienne. « L’Unesco , dit le fonctionnaire cambodgien chargé du dossier, doit d’abord nous consulterEn province, on entend des fonctionnaires exhaler leurs ressentiments contre les projets du CIR, de l’UNICER, voire d’importantes organisations non gouvernementales qui décident de tout comme en pays conquis. Il arrive aux Khmers de comparer le joug des ONG à celui de la colonisation.
Le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) a décidé de confier progressivement la direction de ses projets au gouvernement royal. C’est toutefois l’occasion pour un bon nombre de fonctionnaires de se faire une nouvelle situation, de fournir une place à leurs clients, ou de s’enrichir frauduleusement. De même la création d’ONG locales, notamment dans le domaine de la défense des droits de l’Homme, est souvent une source d’enrichissement.
De violents sentiments anti-thaïlandais commencent à s’exprimer dans la population, ainsi que sur les ondes de la radio nationale. On accuse la Thaïlande de continuer à soutenir les Khmers rouges, on reproche aux hommes d’affaires thaïlandais d’exploiter sans vergogne les richesses des pays voisins (The Nation du 18.12.93).
Un intellectuel qui était réfugié en France, Thor Peng Léat, a été nommé à la tête de la Banque nationale du Cambodge à la place de Chéa Rieng, Cambodgien d’origine thaïlandaise. Cette nomination, qui traduit une volonté de prise en main du pays par les nationaux, n’a guère été appréciée des investisseurs thaïlandais. Le prince Ranariddh a promis de même d’évincer les Vietnamiens qui détiennent des postes administratifs ou économiques importants.
Au milieu de mois de décembre, par deux fois, cinq cent puis mille petits commerçants ont manifesté contre la société thaïlandaise Boon Roong qui, il y a quelques années, a expulsé des petits commerçants d’un marché de Phnom Penh pour construire un marché moderne de trois étages où les espaces de vente sont loués à des prix jugés exorbitants. « Plutôt mourir que de permettre aux Thaïlandais de nous étrangler » clamait un manifestant. Un autre : « Nous allons au marché olympique armés de bâtons, de pierres, de hachettes pour le détruire. C’est chez nous, ce n’est pas aux ThaïlandaisQuand on connaît la violence cachée des Khmers, comment elle peut exploser, ces réactions sont à prendre au sérieux. La semaine précédente, le président de la même société avait fait don au gouvernement d’un avion de 1,7 million de dollars. C’était, selon un membre de l’Assemblée nationale, « pour mettre les fonctionnaires de son côté et se protéger du peupleLe ministre des finances, Sam Rainsy, a tenté de calmer les manifestants: « Nous ne voulons pas permettre à des investisseurs étrangers de mettre le joug sur les petits commerçants cambodgiens ». Mais le ministre se défend de s’en prendre aux hommes d’affaires thaïlandais, « seulement aux gens malhonnêtes, qu’ils soient Thaïlandais, Singapouriens ou Malaisiens » (BKK Post du 24.1293). « Ils ont à respecter le peuple khmer, déclare pour sa part Ranariddh, les Khmers sont les propriétaires de leur pays ».
A Battambang, plus d’une centaine de commerçants assiègent depuis plusieurs mois le tribunal pour réclamer le remboursement de leurs économies qu’ils avaient déposées dans une banque thaïlandaise dont le propriétaire s’est enfui avec la caisse. Dans la région de Thmâr Puok, on se plaint que la radio et la télévision cambodgiennes soient quasiment brouillées par la radio et la télévision de Thaïlande.
De sources thaïlandaises, on reconnaît là-bas que « les Cambodgiens ressentent très mal l’invasion de leur pays par la culture thaïlandaise, des salons de massage à la musique », qu’ils « regardent comme des sangsues les hommes d’affaires thaïlandais, intéressés seulement à des profits rapides dans l’exploitation du bois et des pierres précieuses ». Au moment de quitter son poste de premier ambassadeur de Thaïlande à Phnom Penh depuis 1989, Sunai Bunyasiriphant ne dément pas que beaucoup de Khmers vouent des sentiments peu cordiaux aux Thaïlandais : « L’histoire, dit-il, ne devrait pas être utilisée comme base de conflit dans les relations habituelles. La Thaïlande ne cherche pas à dominer le CambodgeIl reconnaît que son pays continue son soutien aux Khmers rouges, mais par des « contacts personnels d’hommes d’affaires ». Pour montrer la bonne volonté et la sincérité de la Thaïlande, « qui ne veut pas prendre la terre cambodgienneil a proposé de créer une commission de démarcation des frontières entre les deux payx et recommandé aux dirigeants de Thïlande de clarifier leur politique « afin de créer la confiance et la compréhension » (The Nation du 25.11.93).
* On sait pertinemment que les bornes frontières ont été déplacées. De sources thaïlandaises on avoue qu’entre quatre et dix bateaux thaïlandais pêchent chaque jour dans les eaux cambodgiennes. Le 20 novembre, deux policiers cambodgiens qui étaient montés à bord d’un bateau thaïlandais ont été retrouvés noyés (BKK Post du 24.11.93). Le 16 décembre un bateau de guerre thaïlandais a ouvert le feu sur un garde-côte cambodgien. Dans le passé, les officiers de l’APRONUC ont souvent reproché aux bateaux thaïlandais de violer les eaux cambodgiennes. En privé, le Sihanouk a maintes fois fait part de sa préoccupation à ce sujet. On fait toutefois remarquer qu’à Koh kong des militaires cambodgiens corrompus ont vendu illégalement des permis de pêche à des Thaïlandais (The Nation du 30.12.93).
* Un moine thaïlandais propose d’envoyer au Cambodge les 3 000 H’mongs réfugiés dans sa pagode pour servir de main d’oeuvre aux entreprises thaïlandaises (BKK Post du 14.11.93).
Les délégations thaïlandaises se succèdent à la capitale cambodgienne, la plupart dans le but de défendre les intérêts de leurs hommes d’affaires. Le ministre des finances ne maintient pas moins ses positions et dénonce les contrats inégaux. L’hôtel flottant thaïlandais installé devant le palais royal a été remorqué dans un endroit plus écarté, malgré les protestations thaïlandaises et en dépit des assurances données par le prince Sirivuddh, ministre cambodgien des affaires étrangères à son homologue de Bangkok.
L’interdiction des exportations de grumes qu’avait décrétée le Conseil national suprême en 1992 a cependant été provisoirement levée, du 17 au 31 décembre, pour permettre l’acheminement des quelque 20 000 arbres abattus avant le ler janvier 1993. Ils valent de 4 à 5 millions de dollars et on ne tient pas à les laisser pourrir sur place sans profit pour personne. A partir du Ler janvier 1994, seule sera autorisée l’exportation de bois travaillé. Mais les Cambodgiens ne sont pas dupes. Un haut fonctionnaire confie : « Nous avons peur qu’ils abattent de nouveaux arbres et disent qu’ils ont été coupés avant le 1er janvier 1993Selon M. Mok Mareeth, ministre cambodgien de l’environnement, la déforestation a causé « une catastrophe écologique
La Thaïlande a toutefois promis de verser une aide de 25 millions de dollars, en partie pour la formation de travailleurs spécialisés en douze domaines.et un accord pour constituer une commission conjointe de collaboration entre les deux pays sera signé le 12 janvier 1994 lors de la visite à Phnom Penh du Premier ministre thaïlandais.
Conclusion
Soutenir que « les Khmers rouges sont finis », aller vite en besogne. On a parlé de plus de 2 500 ralliés durant les derniers mois. Il s’avère qu’un bon nombre de ces « ralliés » sont en fait des soldats de l’ancienne armée sihanoukiste appâtés par une récompense. Ainsi dans un groupe de 397 « ralliés », par exemple, 37 seulement sont des combattants khmers rouges. Cela n’a pas empêché le prince Ranaridh de remettre des galons le 24 novembre à plus de 200 officiers ralliés. Au début de décembre, un général khmer rouge, Lim Sophy, qui a déserté avec 200 hommes, est l’objet d’un attentat à Phnom Penh. Le gouvernement accuse les Khmers rouges qui voudraient le réduire au silence ; lui-même accuse la police.
La vérité semble exprimée par Hun Sen quand il constate qu' »à l’exception de jeunes soldats, qui en ont assez de combattre et n’ont aucun goût pour la ligne dure de leurs chefs, peu sont intéressés à rejoindre la communauté nationale ». Il est vrai qu’on leur propose de les incorporer dans l’armée nationale où leur condition, même avec l’octroi d’un galon supérieur, sera moins bonne que dans la guérilla. Il est prévu de donner des terres et une formation à ceux qui choisissent de réintégrer la vie civile. Un programme placé sous l’autorité du cinquième bureau (celui de la guerre psychologique), patronné par les Etats-Unis, est prévu à cet effet (FEER du 30.12.93). En août, dans la région de Thmâr Puok (province de Bantéay Méan Chey), 600 soldats khmers rouges auraient fait allégeance à l’armée royale cambodgienne. Les soldats gouvernementaux ont pillé leurs biens et brûlé leurs maisons. Ce qui aurait pu être un test pour le reste de la guérilla l’a détournée du ralliement.
Militairement les Khmers rouges peuvent faire des coups de main sanglants en se retirant aussitôt, ils semblent incapables de lancer des attaques d’envergure. La découverte des 1 500 tonnes d’armes qui leur étaient destinées porte un coup sévère à leur approvisionnement. La découverte d’autres caches moins importantes à l’intérieur du pays affaiblit leur force de frappe.
Politiquement, la Thaïlande se devra de renforcer ses liens avec Phnom Penh pour faire oublier l’affaire des 1 500 tonnes d’armes et tenter d’apaiser les sentiments antithailandais qui montent dans la population cambodgienne. Mais, qu’on le veuille on non, la paix ne pourra pas s’établir sans les Khmers rouges. La petite armée royale cambodgienne n’aurait aucune chance de succès dans une attaque générale de leurs places fortes de Païlin ou du Phnom Malay.
Chacun semble vouloir gagner du temps, pour l’après Sihanouk. A l’exception de la période coloniale, dont Sihanouk est le dernier survivant, la succession au trône khmer a toujours donné lieu à une guerre civile. Le prince Ranariddh a besoin des Khmers rouges pour contrebalancer le pouvoir du Praéachon omni-présent dans le gouvernement et l’administration. Son parti, le FUNCINPEC, n’a que des postes en relation avec l’étranger, susceptibles d’inspirer confiance et d’attirer des capitaux. Le Prachéachon détient tous les postes de gestion directe et d’encadrement de la population.
De leur côté, les Khmers rouges semblent avoir tout intérêt à gagner du temps. Durant les deux derniers mois, ils n’ont montré aucune volonté réelle de s’intégrer dans la communauté nationale. Ils misent sans doute sur l’incapacité du gouvernement à gérer la nation, sur le ressentiment populaire que commencent à susciter la corruption et les profits éhontés d’un petit groupe de nantis aidés par l’étranger. Ils deviennent progressivement la seule voix de l’opposition dans le régime à parti unique qui est, de fait, celui du Cambodge actuel. Même si le petit peuple continue de vouer aux Khmers rouges une haine tenace, ce qu’il dénoncent correspond, on s’accorde à le dire, à la réalité vécue au quotidien. Au Cambodge, même sans l’idéologie communiste, une jacquerie est toujours possible. Celle de 1968 à Samlaut a précédé la création de l’armée khmère rouge. A moins d’une lutte implacable contre la corruption, on peut craindre des événements semblables, fût-ce à moyen terme, même sans le concours des Khmers rouges qui, bien entendu, ne manqueraient pas de tirer les marrons du feu.