Eglises d'Asie

LA MISSION DE L’EGLISE EN CHINE

Publié le 18/03/2010




Il y a une cinquantaine d’années, les pays catholiques envoyaient des missions en Chine. Les choses ont bien changé depuis dans l’Eglise comme en Chine. Les Eglises particulières ont pris conscience qu’elles étaient partie prenante de la mission confiée par le Christ à son Eglise. En même temps, l’idée de mission s’est élargie. On a fait valoir que prêtres, religieux et laïcs dans l’Eglise étaient tous appelés à évangéliser.

Evangelii Nuntiandi en 1975 a mis en relief le besoin pour l’Eglise non seulement d’évangéliser mais aussi d’être évangélisée. Ce document mettait en lumière deux aspects de l’évangélisation: d’une part l’ annonce directe et explicite de la miséricorde de Dieu en son Fils Jésus-Christ, d’autre part un témoignage silencieux dans le service de l’homme et la promotion des valeurs évangéliques de Justice, Vérité, Amour et Liberté.

L’Eglise en Chine est devenue elle-même plus consciente de sa mission. Sous la pression des circonstances politiques, les pasteurs chinois ont dû prendre en charge eux-mêmes l’administration de leur Eglise. Ils ont traversé trente années de souffrances, souvent privés de tout moyen d’action et même de liberté. Dès qu’ils ont pu reprendre leur ministère, ils se sont efforcés tout de suite de former des jeunes en vue du sacerdoce ou de la vie religieuse, afin, disaient-ils, que l’Eglise puisse survivre. A travers bien des tourments et dans des situations confuses, les catholiques de Chine ont appris à prendre des responsabilités, probablement au-delà de ce que souhaitaient les autorités communistes. Trempés au creuset d’expériences cruelles, ils sont aujourd’hui plus capables de définir leurs priorités dans l’accomplissement de leur mission.

1. Une Eglise pleinement catholique et pleinement chinoise

Pleinement catholique

En octobre 1981, deux évêques de Chine pouvaient participer pour la première fois à une Conférence chrétienne internationale à Montréal. Comme ils proclamaient leur indépendance de Rome, on leur demanda s’ils étaient réellement catholiques. Mgr Fu Tieshan, évêque de Pékin consacré en décembre 1979 sans l’accord de Rome, répondit nettement: “Le Catholicisme a été introduit en Chine par Matteo Ricci il y a 400 ans. Depuis lors, rien n’a été changé de notre foi”. Du moment qu’on leur a permis de pratiquer à nouveau leur religion il y a environ 15 ans, les catholiques de Chine ont repris l’exercice du culte et l’enseignement de la foi exactement comme dans les premières années 50. Les premiers livres qu’ils purent imprimer avec leurs maigres moyens furent le Catéchisme Question-réponse approuvé par le Concile de Shanghai en 1924, les Prières quotidiennes, héritées des siècles passés, le Missel Latin, le Nouveau Testament et l’Imitation de Jésus-Christ. Pour des raisons politiques, ils durent retirer du catéchisme les questions 76 à 80 concernant le Pape et ils rayèrent d’un gros trait noir toutes les mentions du mot Pape apparaissant dans le missel d’autel. Aucune justification doctrinale ne fut donnée à ces omissions. Les fidèles pouvaient aisément repérer ce qui manquait. Au cours des années suivantes, évêques et prêtres reçurent avec plaisir des traductions chinoises publiées à Taiwan et Hongkong, en particulier des documents de Vatican 2 et du nouveau Code de Droit canonique. En 1986, des théologiens se réunirent pour étudier les enseignements du second Concile du Vatican. Des extraits de ces enseignements et des articles écrits par des théologiens d’outremer furent publiés dans la Documentation catholique de Shanghai par les soins de la Société Guangqi. Quand on demandait aux évêques de Chine pourquoi ils n’adoptaient pas une liturgie dans la langue locale comme dans les autres pays, ils répondaient qu’ils donnaient priorité à la restauration et à la réouverture des églises. L’impression de missels et rituels chinois était au-delà de leurs moyens financiers. Mais en septembre 1992, au 5ème Congrès national des catholiques, il fut officiellement décidé de mettre en oeuvre la réforme liturgique et de célébrer la messe chinoise avec l’autel face au peuple. Le diocèse de Shanghai fit oeuvre d’avant-garde dans la mise à jour de la liturgie et des sciences théologiques. Des théologiens de Hongkong et de Taiwan furent invités à enseigner au grand séminaire de Sheshan. En 1993, cinq grands séminaires invitèrent à leur tour des professeurs d’outremer. En novembre 1993, un groupe de dirigeants d’Eglise, prêtres et religieuses, vint à Hongkong faire une enquête sur la vie d’Eglise et les services caritatifs catholiques. En mai 1994, 15 prêtres chinois, professeurs de séminaire, font une visite en Belgique et en France pour étudier comment la formation des futurs prêtres est assurée en Europe. Outre ces visites très officielles, quelques prêtres chinois ont trouvé moyen d’aller s’informer à l’étranger de leur propre initiative. En juillet 1993, cinq jeunes prêtres du nord-est de la Chine ont fait une tournée à Hongkong, en Malaisie et à Singapour. Au cours des dernières années, quelques séminaristes avaient été envoyés poursuivre des études aux Etats-Unis et aux Philippines. En 1994, une douzaine de séminaristes ont été envoyés en Europe par les évêques de Shanghai, Wuhan et autres diocèses. Ces évêques espèrent qu’ils y feront des études théologiques solides et traditionnelles avec une formation spirituelle profonde de façon qu’ils puissent retourner en Chine comme professeurs de séminaire pleinement responsables. Notons d’ailleurs que les professeurs étrangers invités à enseigner en Chine, la plupart chinois eux-mêmes, sont autorisés à enseigner la doctrine catholique sans aucune altération, y compris en ecclésiologie.

Pleinement chinoise

La sinisation du catholicisme en Chine est le produit de pressions politiques, mais aussi d’aspirations authentiques de la part du clergé local. Le Mouvement des trois autonomies des années 50, relativement mieux accepté par les protestants, fut en général imposé plus violemment aux catholiques. Ce mouvement pour une indépendance totale de l’Eglise faisait partie de la lutte anti-impérialiste pour la défense de la souveraineté chinoise. Cette lutte était aussi destructrice de la religion suivant les exigences du marxisme athée professé par le Parti communiste. En 1957, l’Eglise catholique était coiffée par l’Association patriotique des catholiques et des évêques étaient consacrés l’année suivante sans l’accord de Rome. Plus tard, cet activisme révolutionnaire sans cesse intensifié mena à l’anéantissement total de toute vie religieuse publique. Après la Révolution culturelle et la mort de Mao Zedong en 1976, la nouvelle politique de modernisation appela une politique de Front Uni mobilisant toutes les forces vives du pays. Activisme révolutionnaire et “lutte des classes” disparurent pratiquement dans les oubliettes de l’histoire. On parla beaucoup moins des méfaits de l’impérialisme et des relations amicales furent rétablies avec les pays développés. Les corps religieux purent participer à la construction socialiste. Les grandes religions eurent leurs représentants à la Conférence consultative politique du peuple chinois. L’idéologie fut réinterprétée. On distingua religion et superstition. Bouddhisme, taoïsme, islam, protestantisme et catholicisme furent officiellement reconnus comme grandes religions ayant des Ecritures, une discipline et des principes moraux. Bien que toujours sous contrôle étroit des Associations patriotiques, le christianisme obtint ainsi un statut national. Le christianisme n’était plus une religion “étrangère”. Malgré leur peur d’empiétements communistes sur l’intégrité de leur foi, les dirigeants chrétiens et les intellectuels catholiques dans l’ensemble ne furent pas mécontents d’être pleinement responsables de la vie de leur Eglise. Dans les limites d’un champ d’action pourtant très limité, ils se révélèrent très capables de prendre soin de leur troupeau. Prêtres et évêques chinois de Taiwan et d’autres régions du monde avaient d’abord été très hostiles à cette Eglise du Continent sous contrôle communiste. Après quelques visites sur le Continent au cours des années 80, beaucoup changèrent complètement d’attitude. Autrefois, avant de quitter la Chine, ils avaient connu une Eglise dominée par un grand nombre de missionnaires étrangers dont certains faisaient sentir leur supériorité. Bien des coutumes étrangères étaient imposées aux catholiques chinois. Il leur semblait difficile d’être pleinement chrétiens dans leur propre culture. La situation présente après tout leur paraissait offrir la possibilité de développer une expression chinoise de leur foi catholique. En quatre siècles de christianisme, des caractéristiques chinoises se sont en fait dessinées dans l’expression de la foi. On peut les percevoir dans la manière de prier, dans la catéchèse, dans la vie religieuse, dans les ministères laïques, dans l’architecture des églises, dans la calligraphie, dans les études supérieures et en d’autres domaines. C’est ce que j’ai essayé de montrer en écrivant “Histoire des Chrétiens de Chine”. Il conviendrait que les Chinois eux-mêmes multiplient des études sur ces sujets. Les intellectuels catholiques de Taiwan, très entichés de culture chinoise, ont produit un certain nombre d’ouvrages inspirés surtout par la tradition confucéenne. Il faudrait étudier davantage les expressions populaires du catholicisme chinois. Il conviendrait également de prendre en compte l’évolution culturelle chinoise dans le cadre de la société contemporaine. Une réunion oecuménique a pris place à Hongkong en 1979 pour faire le point des développements de la théologie chinoise. Divers apports protestants ne manquaient pas de créativité. Les théologiens protestants du Continent présentèrent également des interprétations doctrinales assez proches de la tradition catholique à la Conférence de Montréal en 1981. Les catholiques de Taiwan et Hongkong ont enrichi la réflexion théologique en ecclésiologie et dans les études scripturaires. Des aperçus de leurs travaux ont été publiés dans la revue Tripod du Centre d’études du Saint-Esprit à Hongkong et dans les revues catholiques de Taiwan. Sur le Continent, la recherche catholique a été plutôt limitée soit par manque de ressources en argent et en personnel, soit à cause de pressions politiques. Une commission épiscopale pour la recherche théologique a été établie en septembre 1992 sous la direction de Mgr Tu Shihua, ancien supérieur du Séminaire national de Pékin. Etant donné les conditions actuelles, cette commission risque d’avoir pour tâche principale de fournir des justifications théologiques au principe de base de l’indépendance.

2. Une étroite intégration politique

Si les catholiques de Chine ont le droit de survivre, il faut bien savoir que c’est uniquement dans le contexte d’une étroite intégration politique. Dans le “Guide to the Catholic Church in China” publié à Singapour en juin 1993, j’ai tenté de clarifier le jeu actuel des diverses structures religieuses et politiques. Dans l’empire chinois, les religions étaient soumises au contrôle du Bureau des Rites. Le rituel confucéen bénéficiait du soutien gouvernemental. Les autres religions devaient passer par les requêtes du confucianisme officiel. Les courants non conformistes, qu’ils fussent bouddhistes, taoïstes ou chrétiens pouvaient être souvent qualifiés d’illégaux et persécutés comme hérésies (xiejiaoOn ne se réfère plus aujourd’hui au rituel confucéen, mais le modèle confucéen traditionnel se fait encore sentir sous l’expression constitutionnelle actuelle de “activités religieuses normales“. Les religions sont tolérées si elles soutiennent l’ordre et la loi de leurs idéaux humanistes. Le nouveau rituel n’est pas confucéen. Mais c’est encore un rituel défini en termes de “moralité communiste“. Le Bureau gouvernemental des Affaires religieuses fixe les normes de l’activité religieuse. Sa ligne politique est dictée par le Front uni du Parti communiste chinois. Les directives politiques sont transmises aux religions par les Associations bouddhiste, taoïste, musulmane, protestante et catholique. Ces deux dernières sont qualifiées de “patriotiques” pour bien marquer leur indépendance de tout contrôle “impérialiste”. Comme le professeur Tang Yi de l’Académie des Sciences sociales de Pékin a montré lors d’une conférence donnée à Londres en 1991, le christianisme en Chine ne peut survivre qu’en se conformant rigoureusement aux requêtes politiques. Ceci, reconnait-il, tend à éliminer la tradition chrétienne de prophétisme. Si les chrétiens en effet enseignent le devoir d’être bon citoyen, ils n’en considèrent pas moins que la Loi de Dieu est suprême. Ils ne peuvent tolérer l’injustice et le mensonge. Dans le monde d’aujourd’hui, les chrétiens prennent fortement position pour le respect des droits de l’homme et ils protestent contre toute forme d’exploitation. Le professeur Tang Yi envisage la possibilité pour les chrétiens de survivre en Chine s’ils forment des poches minoritaires isolées au sein de la culture majoritaire. Les gens, dit-il, s’habitueraient même à leurs protestations pourvu qu’elles ne soient pas trop irritantes. Ils les verraient comme une sorte de rituel chrétien qu’il convient de tolérer. Cette vision n’est pas nécessairement partagée par tous les intellectuels chinois. Il existe un groupe de professeurs en religion et culture comparée qui font meilleur sort à l’originalité de la tradition chrétienne. Bien que non-chrétiens eux-mêmes, ils font une étude approfondie des théologiens occidentaux et publient leurs analyses dans “Christian Culture Review” ou en d’autres ouvrages. Leur chef de file est le professeur Liu Xiaofeng, de l’université de Shenzhen.

3. Une réaction prophétique

Les catholiques de Chine comme les protestants ont su réagir aux pressions politiques quand elles mettaient en cause leur sens de la vérité et de la justice. Dans les premières années 1950, lorsqu’ils durent participer à des cercles d’étude où ils devaient dénoncer les propriétaires terriens, les étrangers et autres gens classés “exploiteurs”, ils refusèrent souvent de dire des mensonges et de provoquer la mort d’innocents. Ils ne faisaient pas en ceci de l’opposition politique. Ils voulaient seulement respecter les commandements de Dieu. Invités à agir contre leur conscience par les cadres du mouvement “patriotique”, ils n’eurent d’autre recours que de pratiquer leur foi clandestinement. C’est ainsi que se développa une Eglise souterraine. Qualifiés d'”illégaux” et condamnés comme mauvais citoyens, beaucoup firent le sacrifice de leur vie et moururent martyrs. Les protestants évangéliques proclamaient leur foi en un Dieu transcendant et refusaient de s’incliner devant les “puissances de ce monde”. Les catholiques levaient l’étendard de leur fidélité au pape, gardien de la vraie foi et de l’unité de l’Eglise. Avec la politique religieuse plus libérale inaugurée en 1978, les chrétiens libérés de prison ou des camps de travail crurent qu’ils pouvaient enfin vivre leur foi ouvertement. Leurs espoirs furent vite déçus. Les Associations patriotiques étant réorganisées, souvent sous la direction des mêmes vieux cadres honnis de tous à cause de leurs sévices passés, de nombreux chrétiens retournèrent à la clandestinité. Les Evangélistes courageux et dynamiques multiplièrent les assemblées domestiques où circulaient des prêcheurs itinérants. Les catholiques se réunirent la nuit dans des maisons discrètes pour célébrer l’Eucharistie. Ils formèrent de jeunes prêtres et religieuses dans les campagnes reculées. Un certain soutien moral et financier leur fut apporté par les catholiques chinois d’outremer, y compris de nombreux prêtres et religieuses de Taiwan à partir des dernières années 80. De multiples échanges se développèrent en même temps entre les visiteurs étrangers et le clergé chinois. Naturellement, les étrangers ne pouvaient guère entrer en relation avec les clandestins. C’eut été leur attirer de gros ennuis. Leurs visites amicales offraient donc fatalement un soutien à l’Eglise officielle contrôlée par l’Association patriotique. Ceci fut tristement ressenti par les clandestins qui avaient tant souffert par fidélité absolue à l’Eglise. Ayant le sentiment d’être les parents pauvres de l’Eglise, ils devinrent plus aggressifs en condamnant les fidèles qui fréquentaient les églises officiellement ouvertes et encore plus les jeunes prêtres formés dans les séminaires “patriotiques”. En certaines régions de Chine, un fossé infranchissable sembla se creuser entre les chrétiens. Ce rejet mutuel était ruineux et mettait en cause le message même de l’Evangile. Les visiteurs étrangers se font souvent les apôtres de la réconciliation, mais ce mot est malheureusement piégé. Les chrétiens clandestins voient dans l’Association patriotique une entreprise diabolique. Parler de “réconciliation”, pensent-ils, c’est favoriser la politique communiste d’unification de tous les croyants sous le contrôle de l’Association patriotique et donc du Parti. En 1990, un théologien laïc des milieux non officiels s’est efforcé de mettre à jour la critique de l’Association patriotique en confrontant les positions patriotiques aux enseignements de Vatican 2. Cette tâche était sans doute nécessaire car des théologiens constitutionnels tendaient à s’armer du principe de collégialité mis en avant par le concile pour justifier l’indépendance de l’Eglise chinoise. Le document intitulé “La vraie nature de l’Association patriotique”, a d’abord été traduit du chinois en italien et publié dans “Cina Oggi 24”, supplement to Asia News 144. Une traduction française est sortie peu après en avril 1994 comme Supplément Eglises d’Asie n° 175. L’auteur veut surtout démontrer que l’Association patriotique, loin d’unifier les catholiques, est bien au contraire responsable de leurs divisions. Imposant ses directives à l’Eglise catholique, dit-il, l’Association patriotique porte atteinte aux charactéristiques essentielles de l’Eglise une sainte, catholique et apostolique. Elle ignore volontairement de nombreux point importants des documents conciliaires, en particulier dans les constitutions sur l’Eglise “Lumen Gentium” et “Gaudium et Spes” et dans les décrets concernant les évêques et les prêtres. En ce qui concerne la constitution sur la liturgie, il convient de signaler que l’auteur pousse trop loin sa critique. En septembre 1992 en effet la réforme conciliaire a été adoptée par l’Eglise de Chine sans opposition apparente de l’Association patriotique. Les mentions du pape, en outre, ne sont plus tabou et il est permis de prier ouvertement pour le Saint Père. Cette petite entorse à l’argumentation de l’auteur clandestin soulève une question plus large : l’Association patriotique a-t-elle maintenu son contrôle total des affaires d’Eglise comme ce fut le cas dans les années 1950 ? Un certain nombre d’initiatives pastorales semblent être le fruit d’efforts patients de la part des évêques, parfois peut-être contre la volonté des cadres patriotiques. En septembre 1992, le rôle de l’Association a été redéfini comme un rôle “d’assistance” à la Conférence épiscopale dans le gouvernement de l’Eglise. En pratique, l’expression “assistance” paraît bien faible, car de nombreux dirigeants patriotiques chevronnés bousculent encore évêques et prêtres, décidant en patrons des affaires d’Eglise. Au niveau national pourtant, le principe a été admis que l’Association patriotique ne devrait pas s’ingérer indûment dans les questions pastorales et que les évêques devraient assumer davantage leur autorité. Soucieux de bien assurer leur tâche pastorale, des évêques officiels purent sans doute agiter le spectre d’une Eglise clandestine en progrès continu à la suite d’une gestion désastreuse des affaires religieuses par l’Association patriotique. C’est précisément ce que Mgr Ma Ji, évêque de Pingliang au Gansu, osa faire très ouvertement le jour de l’Assomption en 1988. Cet évêque courageux fut d’ailleurs plus tard pénalisé pour cette intervention tapageuse. Plus de libertés pourtant devaient être accordées à l’Eglise en vue de rallier davantage de prêtres et d’évêques. L’accroissement des libertés religieuses répondit aussi à d’autres préoccupations gouvernementales. Dans la course au développement économique, le christianisme fut estimé instrument de choix pour pomper un flot de devises étrangères et d’investissements auprès des pays développés. Après avoir été tant persécutés pour leurs liens avec l’étranger, les chrétiens furent pressés de faire usage de leurs relations étrangères au service du pays. En certains cas, le degré de liberté religieuse devint fonction de la quantité d’argent ramassée. L’implication des évêques, prêtres et dirigeants laïcs, dans les matières financières pouvait représenter une menace plus grave pour la mission spirituelle de l’Eglise que la privation antérieure de liberté. L’argument officiel en faveur de ce trafic était la nécessité pour l’Eglise de s’autofinancer. Mais l’accélération de ce processus rendit l’Eglise plus dépendante des autorités locales et de l’aide étrangère. Ne mentionnons qu’un seul cas: dans le diocèse de Wanxian au Sichuan, cinq églises sont destinées à être submergées lors de la construction du grand barrage dans les gorges du Yangzi. L’évêque s’est entendu dire qu’il ne recevrait aucune compensation pour ces églises puisqu’il pourrait facilement faire appel à l’aide étrangère. Cet évêque, il est vrai, a déjà reçu plus de dons que la plupart des évêques de Chine. Aux yeux des autorités locales, il n’y avait aucune raison de laisser tarir ce courant bénéfique. L’usage des religions au profit de la croissance économique peut leur être plus nuisible que la persécution. Le clergé peut en certains cas devenir matérialiste, aveugle à ses tâches pastorales, voire moralement corrompu. Plus généralement, la population entière est de moins en moins réceptive aux valeurs spirituelles, ayant pour seul but l’acquisition jamais satisfaite des biens matériels. L’évêque de Shanghai, Jin Luxian, a exprimé ses craintes à ce sujet à une Conférence oecuménique organisée à Manille en novembre 1993: “A vrai dire, dit-il, j’étais sans craintes il y a 40 ans à voir nos catholiques confrontés à toutes sortes de défis – même à la persécution. L’Eglise et leur foi étaient au centre de leur vie. Beaucoup étaient prêts à tout sacrifier pour garder la foi. Mais aujourd’hui, face au défi de la modernisation, du matérialisme pur et simple, de l’idolâtrie de l’argent, de l’individualisme, j’ai très peur. Comment enseigner aux catholiques à vivre l’Evangile dans une Chine en transformation rapide, voilà ce qui est devenu une question de vie ou de mortCes fortes paroles semblent indiquer que l’Eglise peut encore jouer un rôle prophétique, même en étant pleinement intégrée à la structure politique.

4. Tension interne, source de dynamisme

L’émergence de la société moderne et de la nouvelle mentalité matérialiste est en fait un défi à tous les chrétiens de Chine, qu’ils soient officiels ou clandestins. Les chrétiens clandestins sont peut-être moins affectés pour le moment du fait qu’ils vivent dans des villages reculés. Mais leurs jeunes sont probablement déjà bien au courant de ce qui se passe à la ville. Confrontés au même défi d’une société matérialiste de consommation, l’ensemble des catholiques devrait pouvoir trouver un terrain d’entente en assurant une même mission d’Eglise. Les étrangers soucieux de l’Eglise en Chine semblent obsédés par l’opposition trop souvent schématisée entre patriotiques et clandestins. Le remède, pensent-ils, est la “réconciliation” et ils ne manquent pas une occasion de faire passer le message. Ce faisant, ils sont bien sûr fidèles aux requêtes de l’Evangile, mais ils risquent de mal apprécier la complexité de la situation en Chine. Ils risquent de laisser une impression de malaise à leurs interlocuteurs chinois. C’est que la plupart d’entre eux préfèrent se taire sur ces sujets. D’une foi solide, même quand ils se plient à la ligne officielle, ils ne tiennent pas à réciter le slogan d’indépendance à tout venant. Si les visiteurs persistent à leur poser la question, ils n’ont d’autre choix que de répéter la position officielle. Les fidèles, quant à eux, vont à la messe et reçoivent les sacrements dans les églises ouvertes sans approuver pour autant les positions de l’Association patriotique. Les catholiques clandestins cherchent à pratiquer ouvertement et à être reconnus bons citoyens. Souvent arrêtés et maltraités par les autorités, ils portent un témoignage de fidélité totale à l’Eglise et d’intégrité dans leur foi. Sans ce témoignage courageux, l’Eglise de Chine ne serait peut-être plus en mesure de remplir sa mission spirituelle.

Voyant les choses de l’extérieur, nous pourrions peut-être percevoir que les catholiques officiels et clandestins sont en fait complémentaires dans leur réponse au défi redoutable du régime communiste. Les souffrances causées par les conflits internes et la tension entre les deux partis pourraient peut-être même être une source cachée de dynamisme pour l’ensemble de l’Eglise. Les uns maintiennent la pureté de la foi, les autres essaient de répondre aux exigences gouvernementales en vue de tenir leur place dans la société chinoise. Si les chrétiens sont le sel de la terre, ils doivent se mêler à leur société pour lui donner du goût. Le sel, bien sûr, y perd peut-être de sa saveur. Mais si tout le sel est gardé dans la boîte, comment peut-il remplir sa mission ? Pensant à ces deux exigences complémentaires, les frères ennemis devraient tenter un effort de compréhension mutuelle. Au lieu de se condamner entre eux, ils découvriraient qu’ils servent en fait le même Evangile. Côte à côte, ils feraient face avec plus de force aux défis de la société moderne. De fait, le grand effort d’aggiornamiento préconisé par Vatican 2 représente une tâche énorme à laquelle doivent s’atteler tous les chrétiens de Chine, aussi bien officiels que clandestins. Les uns et les autres ont entendu parler des changements dans la vie de l’Eglise grâce à des amis ou parents venus de l’étranger. Ils ont également reçu des livres publiés à Taiwan ou Hongkong. En certaines régions, les clandestins ont adopté la nouvelle liturgie en chinois bien avant les officiels. Bien que leurs dirigeants soient périodiquement arrêtés, ils jouissent en fait de plus de liberté et d’indépendance réelle que les officiels de l’Eglise soi-disant “indépendante”. D’un autre côté, l’Eglise officielle a pu obtenir avec bien du mal d’ouvrir des séminaires relativement mieux équipés que ceux des clandestins. Les jeunes prêtres clandestins formés rapidement dans l’ombre peuvent être plus étroits dans leurs jugements. Bien que d’une foi vive et d’un zèle indéniable, ils peuvent condamner sans appel et se montrer injustes vis-à-vis de leurs confrères officiels. Leur fidélité même les a maintenus dans une écclésiologie pré-Vatican 2. Les officiels comme les clandestins ont en fait tous besoin d’une connaissance plus approfondie de la doctrine sociale de l’Eglise et des orientations données par la Constitution “Gaudium et Spes” : – les officiels, parce qu’ils risquent d’aller trop loin en sécularistation sous la pression du Parti communiste; le but avoué du Parti est en effet de former des “activistes” qui sauront transformer peu à peu les croyances religieuses en services sociaux. – les clandestins qui risqueraient de s’enfermer dans une mentalité de ghetto à l’écart d’un monde hostile.

5. Compréhension et soutien de toute l’Eglise

La multiplication actuelle des échanges avec le monde extérieur devrait rendre service à l’Eglise de Chine et réduire le fossé qui sépare officiels et clandestins. Les catholiques de tout pays devraient profiter de tous les modes de relation possibles: tourisme, affaires, travail en Chine, relations familiales, journalisme, échanges culturels et intellectuels. Leur témoignage peut être double: en Chine même et dans leur propre pays. Ils n’ont pas à imposer leur propre vision des choses aux chrétiens de Chine. Ayant bien saisi quelle est la mission de l’Eglise de Chine, il doivent seulement lui apporter un soutien discret. Ce faisant, il convient d’apporter une attention particulière aux points suivants:

– ne pas juger, chercher à comprendre. Les étrangers ont tendance à formuler des jugements rapides à l’occasion de courtes visites en Chine. Ils voient les choses à travers les lunettes de leurs préjugés. Aujourd’hui comme souvent par le passé, ils utilisent une image idéale de la Chine comme une arme offensive ou défensive dans la critique de leur propre société. Des études plus approfondies de l’histoire et de la culture chinoises doivent être encouragées dans nos universités et Instituts.

– diffuser l’information catholique en Chine. Fournir aux Chinois une information plus substantielle sur la vie de l’Eglise dans les autres pays. Evêques et prêtres en particulier peuvent être abonnés aux périodiques chinois publiés à Taiwan, Hongkong et Singapour. Certains parmi eux seraient heureux de recevoir des livres et revues en anglais et autres langues. Il faut savoir cependant que les amis chinois qui reçoivent des livres les gardent précieusement pour eux-mêmes sans les prêter à d’autres.

– transmettre les valeurs évangéliques. Sans donner de leçons, les visiteurs étrangers peuvent avoir à attirer l’attention sur ce qui leur paraît contraire aux requêtes essentielles de l’Evangile. Tout en faisant appel à des aides financières, certains évêques et prêtres sont capables de dépenser inutilement dans des constructions majestueuses dont le but principal est de “donner de la face” à la communauté catholique. Les catholiques, pensent-ils, doivent faire au moins aussi beau que les protestants ou les bouddhistes. Ils ne songent pas un moment aux exigences de l’oecuménisme ou aux requêtes architecturale de la nouvelle liturgie. D’autres pasteurs dépensent beaucoup de temps et d’énergie à reconstituer le patrimoine ancien sans évaluer exactement les besoins actuels. Il est vrai qu’ils ont souvent besoin de ces maisons et immeubles non pas tellement pour en faire usage eux-mêmes mais plus encore pour en tirer un revenu modeste dont ils ont grand besoin. Mais jusqu’où des pasteurs doivent-ils s’enliser dans le souci des biens immobiliers? Ne risquent-ils pas de négliger d’autres tâches encore plus urgentes, par exemple la formation des catéchumènes? Nombre d’étudiants universitaires qui veulent se faire instruire ne reçoivent qu’un petit catéchisme Questions-réponses. Ils reçoivent le baptême quelques semaines plus tard s’ils savent répondre aux questions. Ils n’ont peut-être jamais lu une page d’Evangile. Sont-ils en mesure de rendre compte de leur foi? Ont-ils résolu tous les préjugés qu’ils ont hérités d’une formation scientiste et athée?

– soutenir les projets valables. Etant donné les sommes considérables demandées de partout, il faut bien faire un choix judicieux dans les aides financières. Le but principal de ces aides devrait être de donner des signes visibles de fraternité chrétienne et de service de l’homme. Le principe chinois d’autofinancement devrait être pris en considération, même si les Chinois semblent l’avoir pratiquement oublié. Caritas-Hongkong et Macao ont acquis une expérience utile en ce domaine. L’aide au développement humain devrait viser à former des responsables locaux parmi les plus pauvres de façon qu’ils apprennent à assurer leur propre subsistance. L’aide à la vie de l’Eglise elle-même devrait aussi favoriser la formation du personnel plutôt que les constructions.

– faire place aux valeurs chinoises dans le monde chrétien. Les traditions culturelles de la Chine et le témoignage vigoureux des chrétiens chinois devraient être plus connus et assimilés dans la vie et la pensée de l’Eglise universelle. L’Eglise de Chine elle-même est appelée à se montrer plus confiante en la valeur du message qu’elle peut transmettre au monde.