Eglises d'Asie

CONVALESCENCE OU RECHUTE ? Le point sur la situation sociale et politique

Publié le 18/03/2010




Les quatre premiers mois de l’année grégorienne, au Cambodge, c’est le coeur de la saison sèche. Traditionnellement, c’est la période où les armées gouvernementales, équipées d’armement lourd, se lancent dans des opérations d’envergure. Cela s’est vérifié encore cette année, mais l’armée a subi deux importants revers. Malgré tout, grâce aux aides internationales, le Cambodge amorce lentement sa reconstruction, freinée par la corruption et l’injustice.

Deux « humiliantes défaites »

Depuis des mois, des discussions stériles s’éternisaient entre le gouvernement royal du Cambodge et les Khmers rouges. Après de nombreuses escarmouches sanglantes, vers la mi-janvier, l’armée royale passe à l’attaque de la « base » khmère rouge d’Anlong Veng, au nord du Cambodge, à 7 km de la frontière thaïlandaise. Cette « base » – en réalité une bande de terrain d’une douzaine de kilomètres de long où sont construites de trois à quatre mille maisons qui abritent les familles des soldats khmers rouges – est le quartier général du sanguinaire Chhit Choeurn, plus connu sous le nom de Ta Mok, bras droit de Pol Pot, commandant les forces khmères rouges dans le nord et l’est du pays. Cette base était encerclée par l’armée royale depuis plusieurs mois. Participent à l’opération au moins 2 000 soldats, soutenus par au moins 5 tanks, des H107 ou « orgues de Staline », des canons de 130mm, ainsi que par des hélicoptères soviétiques MI-8 lanceurs de roquettes. Le 5 février, on annonce la prise de la « base », sans combats importants. Le 17 février, l’armée royale s’empare d’une autre petite base proche, à Anse.

On savait pourtant que, depuis plusieurs semaines, Ta Mok s’était retiré avec le plus clair de ses troupes à Trapéang Kul, dans la région de Chhoam Ksan, ou même au sud du Laos, ne laissant que 200 soldats pour ralentir l’avancée de l’armée royale. De sa nouvelle base, il lançait régulièrement des attaques sur Chhoam Ksan, en partie pour dégager la pression sur Anlong Veng. Durant la dernière semaine de janvier, par exemple, Chhoam Ksan a reçu son lot quotidien d’une centaine d’obus, forçant environ 2 000 personnes à se réfugier dans la capitale provinciale de Tbeng Méan Chhey. La moisson du riz de la région a été en grande partie détruite.

« Les Khmers rouges n’ont plus les moyens de se défendre. Nous pensons pouvoir prendre Païlin, leur capitale », pavoise Hun Sen dès le 5 février. Fort de son succès, l’état-major de l’armée royale décide effectivement d’attaquer Païlin. Pour ce faire, il doit démunir le front d’Anlong Veng et ne laisse sur place que quelque 600 soldats, pour la plupart appartenant aux forces de l’ex-FUNCINPEC royaliste (1). Coupés de leur base arrière, à court de vivres et de munitions lors d’une contre-attaque khmère rouge, le 24 février, ils doivent se replier en abandonnant un important matériel et des morts. Les pertes semblent avoir été assez élevées du côté gouvernemental. Le bilan officiel s’élève à 26 morts et 113 blessés. Cependant des sources proches de l’armée royale annoncent plus de cent morts et de 300 de blessés, ce qui fait de cette bataille l’une des plus sanglantes depuis des années. Deux généraux ont été tués. On affirme que 135 Khmers rouges ont été tués, 149 blessés, 5 faits prisonniers, que 645 armes et 102 tonnes de munitions ont été saisies. On a découvert un important matériel, tout récent, de fabrication chinoise, sans que personne ne soit en mesure d’expliquer comment il est parvenu à Anlong Veng (2). Les Khmers rouges annoncent pour leur part la destruction de 3 tanks T54/55, de 3 orgues de Staline, la saisie de nombreux canons, mortiers et mitrailleuses…

Plusieurs militaires cambodgiens accusent la Thaïlande d’avoir accordé l’asile ou du moins le passage aux Khmers rouges pour qu’ils puissent ainsi se retirer d’Anlong Veng et contre-attaquer ensuite. Mais le second-premier ministre Hun Sen dit n’en avoir aucune preuve, le prince Ranariddh assure que la Thaïlande n’a même pas fourni des ambulances pour évacuer les soldats khmers rouges blessés. Selon les observateurs militaires, la défaite d’Anlong Veng est due en grande partie à la mauvaise préparation de l’opération, aux divisions internes de l’armée, et notamment à la rapacité des chefs militaires qui ont revendu le riz destiné aux soldats. Un grand nombre de ceux-ci sont des jeunes raflés dans les villages et envoyés directement au front sans aucune préparation.

Le 2 mars commence l’attaque de Païlin, dirigée en personne par le général Ke Kim Yan, chef d’état-major de l’armée royale. Les Khmers rouges se sont emparés de cette bourgade en octobre 1989, un mois après le retrait de l’armée vietnamienne du Cambodge. Les rubis et le bois des forêts voisines ont fourni depuis des centaines de millions de dollars qui ont financé leurs forces. En 1990, puis en 1992, les troupes gouvernementales ont en vain tenté de reconquérir la région. Cette année, par deux fois pendant la première semaine de mars, Sihanouk, de son lit d’hôpital de Pékin, met en garde contre la catastrophe que peut entraîner une telle opération et supplie Khieu Samphan d’accepter d’oeuvrer à la réconciliation nationale, en évitant de faire courir au pays un « danger mortel pour sa survieSihanouk invite les représentants khmers rouges à participer à une réunion avec le gouvernement, en avril prochain, lors de son retour au Cambodge. Des observateurs craignent qu’une victoire rapide devienne un cauchemar (3). Le 19 mars, environ 5 000 hommes, soutenus par plusieurs canons de 130mm, une vingtaine de tanks T54, des H107 (orgues de Staline), prennent Païlin, abandonnée par les plus gros de ses défenseurs, sans véritables combats. Plus de 25 000 civils : les familles de soldats khmers rouges, et des soldats se réfugient en Thaïlande.

Le général Pol Saroeun, chef d’état-major adjoint, déclare à son arrivée à Païlin que « l’armée royale a pris le contrôle de la ville pour toujours » (comme l’avait dit un mois plus tôt pour Anlong Veng le général Toan Chhay, gouverneur de la province de Siemréap). Depuis la prise de la ville, des renforts sont acheminés régulièrement. Dans la province de Battambang, on trouve des volontaires pour aller se battre à Païlin, car l’attrait des rubis est plus fort que la crainte des Khmers rouges, des mines ou du paludisme. Les autorités de Phnom Penh s’empressent d’affirmer qu’elles honoreront les contrats passés par les hommes d’affaires thaïlandais avec les Khmers rouges pour l’exploitation du bois et des pierres précieuses. Des projets de développement doivent transformer la région en zone économique prospère. Le 4 avril, le second-Premier ministre Hun Sen lance un appel pour un cessez-le-feu à l’occasion du Nouvel An cambodgien (14 avril). Mais les Khmers rouges répondent qu’il est « trop tard, puisque le peuple a quitté ses villages pour gagner la forêt ».

Le 11 avril, selon des témoins oculaires rencontrés, environ 300 soldats Khmers rouges, dont certains en uniformes thaïlandais, contre-attaquent, soutenus par au moins trois tanks en provenance de Thaïlande, enfoncent les premières lignes de défense cambodgienne et prennent le poste de O Lak, tenu par 170 policiers. C’est le signal de la débandade: quelques dizaines de soldats gouvernementaux se réfugient en Thaïlande, d’autres abandonnent armes et bagages pour rejoindre leur village natal. « Le 19 avril, à 12h45, nous avons repris la ville de Païlindéclare la radio khmère rouge. L’armée gouvernementale, ou ce qui en reste, s’est retirée à Phum Veng, à 14 km à l’est de Païlin. On ne connaît pas avec précision le coût humain de la bataille. Sans doute plusieurs centaines de morts des chaque côté. Sur le plan matériel, la note est lourde: les gouvernementaux avouent avoir perdu plusieurs tanks (on avance le chiffre de 7), de nombreuses pièces d’artillerie, dont des canons à longue portée de 130mm. Au moins deux tanks khmers rouges auraient été détruits, plus de 100 tonnes de munitions, 1 021 armes et plusieurs centaines de tonnes de riz auraient été saisies. Le général Pol Saroeun est limogé.

On élabore des plans de reconquête, des renforts sont acheminés des provinces de Prey Veng, de Svay Rieng et de Kompong Chhnang. Dans les campagnes proches de Battambanag on rafle les jeunes gens pour les envoyer au front, sans préparation. La défaite gouvernementale provient, une fois de plus, du manque de préparation, aggravé par un facteur climatique imprévu: des pluies torrentielles, inhabituelles en cette saison, ont embourbé le matériel lourd de l’armée. La rapacité des chefs militaires et l’absence quasi générale d’intérêt pour la cause nationale sont, de l’avis même des responsables politiques cambodgiens, les raisons de la catastrophe. A peine arrivés à Païlin, les officiers ont commencé à fouiller eux-mêmes les maisons, à ramasser le butin et à l’évacuer sur Battambang par camions militaires. Ils se sont réparti les maisons et les terrains miniers. Un certain nombre de soldats, peu ou pas payés, se sont alors mutinés, sont montés à bord de leurs camions et sous la menace de leurs armes ont opéré un repli non-stratégique et imprévu. Les Khmers rouges dispersés par petits groupes dans les forêts n’ont pas eu besoin de lancer de sanglantes attaques. Les autorités disent que lors de la prochaine opération pour reprendre la ville, les militaires ne seront pas autorisés à s’installer dans la ville reprise.

Les Khmers rouges ne s’arrêtent pas à la reconquête de Païlin. Le 20 avril, 200 d’entre eux attaquent le village de Boeung Trakuon, près de Bantéay Chhmar, ancien quartier général du FNLPK, brûlent 300 maisons avant de se retirer. Près d’un millier de personnes se réfugient en Thaïlande. Le 21 avril, ils écrivent une lettre « secrète » au roi Sihanouk, le priant de quitter le pays par le premier avion s’il veut rester en vie, car ils vont créer de l’insécurité dans tout le pays. De fait, ils font sauter la voie ferrée près de Maung Russey sur une distance de cinquante mètres. Le 26 avril, ils se rendent maîtres pendant deux jours près de Nimit de la route nationale qui rejoint la Thaïlande. Ils attaquent Thmâr Puok, qu’ils affirment contrôler, s’emparent de plusieurs postes le long de la frontière. Le 29 avril ils prennent le poste de Treng, à 50 km de Battambang, importante base de départ des gouvernementaux pour l’attaque de Païlin. Ils annoncent la prise de Poipet et de Sisophon dans le mois à venir. Si ces dernières attaques confirment que les Khmers rouges ne sont plus les soldats invincibles de jadis, ils continuent, néanmoins de s’affirmer comme les maîtres du jeu. Ils n’ont perdu ni beaucoup d’hommes ni beaucoup d’armes. Leur moral semble toujours élevé. S’ils ne peuvent tenir ni même attaquer des villes importantes, ils peuvent accroître l’insécurité dans les campagnes. D’autant plus qu’ils savent utiliser la misère et le mécontentement des exclus. Même si on ne les aime pas, on estime que ce qu’ils disent est juste, alors que le gouvernement est taxé de corromption et d’abus de pouvoir.

L’armée royale semble démoralisée, à court de munitions et d’armement, principalement d’origine soviétique. Le 30 mars, les deux co-ministres cambodgiens de la défense sont allés à Hanoï demander une aide militaire ! Les autorités vietnamiennes la leur ont refusée, officiellement pour ne pas s’ingérer dans la politique intérieure de leur voisin.

Avant le déclenchement de l’attaque de Païlin, Sihanouk avait dit sa crainte que Païlin devienne « un nouveau Dien Bien Phu » mettant en danger l’existence même du régime. A son retour de Chine, le 8 avril, il a cependant jugé l’opération « louable, inévitable, historiquetout en craignant que la victoire soit « une épée à deux tranchants ». Après avoir reporté une réunion de conciliation avec les Khmers rouges prévue pour le 13 avril, il propose, au vu des événements qui ont suivi, une table ronde de toutes les parties, à Phnom Penh du 2 au 7 mai. Mais il se dit peu optimiste sur les résultats de ces assises.

Un nouveau gouverneur de province déclare : « Seul un développement sincère et sérieux du Cambodge peut s’opposer valablement aux Khmers rouges. Les combats s’opposent aux voeux de la majorité de la population, qui est lasse de la guerre » (4).

Le soutien thaïlandais aux Khmers rouges

S’il n’y a pas de preuves de l’aide thaïlandaise aux soldats khmers rouges pour l’évacuation d’Anlong Veng ou sa reprise, par contre, dans leur bataille pour reprendre Païlin, aucun doute n’est possible, en dépit de tous les démentis des autorités de Bangkok.

Le 25 mars, avec une quarantaine de camions civils et militaires, les autorités militaires thaïlandaises transportent les 25 000 « civils réfugiés » khmers rouges dans la région du Phnom Malai, principale base des Khmers rouges située à environ 45 km au nord de Païlin. Certains affirment même que c’est la « task force » 830, chargée du soutien logistique des Khmers rouges depuis 1979, et en principe dissoute depuis 1991, qui a réalisé l’opération. Le prince Sirivudh, ministre cambodgien des affaires étrangères, accuse la Thaïlande de « violation des droits de l’homme » pour avoir opéré « un rapatriement forcésans avoir consulté le CICR. Il exprime « la profonde surprise de son gouvernement » de n’avoir pas été préalablement consulté, les problèmes qui surgissent sur les frontières des deux pays devant être réglés de gouvernement à gouvernement. Le 25 mars, Mme Sadako Ogata, responsable de l’UNHCR, a demandé en vain que son organisme puisse prendre contact avec les réfugiés. Du côté thaïlandais on dit s’en tenir à la ligne de conduite fixée: accorder un accueil temporaire, désarmer les soldats, et renvoyer tous les réfugiés le plus rapidement possible au Cambodge, dans une zone sûre. Le premier ministre Chuan Leepkai soutient les militaires : son pays, dit-il, n’avait pas à consulter l’UNHCR, puisque ces Cambodgiens n’étaient pas « des réfugiés permanents5).

La mise en avant des droits de l’homme ne saurait tromper personne. Il s’agit avant tout du soutien donné aux Khmers rouges. Le gouvernement cambodgien aurait voulu concrétiser la victoire initiale de ses troupes en faisant peser son pouvoir sur les soldats réfugiés, ou du moins sur les familles khmères rouges. Or les hommes et les femmes valides ont tous été acheminés en renforts de l’armée khmère rouge malmenée. Lors de la visite du premier ministre thaïlandais à Phnom Penh du 10 au 12 janvier, en prévision de cette éventualité, les autorités cambodgiennes lui avaient pourtant demandé de fermer hermétiquement la frontière pour éviter que les Khmers rouges ne s’échappent (6).

Le 5 avril, en invoquant des raisons de sécurité (le marché d’Aranyaprathet,en Thaïlande, près de la frontière, a effectivement été incendié par des obus khmers), les autorités thaïlandaises ferment pour une durée indéterminée le pont de Kluong Luek qui relie les deux pays. Le général Charan Kullavanijaya, secrétaire général du conseil national de sécurité thaïlandais, lie expressément cette fermeture de la frontière aux difficultés diplomatiques (8). Le 13 avril, après l’attaque de O Lak par des tanks khmers rouges venus de Thaïlande, le prince Ranariddh, premier premier-ministre, dénonce cette ingérence et menace de poursuivre les tanks même en territoire thaïlandais. Le second-premier ministre cambodgien Hun Sen annonce qu’il va faire une visite « urgente » à Bangkok, le 18 avril, à laquelle va répondre une visite du commandant en chef de l’armée thaïlandaise à Phnom Penh. Mais les deux visites sont annulées au dernier moment, signe d’une tension réelle entre les deux pays. Le 18 avril, Prasong Soonsiri, ministre thaïlandais des affaires étrangères, fait remettre aux autorités cambodgiennes par l’ambassadeur de Thaïlande à Phnom Penh une note de protestation, qui nie tout soutien aux Khmers rouges. L’armée thaïlandaise menace de répondre aux tirs d’artillerie khmers en Thaïlande. Le 20 avril, Hun Sen, second-premier ministre cambodgien, « accuse directement la Thaïlande d’avoir apporté un soutien d’artillerie aux Khmers rougesd’avoir transporté leurs forces lors de l’attaque de Païlin, de leur avoir fourni des armes anti-char. Il affirme que son gouvernement prépare une note de protestation auprès du conseil de sécurité de l’ONU.

Du changement chez les Khmers rouges ?

Selon certains observateurs, en 1992, Ieng Sary et Son Sen, membres du comité central des Khmers rouges, auraient perdu une grande partie de leur pouvoir.

Ieng Sary, n°2 du régime khmer rouge, était ministre de l’économie du Kampuchéa démocratique et responsable de la rééducation des intellectuels rentrés de l’étranger. Par lui passaient toutes les aides militaires et financières en provenance de Chine. Après les accords de Paris qui mirent fin à l’aide chinoise, son influence déclina. Ses heurts fréquents avec son beau-frère Pol Pot sont connus, spécialement après qu’il eût reconnu l’existence de Tuol Sleng où 16 000 cadres ont été torturés à mort. Son caractère autoritaire a provoqué des frictions avec de nombreux officiers et intellectuels du parti. Il aurait été exclu des instances dirigeantes. Une de ses filles aurait été tuée lors de l’attaque d’Anlong Veng.

Son Sen, ancien ministre de la défense du régime khmer rouge, était partisan de l’application honnête des accords de Paris, avec la participation à un gouvernement démocratiquement élu. C’était, selon lui, le seul moyen de redonner du crédit au mouvement khmer rouge, tant à l’intérieur qu’à extérieur du pays. Mais l’APRONUC n’ayant pas pris le contrôle effectif des cinq ministères-chefs de l’Etat du Cambodge ni démantelé réellement et durablement l’appareil du Pradéachon en place à Phnom Penh, sa position devint intenable et il a été limogé. Des sources cambodgiennes affirment toutefois que c’est lui qui aurait dirigé la contre-attaque de Païlin.

Pol Pot reste donc, avec Nuon Chéa et Ta Mok, le chef politique et militaire incontesté des Khmers rouges. Ta Mok aurait reçu le commandement des divisions retirées à Son Sen, ce qui lui donnerait actuellement le contrôle de soixante-dix pour cent de l’armée khmère rouge.

Cependant cette « vieille garde » doit composer avec deux autres groupes influents: sept commandants militaires formant un comité collectif qui propose au comité central la stratégie à suivre. Leur pouvoir tient à leur position sur le terrain qu’ils contrôlent. D’autre part, une quinzaine d’intellectuels, analysent, exécutent et formulent la ligne politque du mouvement. Ils viseraient à transformer progressivement l’organisation armée en un parti politique (10).

Vers une moralisation progressive du pays ?

Malgré les combats qui mobilisent une partie des forces vives de la nation et dont le coût – environ un tiers du budget national (28% selon le ministre des finances) – empêche toute reconstruction du pays à grande échelle, des progrès timides apparaissent.

La désorganisation administrative du pays semble totale. Chaque camp ou chaque personnalité tente de conserver ses postes de commande au mieux de ses intérêts matériels, plus que par idéologie. L’intérêt national semble motiver peu de gens. Le pays, dirigé par des gens sans foi ni loi qui profitent au maximum de leur position pour s’enrichir, devient une jungle. « Il n’y a que deux sources du pouvoir au Cambodge: les fusils et l’argentdit très justement Sam Rainsy, ministre des finances. Il ajoute : « Je n’ai ni l’un ni l’autre, mais je peux, et je veux renforcer la loi

La lutte pour le pouvoir continue entre les deux principaux partis: le FUNCINPEC royaliste et le Prachéachon communiste. Le FUNCINPEC, vainqueur des élections de 1993, semble perdre progressivement du terrain, au profit du Prachéachon dont toutes les structures restent en place. En privé, certains ministres du FUNCINPEC se plaignent d’être entourés d’un « cordon sanitaire » et de jouir ainsi d’une marge de manoeuvre limitée. Les plus honnêtes ne cachent pas leur découragement et même leur désir d’abandonner leurs fonctions. Les postes de fonctionnaires se monnayent entre 2 000 et 3 000 dollars. Les galons de généraux (il y en a douze cent dans l’armée cambodgienne!) coûtent entre 1 500 et 3 000 dollars.

Les autorités provinciales s’adonnent à une critique systématique du FUNCINPEC et de Sihanouk. On dénonce volontiers les malversations des membres du FUNCINPEC. Dans la rue ou le taxi, on entend dire que les nouveaux venus de l’étranger sont plus « affamés » que les fonctionnaires en poste depuis longtemps, qui « sont rassasiés » (De fait les anciens dirigants de l’Etat du Cambodge ne craignent plus d’étaler leurs biens). On dit que Sihanouk soutient les Khmers rouges, que c’est « un assassinDans la région de Battambang, on assiste à une reprise en main de l’administration par le Prachéachon; fonctionnaires et élèves sont envoyés aux travaux manuels, comme au temps de l’Etat du Cambodge, mais on dit que cet ordre impopulaire émane du FUNCINPEC et que, d’ailleurs, c’est comme du temps du prince Sihanouk! Il semble de plus en plus vraisemblable que le régent Chéa Sim et l’appareil du Prachéachon gardent durablement leur pouvoir et que dans l’avenir la monarchie sera officiellement abolie.

Le 14 janvier, environ 400 étudiants de la faculté de droit manifestent contre l’admission dans leur faculté de 62 étudiants, des rapatriés pour la plupart, contre les pots-de-vin allant de 2 000 à 3 000 dollars (11) versés aux fonctionnaires de la faculté. La corruption est le sida de la sociétécrient les manifestants, « Ce n’est pas la démocratie, mais l’anarchieLe 2 mars, Ung Huot, ministre de l’éducation nationale, lance un appel pour que cesse la corruption dans son ministère, spécialement dans la faculté de médecine qui délivre des « diplômes assassinsSelon le ministre, deux pour cent à peine des 80 000 fonctionnaires de l’éducation nationale sont corrompus! Cependant les élèves doivent payer soit 135 dollars (en province) soit de 170 à 210 dollars pour obtenir le diplôme de fin d’études primaires. Seuls les élèves qui paient des cours privés ont des chances de l’obtenir.

Une loi sur la liberté de la presse est en préparation. Le 20 mars Ieng Mouly en a tracé les grandes lignes: confidentialité des sources, interdiction de la censure préalable, mais possiblité d’exiger des réparations dans les cas de diffamation, de publicité mensongère ou de diffusion d’informations nuisibles à la sécurité de l’Etat. Cependant le 24 mars, Nguon Monn, journaliste cambodgien, est arrêté et emprisonné pendant plusieurs jours pour avoir dénoncé la corruption du gouverneur de Svay Rieng et du vice-gouverneur de Prey Veng, selon lui membre du gang de voleurs de voitures. « Si vous avez du pouvoir, de l’argent et si vous appartenez au bon parti, vous pouvez faire n’importe quoidit le fils d’un journaliste également inquiété (12). Trente journaux sont enregistrés au ministère de l’information, mais seulement dix-sept paraissent régulièrement.

Dans les campagnes, la misère est de plus en plus grande, après une mauvaise récolte de riz. La malnutrition et le béribéri réapparaissent. Depuis 1990, la production de riz ne cesse de chuter, et le Cambodge s’éloigne de plus en plus de l’autosuffisance alimentaire. Même la province de Battambang, traditionnellement « grenier à riz du Cambodgemanquera de 15 à 20 000 tonnes de riz en 1994. La sécheresse dans les régions centrales du Cambodge et l’inondation dans la province de Battambanag en seraient les principales causes. Le ministère de l’agriculture et plusieurs ONG tentent de lancer des projets de petits barrages pour régulariser le systère des eaux. Le gouvernement japonaise a fait un don de 18 000 tonnes de riz par l’intermédiaire du PAM.

Les 350 000 rapatriés des camps de Thaïlande ont été souvent réinstallés dans des terres impropres à la culture, à la périphérie des villages existants. Pour leur survie alimentaire, on leur a parfois accordé de cultiver des terres éloignées, dont l’accès leur est souvent interdit pour cause d’insécurité. Il ne leur est donc pas possible de gagner leur vie, et la distribution des aides alimentaires prend fin au bout de 400 jours. Parfois des ONG ont creusé des puits ou des mares, ou créé des infrastructures que jalousent les gens des villages voisins. Or ce sont les hommes de ces villages qui composent les milices locales, et qui tentent par tous les moyens, y compris la force et les assassinats, de récupérer les terres accordés aux rapatriés. On craint les « paras » (anciens soldats de tous bords et miliciens) qui pillent tout plus que les Khmers rouges. De guerre lasse, harcelés par les uns, tués par les autres, les survivants vendent à bas prix leur maison et vont mendier dans les faubourgs des gros villages ou des villes. Selon une enquête du PAM (13) menée entre mai et novembre 1993, 84% des familles de rapatriés seraient « en situation difficile », 73% « en danger » (14). Les choses ont empiré depuis un an.

L’insécurité gagne, et s’étend même aux étrangers que l’on continue à détrousser.

Les Khmers rouges sont rendus responsables de plusieurs enlèvements d’étrangers, dont une Américaine de Food For Hungry, détenue depuis le 31 mars dans la région de Kampot. Le 12 avril, près de Srè Ambel, deux Anglais et une Australienne, sont emmenés. Certains pensent que c’est une nouvelle tactique des Khmers rouges pour tenter de faire pression sur la communauté internationale. D’autres n’y voient que des actes de grand banditisme.

Les vols des voitures des organisations non gouvernementales, par un gang de policiers et de la garde personnelle du chef de l’Etat, continuent. Les attaques à main armée, les agressions contre des taxis sur les principaux axes routiers deviennent quotidiennes. Certains pensent que ce climat d’insécurité généralisée est créé par les dirigeants du Prachéachon qui, ne pouvant pas survivre dans un pays de liberté, mèneraient la politique du pire pour faire souhaiter une reprise en main.

Le 9 avril, 13 civils vietnamiens sont tués, 27 autres blessés par des inconnus, à 30 km au sud de Phnom Penh. Le gouvernement reconnaît que c’est l’oeuvre d’individus incontrôlés. L’ambassadeur du Vietnam a élevé une protestation. Il reconnaît qu’il y aurait au Cambodge 600 000 ressortissants vietnamiens, sans compter les prostituées et les clandestins. Jusqu’à présent, le chiffre officiel était 100 000 (15).

Malgré cet état des lieux fort sombre, des tentatives sont lancées pour remettre en route le pays.

Finances

En décembre 1993, Sam Raingsy, ministre des finances, fait adopter par l’assemblée nationale une règlementation qui supprime les budgets provinciaux pour ne garder qu’un budget national. A partir du 1er janvier 1994, l’Etat peut percevoir « totalement, directement et immédiatement les taxes et impôtsSans doute cette règlementation mettra du temps à s’imposer, car les gouverneurs de province jouissaient jusqu’alors de la plus grande autonomie, en tous domaines.

Le 13 janvier, est institué un système d’impôts et de taxes. Aucune taxe n’est prévue sur les produits agricoles. Une taxe de 1% sera perçue sur la production des biens de consommation, de 4% sur les produits importés. Un impôt progressif sera levé sur les personnes qui gagnent plus de 400 dollars par an. Le gouvernement espère contenir l’inflation entre 5 et 10% par an, alors qu’elle a été de 300% en 1992 et de 60% en 1993. Le ministre espère que le produit national brut qui a crû de 5,5% en 1993 va augmenter de 7,5% en 1994. Il prévoit pour le milieu de l’année la création d’une nouvelle monnaie, qui fera disparaître deux zéros.

Dans sa volonté de moralisation, le ministre affronte beaucoup d’opposants, à l’intérieur du pays et à l’extérieur. Il s’en prend à certains investisseurs thaïlandais qu’il traite de « cow boys », de « maffieuxde « malhonnêtesIl révise des contrats véreux passés avec une firme française, avec des firmes thaïlandaises, abaisse la durée du contrat d’une chaîne thaïlandaise de télévision de 99 ans à 30 ans, etc. Ayant pris parti pour les petits commerçants exploités par la société thaïlandaise Thai Burong, il est désavoué le 23 janvier par le prince Ranariddh, premier-premier ministre, qui l’accuse de démagogie, mais il est soutenu par un millier d’étudiants. Les deux co-premiers ministres avaient demandé à Sihanouk de destituer ce ministre qui gêne tant d’intérêts. Mais de Pékin, Sihanouk lui a envoyé le 21 janvier un message de soutien de son travail « loyal, efficace et courageux, pour le plus grand intérêt de l’ensemble du peuple cambodgien ». Le roi dit d’ailleurs n’avoir confiance qu’en lui et dans le prince Sirivuddh.

Le Comité international pour la reconstruction du Cambodge (ICORC) fait également confiance au ministre. Lors de la réunion des représentants de 25 pays donateurs et de 10 organisations internationales, les 10 et 11 mars à Tokyo, le ministre demande des fonds pour « étendre le miracle économique de l’Asie de l’Est au CambodgeEn dépit des protestations khmères rouges qui accusent le gouvernement royal d’utiliser l’argent de la communauté internationale pour leur faire la guerre, 490 millions de dollars sont débloqués pour 1994, 271 pour 1995. Le Japon accorde à titre d’aide 91,8 millions, les Etats-Unis 73,3 millions, la France 40 millions, le Danemark 18 millions, la Suisse 16. En février, le Fonds monétaire international avait déjà signé un plan économique de trois ans. La Banque mondiale accorde un prêt de 140 millions de dollars. Rompant avec la politique dictée jusqu’alors par les Etats-Unis, la banque recommande que les fonds soient utilisés pour les provinces à forte densité de population ou du centre du pays, et non plus dans le secteur nord-ouest, proche de la frontière thaïlandaise. Un conseil interministériel pour le développement est créé sous l’autorité du prince Ranariddh, premier-premier ministre.

Pour inciter les ingénieurs cambodgiens à se lancer dans la reconstruction,

l’Organisation internationale du travail, propose, en accord avec le PNUD (16) d’augmenter les salaires des ingénieurs à 200 dollars, ceux des techniciens à 150, des contrôleurs à 100. L’ACLEDA (17) assure des prêts à de petites entreprises.

Développement des ressources nationales

Le gouvernement cambodgien a prolongé l’autorisation donnée aux entrepreneurs thaïlandais de transporter les grumes hors du pays jusqu’au 31 mars.

Alors que jadis le caoutchouc rapportait environ un tiers des recettes de l’Etat, actuellement il n’en procure que 5%, « l’argent n’arrive quasiment pas dans les caisses de l’Etat ». Les hévéas sont coupés pour fournir du bois de chauffage aux briquetteries voisines. Selon les compagnies de 30 à 90% du latex produit est détourné et seulement un tiers de ce qui est ramassé sur les arbres est traité (18).

Malgré le très mauvais état des voies ferrées cambodgiennes, la compagnie des chemins de fer a fait un profit d’environ 1 million de dollars en 1993.

Reconstruction

Du 12 au 14 janvier, le premier ministre thaïlandais Chuan Leepkai, en visite officielle au Cambodge, a inauguré la route de Poipet à Sisophon remise en état par le bataillon thaïlandais, le pont de l’amitié khméro-thaïlandaise financé par la Grande-Bretagne. Cette visite a surtout été l’occasion de défendre les intérêts des entrepreneurs thaïlandais : 82 hommes d’affaires thaïlandais ont participé à un séminaire sur la réconstruction du pays. La Thaïlande est au premier rang des investisseurs étrangers, avec 21,4% des investissements et 125 projets. Elle est suivie par les Cambodgiens de l’extérieur ( 16,1% , 100 projets), Singapour ( 13%, 77 projets), Hongkong (11,9%, 71 projets), la France (61 projets), les Etats-Unis (28 projets), la Malaysie (28 projets), etc. (19). Au cours du séminaire, Sam Rainsy, ministre cambodgien des finances, a affirmé sa détermination de ne conserver que les « bons investisseurs » et de mettre les « mauvais » à la porte du pays. Le Premier ministre thaïlandais a recommandé à ses compatriotes de ne pas exploiter leur voisin! Le 19 mars, le gouvernement cambodgien a autorisé la construction d’un casino à Koh Kong par un groupe de sociétés thaïlandaises.

Le pont de Chruy Changvar long de 700 mètres qui enjambe le Bassac à Phnom Penh, coupé par une offensive viêtcông en 1972, a été réparé par les Japonais et inauguré le 26 février. Des travaux de réfection de la route qui rejoint Kompong Cham et nécessite la reconstruction d’une vingtaine de ponts sont engagés pour deux ans.

Le ministère des travaux publics a lancé une campagne de réhabilitation des grands axes routiers: 1,5 million de dollars a été débloqué pour la réhabilitation des 55 kilomètres de la route qui joint Phnom Penh à la frontière vietnamienne, 1,15 million pour celle de la route nationale 2 menant à Takéo, 900 000 dollars pour les travaux de la nationale 3.

Les deux compagnies aériennes à participation thaïlandaise, CIA (20) et SK Air, devront suspendre leurs activités à partir de juillet 1994 pour céder la place à la nouvelle compagnie nationale, Royal Air Cambodge, dont 30% des capitaux seront détenus par le gouvernement, 30% par des investisseurs privés, 40% par la société Singapour Air Lines. La compagnie nationale desservira Hongkong, Singapour et Bangkok, puis Taïwan, le Japon et le Vietnam. Les hommes d’affaires thaïlandais, fort mécontents, réalisent à leurs dépens que le Cambodge préfère les investissements à long terme plutôt que les opérations à court terme qui visent à piller les richesses du pays.

Pour attirer les touristes, le prix du visa d’entrée au Cambodge, qui s’élève à 20 dollars, est supprimé à partir du 1er mai. Ce droit rapportait 2 millions de dollars aux caisses de l’Etat. On attend 150 000 touristes, principalement japonais et français en 1994, qui apporteront une somme beaucoup plus élevée. Il est vrai que l’insécurité croissante risque de mettre en péril ces prévisions. Le syndicat national des entreprises du tourisme, nouvellement créé, et le ministère du tourisme recensent les « vraies » agences de voyage (122 sont inscrites au registre du commerce, mais seulement une vingtaine exercent une activité touristique); et mettent en place une règlementation.

La Lyonnaise des Eaux-Dumez a commencé des forages dans la ville de Siemréap pour aménager deux puits. La société française envisage la réhabilitation et la mise à niveau du réseau de distribution des eaux dans la capitale. Déjà deux de ses filiales, la Safege et Degrémont travaillent à Phnom Penh depuis 1992. La société française étudierait également le projet d’agrandissement de l’aéroport de Pochentong, le dragage du port de Sihanoukville et du Mékong, ainsi qu’une participation à la rénovation d’Angkor. Le Japon a fourni une aide d’un million de dollars pour la poursuite du plan de purification des eaux et la construction de nouvelles canalisations.

La société pétrolière française Total a signé un contrat avec la société cambodgienne des carburants qui autorise l’importation, le stockage et la distribution des produits pétroliers au Cambodge. Dans un premier temps, deux millions de dollars permettront la modernisation des infrastructures de stockage. On prévoit la distribution annuelle de 400 000 tonnes de pétrole raffiné. Total a également obtenu une participation dans la prospection d’un champ pétrolifère off-shore.

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L’avenir du pays reste sombre. Le roi Sihanouk attribue la fatalité qui frappe sa patrie au fait que, faute d’argent, on n’a pas construit un stupa sur la colline de Madame Penh en l’honneur du Bouddha. Il écrit également dans son bulletin d’information que les nombreuses âmes errantes, privées de sépulture, ne peuvent que nuire à la nation khmère (21). Certes, c’est avant tout le désarroi moral, dû à vingt-quatre ans de troubles, qui est la cause de l’enlisement de la situation actuelle. Puisse la divinité tutélaire de l’année nouvelle entendre ses voeux!

Phnom Penh le 29 avril 1994