Eglises d'Asie

LA MAISON DES MANDIS

Publié le 18/03/2010




Le peuple garo du Bangladesh

Les Garos, qui se nomment dans leur propre langue les Mandis, sont membres de la race mongoloïde, cousins lointains des Tibétains, avec une langue et une culture qui ont plus de points communs avec celles de l’Indochine qu’avec le sous-continent indien. Lors de la division de l’Inde en 1947, la frontière entre l’Inde et le Pakistan oriental a été tracée au milieu du territoire garo, divisant ainsi l’ethnie entre deux pays. Plusieurs pogroms et d’autres vicissitudes (comme la guerre de 1971 qui a fait naître le Bangladesh) ont ensuite poussé un grand nombre de membres du peuple garo à traverser la frontière et à venir s’établir en Inde, surtout dans l’Etat de Meghalaya, où ils sont majoritaires et jouissent des privilèges réservés aux ressortissants des Etats aborigènes de l’Inde. Au Meghalaya ils sont près d’un demi-million maintenant. Le sort de ceux qui sont restés au Bangladesh – environ cent mille – est ce qui nous concerne ici (1).

La majorité des Garos du Bangladesh habitent dans ce qu’on appelle le grand district de Mymensingh, soit les cinq districts actuels qui faisaient partie de l’ancienne unité administrative dont le centre était la ville de Mymensingh, dans la jungle de Madhupur au sud, et au long de la frontière indienne au nord. Là, ils vivent sur ce qui reste encore de leurs terres. La plupart de celles-ci ont été prises de force par les Bengalis pendant la guerre ou la période d’instabilité qui a suivi, ou bien elles ont été vendues par les Garos eux-mêmes. Malgré cette évolution malheureuse qui continue encore aujourd’hui, les Garos, par rapport aux Bengalis, qui en grande majorité, vivent dans la pauvreté absolue, ne s’en tirent pas trop mal. Certains vivent dans un grand dénuement, c’est vrai, mais ils ne sont qu’un petit pourcentage, alors que des dizaines de millions de Bengalis vivent à ce niveau.

Identité ethnique et identité chrétienne

Cependant leur situation est beaucoup plus difficile qu’autrefois. S’ils subissent la pénurie générale du pays et souffrent des mêmes maux que tous les autres, leurs problèmes sont toutefois différents. C’est un peuple comparativement plus primitif que les Bengalis, différent d’eux par la race et la religion, et qui, depuis près de cinquante ans, a été pris dans le tourbillon, non seulement d’un pays nouveau mais aussi d’une société profondément marquée par l’histoire, la mentalité et la religion des Bengalis musulmans, et ce n’est pas pour rien que le pays s’appelle Bangla-desh, ce qui veut dire : pays des Bengalis! Leur culture primitive, cela va sans dire, n’a pas pu relever le défi; elle s’est écroulée. Il n’est probablement pas faux de dire que l’identité chrétienne, pourtant si récemment acquise, a considérablement contribué à sauver l’existence de cette petite minorité du Bangladesh.

Car ils sont chrétiens! Ce sont les chefs de quelques clans qui ont prié les missionnaires de venir leur enseigner la foi, non seulement dans un cas, mais dans plusieurs. A l’époque, les Garos avaient moins conscience de leur pauvreté matérielle et celui qui voulait s’en donner la peine pouvait devenir prospère. Encore aujourd’hui, ils sont fiers de ne pas avoir recherché l’aide des missionnaires à cause de leur argent. Les chrétiens du sous-continent sont souvent accusés du contraire. Les baptistes venus d’Australie ont commencé leur mission à la fin du siècle dernier, suivis par les catholiques. Ils se partagent maintenant la majorité de ce peuple chrétien à 95%. Les anglicans ont, comme les adventistes, quelques milliers de fidèles. Les Garos ont reçu la Bonne Nouvelle avec joie et ils sont eux-mêmes partis en mission dans d’autres parties du Bengale, avant la division de 1947. Ils constituent une partie considérable de toute la communauté chrétienne du Bangladesh et sont, grâce à l’Eglise surtout, alphabétisés à 90%. L’alphabétisation a, assez naturellement, précipité une véritable crise d’identité: dans quelle mesure faut-il se conformer à la société bengalie dans laquelle on est obligé de vivre? Qu’adviendra-t-il de notre langue, de notre musique, de notre culture enfin? Ce sont des questions très réelles pour eux. La tentation du matérialisme et l’indifférence spirituelle aussi deviennent réelles et l’Eglise, complètement dominée par les Bengalis chrétiens, montre peu d’empressement à reconnaître qu’elle est maintenant à moitié d’origine aborigène, ce qui pousse certains Garos à se poser des questions sur la place de la foi dans leur identité ethnique. La vieille société de village a éclaté et beaucoup de jeunes, ne voyant plus aucun avenir pour eux à la campagne, quittent les villages pour aller chercher un emploi à Dacca. La population garo de Dacca a augmenté, en dix ans, de quelques centaines à environ cinq mille; on en trouve aussi à Chittagong, Khulna, Boghra et d’autres villes importantes du Bangladesh.

Le centre Nokmandi

C’est dans ce contexte que s’inscrit « Nokmandi ». Ce nom veut dire « la maison des Mandisc’est le nom que portaient autrefois les « maisons longuescommunes aux populations aborigènes de toute l’Asie du sud, mais aujourd’hui disparues chez les Garos. Nokmandi a été commencée dans la dernière moitié des années 80 par les frères de Taizé, qui vivaient alors à Dacca. L’idée première était de fonder un petit centre pour réunir et organiser un peu la communauté grandissante des Garos à Dacca. Sa priorité serait d’insuffler parmi eux un esprit de communion et d’unité, leur procurer un lieu où ils pourraient se retrouver entre eux et les aider quand ce serait nécessaire et possible. On s’est vite rendu compte qu’il y a un grand nombre de jeunes Garos qui vivent à Dacca sans contact avec leurs familles, déracinés et souvent mal équipés pour transmettre à leurs enfants leur langue et leur foi. Ils travaillent dans les usines, dans les salons de beauté ou de massage, ou bien comme gardes de nuit, domestiques, cuisiniers, etc. Certains sont bien traités et entretiennent des relations avec les autres Garos de Dacca; d’autres sont vulnérables, maltraités parfois, et n’ont guère la possibilité de se défendre. Tous subissent la pression d’une société tout autre que la leur et il arrive maintenant qu’on trouve un Garo qui ne parle pas sa langue; presque tous ont une parente plus ou moins proche qui a épousé un musulman; les jeunes gens sont gênés devant leurs amis bengalis parce qu’ils ne « prendront pas femmemais que, plutôt, leurs femmes vont les amener chez elles, selon la coutume garo; les étudiants d’université de ce peuple assez doux apprennnent vite des étudiants bengalis l’art de semer la discorde et de tourner toute chose à leur bénéfice personnel; les vertus tribales d’égalité et d’honnêteté s’érodent. Dans cette situation il a paru très important de fonder un centre où, de façon consciente, tout ce qui est bon dans l’identité garo est cultivé et mis en pratique, en l’adaptant au temps présent, et que, dans le même temps, une action coordonnée se fasse pour aider les gens exploités et pour conscientiser les gens des villages au sujet des risques impliqués dans l’envoi d’un fils ou d’une fille à Dacca.

Le centre a été installé dans un appartement de quatre pièces et c’est là qu’il est resté jusqu’en mars 1993. Pendant cette période, Nokmandi a cherché son chemin. Un comité a été constitué pour en diriger les activités; on a fait nombre de projets, – entre autres un essaie de recensement des Garos vivant à Dacca, – et on a voulu assurer une source de revenus stables par l’achat d’un « tempo » (triporteur à 8 places), moyen de transport assez courant à Dacca. Malheureusement, cette tentative n’a pas réussi et les frères de Taizé ont dû continuer de soutenir le centre financièrement. Mais à travers diverses tentatives Nokmandi a pu tâter le terrain et, lorsque Runjit Ruga, au début de 1992, a pris la responsabilité du centre, Nokmandi avait, pour ainsi dire, atteint la maturité nécessaire pour devenir un vrai centre de communion et de solidarité. Cette année-là beaucoup de filles se sont réfugiées à Nokmandi après avoir fui un salon de beauté où elles n’étaient pas bien traitées. La propriétaire a menacé de faire un procès mais rien n’est advenu. Peu de temps après, 17 jeunes Garos ont été accusés de plusieurs délits (inventés) dans un procès fait contre eux par une usine qu’ils avaient quittée; Nokmandi a pu faire le lien avec la commission « Justice et Paix » de Caritas-Bangladesh. Plus tard, la même année, deux jeunes femmes ont commencé un recensement des servantes garos à Dacca; ce recensement a été terminé en décembre 1993 et un petit livre en publiera les résultats, avec des suggestions pour remédier aux nombreuses injustices révélées par ce travail.

Activités et organisation du centre

Nokmandi a, depuis le début, réservé quelques lits pour des personnes venant temporairement à Dakha. Depuis 1993, il s’est doté d’un « Crédit union » pour les Garos et il essaie de mettre sur pied une caisse médicale aussi bien qu’une caisse pour la formation scolaire des Garos pauvres. Les activités se sont multipliées et un risque peut exister, à savoir qu’on oublie pourquoi ce centre a été créé: non pas pour le développement social, mais pour la communion; non pas pour donner davantage d’occasions de gagner de l’argent mais pour inciter à la solidarité. La société bengalie est obsédée par l’argent; c’est sans doute naturel car il est si mal distribué. Les Garos, quoique d’une autre mentalité, sont un peuple très terre-à-terre qui préfère bien manger et, ensuite, parler de la communion. Il est important qu’à Nokmandi il y ait une chapelle où est célébrée régulièrement une prière oecuménique; il s’y trouve une icône du Christ au regard pénétrant, et c’est la seule, comme le Christ est la seule source de tout ce qui se fait de bien à Nokmandi. Runjit Ruga est bien conscient du fait que Nokmandi a une vocation particulière, celle d’être quelque chose qui n’est ni organisation sociale, ni ONG, ni institution, mais bien un aspect de l’Eglise indivise, celle qui est et n’est pas encore, celle du Royaume. Combien de Garos saisissent-ils cette intuition ? Peut-être pas beaucoup d’entre eux, mais cela fait partie de l’aventure de ce petit centre qui se refuse d’être conformiste.

Déjà, à partir de 1992, le propriétaire de l’appartement avait signalé qu’il n’entendait pas renouveler le contrat l’année suivante. Il a fallu chercher un autre lieu et cela a donné l’occasion d’établir Nokmandi sur des bases plus solides. Les frères de Taizé, ne pouvant plus assumer les frais grandissants du centre, se sont adressé à l’évêque catholique de Mymensingh, Mgr Francis, l’évêque des Garos par excellence puisqu’ils viennent tous de son diocèse, et l’évêque s’est déclaré prêt à solliciter « Missio », agence allemande, en faveur d’un soutien. Puis, une maison convenable a été trouvée et achetée avec l’aide de « Missio ». Comme Nokmandi n’est pas une association enregistrée auprès du gouvernement, la maison appartient à l’évêque qui garantit l’aspect oecuménique du Centre tout en respectant son indépendance. Tout cela a été formulé dans un contrat entre l’évêque et Nokmandi. La solution ainsi trouvée est particulièrement heureuse en ce qu’elle assure un lien étroit, mais pas du tout contraignant, avec l’Eglise, en même temps qu’elle donne une garantie de stabilité très nécessaire. Nokmandi assume tous les frais du centre et de la maison; pour l’année 1993, il a fait appel à différentes organisations et communautés religieuses qui ont bien voulu contribuer au paiement des dépenses. Il y a deux personnes qui sont employées à plein temps, plus une cuisinière qui vit avec sa famille à Nokmandi, et les deux jeunes femmes qui vont continuer en 1994 le recensement entrepris, avec un effort de conscientisation des gens concernés et dans la ville de Dacca et dans les villages. Il y aurait besoin d’une troisième personne pour le travail du centre même, mais l’état des finances ne le permet pas encore.

Dès le début, Nokmandi a été dirigé par un comité de Garos. En réalité ce comité n’a pas fait beaucoup de travail, car, dans l’esprit des gens du pays, un comité fait surout des réunions et commente le travail accompli par les autres. A Nokmandi, le travail est exécuté par le coordinateur, Runjit Ruga, et celui ou ceux qui sont avec lui. Cela ne veut pas dire que le comité est inutile, car, en société tribale, il manifeste l’appui de la communauté Garo, sans lequel Nokmandi n’aurait que peu d’impact. Pour donner une certaine assurance, d’un côté à l’évêque (que Nokmandi ne le mettra pas en difficulté au plan légal par ses activités), et de l’autre côté aux protestants (que les catholiques ne prendront pas tout en main), la création d’un petit conseil oecuménique a été proposée aux Eglises présentes parmi les Garos. Ce conseil veillerait à ce que Nokmandi ne déraille pas et désignerait les membres du comité directeur. Cette idée a été acceptée par l’évêque et par le comité actuel, mais elle n’a pas encore été réalisée.

Toute l’intuition qui est à la base de Nokmandi pourrait se résumer en ces quelques phrases: un petit centre Garo, accueillant, ouvert, réaliste quant à ce qu’il peut accomplir et profondément chrétien. On ne pourra pas recréer la société primitive des villages. Les Garos ont été, une fois pour toutes projetés dans le monde moderne. C’est dans cette réalité-là que Nokmandi veut s’engager, tel une petite lumière dans le passage tumultueux d’un monde à l’autre.