La chose ne fait pas de doute : beaucoup de Chinois et beaucoup d’étrangers en Chine ont l’impression que l’argent y est tout. Le sens de l’obligation morale semble rare. Un chercheur chevronné de l’académie des sciences sociales note qu’il y a encore dans les sociétés d’Occident « une commune acceptation de normes moralesqui fait partie de l’héritage chrétien. Qu’en est-il en Chine ? Le Guangming Daily espère seulement que les gens s’accorderaient sur « le besoin d’un esprit » et sur le fait que l’argent est moins important que le bonheur.
Au cours de ces dernières années, écrit le Philosophical Research de janvier, les notions morales et la conduite morale ont changé sous bien des aspects et ces changements de la vie concrète ont pris de court les théoriciens. Quelle est la cause principale de la corruption ? Est-ce
l’économie de marché, le libéralisme bourgeois ou l’extrémisme de gauche ? L’économie de marché ne peut-elle se développer qu’aux dépens de la morale ? Si la réponse est « oui », quel est l’avenir
de la morale ? Si c’est « non », s’il y a des « connexions internes » entre le marché et la morale, sur quelle base fonder le jugement de valeur moral ? 3
Ces questions sur l’éthique du marché redonnent à leur tour une nouvelle urgence au vieux problème de la tradition morale chinoise. Puisque la meilleure éthique mercantile ne peut pas à elle seule constituer une philosophie morale, et puisque le socialisme a peu de chose à offrir dans cette ligne, la crise d’aujourd’hui relance le débat sur le contenu et la signification actuelle de la moralité chinoise.
QUESTIONS D’ETHIQUE AU SUJET DU MARCHE
Il importe de savoir dans quelle mesure la présente crise morale est nouvelle. Après tout, les commentaires sur une crise de la morale n’ont pas manqué au vingtième siècle. Par exemple, l’absence d’une morale « publique » a été un thème majeur des écrits de Liang Qichao au début du siècle. Liang soulignait le fait que la Chine a une tradition de morale privée sans avoir le sens du civisme, nécessaire avec les institutions pour produire les « citoyens » qu’exige une nation moderne. De même, on répète aujourd’hui que la Chine est dans une phase de transition entre les valeurs de l’économie ancienne et les nouvelles valeurs modernes. Or cela a déjà été un thème fréquent avant 1949, encore qu’il faille admettre que l' »ancien » d’aujourd’hui est une notion plus complexe, qui joint des éléments traditionnels et des éléments socialistes. Quant au sentiment d’une banqueroute morale totale, il existait déjà dans les années 1920-1940, comme en témoigne par exemple le romancier Shen Congwen qui déplorait, dans Le long fleuve, qu’ait disparu « l’instinct humain de préférer la droiture à l’égoïsme, de distinguer le bien du mal
D’un autre côté, il est cependant difficile d’ignorer l’effet « dramatique » de l’économie de marché sur les conduites morales (les intellectuels qui se lançent dans les affaires, par exemple). Le débat n’est donc pas simple.
Une question nouvelle ?
En février 1994, Le quotidien des travailleurs affirmait que l’économie de marché est comme un versant nouveau dans l’histoire de la morale en Chine. Le confucianisme a toujours affirmé « le primat de la moraleet ce primat n’a pas été contesté après la révolution de 1911, ni même sous le communisme (ce dernier ayant seulement substitué ses propres valeurs aux valeurs féodales de la tradition). En revanche, l’économie de marché est une révolution morale parce qu’elle proclame une autre suprématie, la recherche du profit. En une dizaine d’années, le marché a enseigné aux gens que les affaires et les bénéfices peuvent, à la différence des valeurs traditionnelles, apporter la prospérité. Seulement toute révolution prend du temps pour aboutir et si les attitudes ont sans nul doute changé aujourd’hui, en profondeur « les psychologies ne se sont pas encore adaptées » à la compétition anonyme du marché. Au plan affectif les gens ont encore besoin des vieilles valeurs et espèrent que la tradition ne disparaitra pas 4.
A la différence du Quotidien des travailleurs, d’autres analystes donnent une vision plus complexe de la crise présente. Selon Li Jinquan, professeur de philosophie à l’université Zhongshan (province de Canton), la question du profit est débattue depuis deux mille ans. L’idée que « la rectitude doit être mise au-dessus du profit » était certainement comprise dans le sens rigoriste de : « il faut rejeter le profitOn identifiait le profit avec le mal, avec l’égoïsme immoral. De nombreux textes néoconfucéens ont assimilé l’opposition entre rectitude et profit à celle qui sépare « l’homme et la bête », « les sages et les brigands » et même « la Chine et les barbaresCette tendance a également conduit à dévaloriser la sphère du privé et des désirs : tous les intérêts de l’individu, toutes les initiatives qu’il prend sont regardées comme immorales en même temps qu’opposées au bien public. Mais, souligne Li Jinquan, pendant des siècles, cette interprétation dominante n’a cessé d’être critiquée par les confucianistes d’esprit pratique qui continuaient à soutenir qu’il faut rechercher à la fois la rectitude et le profit et que cette combinaison est beaucoup plus utile à la société que le primat de la seule droiture morale. Le pan-moralisme ascétique a été en fait une déviation de la doctrine originelle de Confucius ; il pouvait satisfaire une élite intellectuelle, il n’a été d’aucune utilité pour la majorité de la population et pour le pays 5.
Li Jinquan tempère aussi l’idée que le primat de la rectitude soit resté incontesté de 1949 à l’arrivée de l’économie de marché. Il est vrai que s’exprime aujourd’hui quelque nostalgie pour la « haute tenue morale » des années 50 et du début des années 60. Mais, fait remarquer Li Jinquan, en ce temps-là l’absolue pauvreté, le contrôle politique et l’ombre de la lutte de classe ne laissaient guère d’occasions à la recherche du profit. C’était une « moralité forcéeil y avait confusion entre morale et politique. Cette confusion a culminé dans la Révolution culturelle, qui est allée à l’autre extrême, « l’égoïsme absoluavec des factions en lutte pour « le pouvoir et le profitsans regarder aux moyens. Il semble, lisons-nous, que la dichotomie traditionnelle entre moralité et profit ait laissé la Chine incapable de trouver une voie moyenne entre un ascétisme extrême et un égoïsme débridé. Après la Révolution cultuelle, on a remplacé « le primat de la politique » par « l’argent aux commandes »honorer l’argent », « la puissance commerciale pour l’argent
Renouveau de la réflexion sur la morale
La situation présente invite donc à réévaluer un certain nombre d’antinomies traditionnelles : rectitude et profit, principes moraux et désirs, domaine du « public » et sphère du privé, bénéfice immédiat et profit à long terme. Or, selon le Philosophical Research, jusqu’à présent les moralistes n’ont pas su aborder ces questions. Leur échec apparaît dans la piètre méthodologie de leur philosophie morale : ils ignorent toute approche interdisciplinaire, continuent d’utiliser leur vieil outillage de « notions abstraites » au lieu d’aller voir par eux-mêmes ce qui se passe dans la vie réelle. De fait, l’index 1993 de la revue ne présente qu’un seul article dans sa rubrique « philosophie morale ».
En janvier cependant, un étudiant qui prépare sa thèse à Fudan (Shanghaï), Dong Fangshuo, a mis le doigt sur quelques problèmes majeurs. Tout le monde admet, écrit-il, que le développement de l’économie de marché n’ira pas sans changement des idées morales, mais il n’y a pas de consensus sur le pourquoi et le comment de ce changement. En fait beaucoup ne se posent même pas la question, pensant que les valeurs morales s’appliquent au marché comme aux autres activités humaines. Leur position est celle d’une morale « aveugle à l’économiequi ne sait que formuler des exigences que l’économie est incapable de satisfaire. Ce moralisme abstrait ne peut que perpétuer le manque de pertinence du discours moral, il invite une fois de plus « les idées morales » à « contrôler l’économie
L’alternative à ce moralisme « aveugle à l’économie » n’est pas, comme certains le pensent, de demander à la philosophie morale de s’effacer en laissant à l’économie le soin de décider sur les problèmes d’éthique et sur les valeurs morales. La seule option qui reste aux moralistes est de prendre au sérieux les implications éthiques de l’économie de marché. Cette économie « poursuit réellement un but moralpuisque elle vise à ménager une meilleure distribution des ressources, à satisfaire les besoins de la population et à créer des emplois, tout cela « dans les limites de la loiCette façon de voir est déjà « celle de la majorité des Chinoisqui n’en sont plus à maudire l’obscurantisme moral et qui perçoivent confusément que l’économie de marché a sur la moralité « à la fois des effets positifs et négatifsDans son article, Dong Fangshuo fait trois remarques importantes.
Premièrement, l’économie de marché, même en régime socialiste, suppose « un type unique de comportement économiqueCe comportement est certes une rationalisation de « la propension de chacun au profitmais cela ne signifie pas que la pratique de l’agent économique (son orientation vers le profit) soit identiquement égocentrisme profiteur et pur égoïsme. De plus les hommes d’affaires ne passent pas leur journée à ne rien faire qu’à jouer sur le marché. Bref, il faut explorer la notion et les règles de l’éthique professionnelle, repérer la frontière souvent évanescente qui sépare la pratique légitime des affaires de la loi de la jungle. Deuxièmement, Dong Fangshupo souligne un autre aspect, « complètement différent » : il ne fait pas de doute que l’économie de marché a des effets socio-culturels vraiment alarmants (relativisme généralisé, l’argent devenu l’unique critère de la valeur de chacun, etc.) Troisièmement, Dong met en garde contre l’erreur que la morale du marché puisse constituer une philosophie morale et répondre à toutes les questions qui concernent la vie de l’homme. La meilleure morale du marché reste « utilitaristealors que la moralité est chose « absolue et sacrée » 7.
Une époque de transition
Les questions soulevées par Dong Fanghuo sont certes familières aux théoriciens occidentaux de la morale. Mais il y a une différence majeure entre eux et lui. Il a fallu plusieurs siècles à l’Occident pour élaborer simultanément des règles du marché et une morale professionnelle, tandis qu’en Chine la « transition » arrive avec l’urgence d’un raz-de-marée.
Cette idée même de « transition » est l’objet d’autres articles. L’économie de consommation n’est pas une perversion de la morale, elle fournit plutôt le terreau où pourra pousser une morale nouvelle. La décadence morale d’aujourd’hui ne signifie que la violence du choc entre l’ancien et le nouveau dans cette époque de transition où, en l’absence de consensus sur la morale, les particuliers tâtonnent entre « les restes renaissants du féodalisme » et « l’individualisme extrême du capitalismeCe qu’exige la modernisation, c’est l’apparition d’un nouveau type de citoyens, « auto-disciplinés » et capables de prendre eux-mêmes leurs décisions 8.
Ce processus de re-socialisation prendra trois aspects. 1( Les individus qui étaient des « objets » passifs doivent acquérir une « conscience de sujetsapprendre à participer d’une manière créative aux activités de la société, réaliser leurs valeurs personnelles et leurs propres idéaux, faire leurs propres choix. 2( L’économie nouvelle requiert une « morale publique » en ce sens qu’il est du devoir de chacun de protéger le marché en suivant ses règles. Cette morale publique, lisons-nous, est une chose tout-à-fait nouvelle, qui ne peut pas se former à partir de la « conscience collective » des décennies précédentes. 3( Enfin puisque, devant le marché, tous sont égaux, le respect traditionnel des officiels, des anciens et des autres propriétaires de privilèges doit céder la place à un « sens égalitaire
Mais comment cette re-socialisation se produira-t-elle ? Ici s’instaure un débat qui ressemble à celui de l’oeuf et de la poule. Selon Li Jinquan, trois principales manières de voir ont été exprimées dans les dernières années. Certains soutiennent que le culte de l’argent est à coup sûr inévitable dans une économie de marché, de sorte qu’il faut pousser très loin le contrôle moral et légal. D’autres mettent l’accent sur les « institutions légales » ; dès qu’elles auront été mises au point, les adorateurs du veau d’or ne seront plus en mesure de gagner sur le marché. Pour un troisième groupe, une forte reconstruction morale est l’unique moyen efficace de faire échec au culte de l’argent, car, font-ils valoir, dans la pychologie sociale du pays, le comportement moral national est encore vigoureux et peut jouer un rôle très positif pour mettre de l’ordre dans le marché socialiste.
En d’autres termes, le débat oppose les institutions et la morale. Li Jinquan pense que « les principes moraux » ne sont certes pas suffisants pour faire entendre raison aux gens, mais qu’on peut en dire autant de « la loi » dans un pays où, aujourd’hui, « le pouvoir » et « les relations » l’emportent souvent sur elle. La question : des institutions ou une morale ? conduit en fin de compte notre auteur à se demander si les cadres dirigeants « ont ou n’ont pas les valeurs justes, la morale et la philosophie de la vie qui conviennentCette question rhétorique exprime probablement le mieux la façon de voir de beaucoup de gens en Chine : la corruption des cadres, petits, moyens ou supérieurs, reste le principal obstacle à l’instauration d’une morale des affaires dans le pays 10.
LA MORALE CHINOISE
Parce qu’elle est un défi pour la morale, l’économie de marché a également fait remettre l’accent sur le rôle des valeurs traditionnelles dans la société d’aujourd’hui. Des questions comme celle de « la tradition culturelle et l’éducation morale » sont devenues de pressants problèmes 11.
Beaucoup d’écrits sur les valeurs traditionnelles continuent d’approuver l’idée que la Chine doit « rejeter les aspects négatifs de la tradition et assimiler les éléments valables de l’OccidentEn fait, cette méthode d’approche par « négation dialectique » revient à partir à l’assaut contre des moulins à vent. Ne serait-ce que pour cette raison, commente un analyste, qu’il n’existe pas de terrain neutre où l’on puisse se placer et séparer objectivement le bon grain et l’ivraie de la tradition (ou de l’Occident). La sélection est nécessairement faite par des gens qui, à leur insu, restent totalement conditionnés par leur tradition, même en ses pires aspects. La Révolution culturelle a bien montré jusqu’où peut conduire la méthode dialectique. Aujourd’hui, beaucoup parlent d’ouverture au monde extérieur, mais en restant aveugles aux valeurs de l’Occident, parce qu’« ils restent soumis au vieil a priori de la supériorité morale de la ChineIls étudient le savoir-faire des étrangers, mais gardent les vieilles habitudes chinoises. En d’autres termes, la sélection dialectique repose sur l’illusion qu’on peut isoler à son gré les valeurs d’un individu de son univers culturel 12.
Ces dernières années, en dehors de la sélection dialectique, les valeurs traditionnelles ont aussi fait l’objet de beaucoup d’écrits, qui ont discuté la question de savoir si la tradition chinoise peut jouer un rôle dans le processus de modernisation. Toutefois les performances de l’économie nationale semblent aujourd’hui déplacer le débat d’un hypothétique « modèle de développement confucéen » à la simple affirmation que sa réussite économique va bientôt permettre à la Chine d’être une puissance morale au siècle prochain.
Pas de modèle confucéen de développement
La thèse que la culture chinoise est la plus adaptée à la modernisation se fonde surtout sur deux affirmations. D’une part on brosse une peinture sinistre du mal moral et social apporté sous mille formes par l’industrie, le commerce et la technique aux sociétés occidentales et on conclut que le monde moderne ne peut que se tourner vers la culture chinoise, principalement néoconfucéenne, pour trouver l’harmonie et la paix de l’esprit. D’autre part on prétend qu’en Asie de l’est, la tradition confucéenne permet aux quatre petits dragons « d’éviter ou de réduire » les violents conflits que l’industrialisation a infligés à l’Occident.
Cette thèse pèche par sa « faiblesse logiquede l’avis d’un critique qui observe que toute culture vieille de plusieurs milliers d’années ne peut faire qu’un bilan composite et que la Chine ne fait pas exception. Aujourd’hui, « au moins dans la Chine proprement diteil est clair que les valeurs traditionnelles exercent une influence négative et empêchent la modernisation : les décisions d’hommes, au lieu de l’autorité de la loi ; la constitution politique aux mains de fonctionnaires et de patriarches ; l’idée de la supériorité de la civilisation chinoise ; les valeurs morales centrées sur les relations humaines mais sans prêter attention à l’exploration de l’univers naturel, en étouffant le sens de l’autonomie personnelle, de la compétition, de la recherche, sans vision internationale. Bref, la thèse prouve sans plus que les valeurs confucéennes jouent un rôle positif dans des sociétés qui, grâce à la force de leur propre tradition culturelle, ont déjà maîtrisé le processus de modernisation 13.
Bien entendu, la question de la morale confucéenne et d’un « modèle de développement de l’Asie de l’est » reste ouverte. Des sociologues comme P. Berger en sont d’accord quand ils soulignent les caractéristiques singulières de ce modèle : une éthique du travail tendue vers la réussite, un esprit de corps très développé, l’instruction en très haute estime et l’attention accordée à des personnalités de premier plan. Ces variables culturelles ont « contribué » à la modernisation des dragons, nul n’en doute, mais l’expliquent-elles ? Non, répond un analyste du cas de la Corée : le succès de l’économie coréenne est essentiellement dû à la politique énergique du gouvernement, qui a garanti la « propriété privée » et favorisé une industrialisation « capitaliste » rapide en orientant le marché 14.
Les mauvais points attribués au modèle confucéen de développement ne sont pas pour autant une dévaluation de la tradition. Aujourd’hui, la question n’est plus celle du développement économique de la Chine, et le débat sur la tradition peut donc se déplacer sur un autre terrain.
Fei Xiaotong
En décembre dernier, La Tribune du peuple a organisé un séminaire sur « la culture traditionnelle, la réforme et l’ouverture, le nouvel ordre mondial »15. Le professeur Fei Xiaotong, anthropologue tenu en haute estime, a fait la première conférence et son exposé mérite de retenir toute notre attention.
Le professeur Fei fait d’abord allusion à un changement de « climat » et des attitudes à l’égard de la Chine. La croissance rapide de son économie a surpris le reste du monde et certains articles étrangers voient la Chine comme la deuxième ou troisième puissance économique mondiale. Fei met toutefois en garde contre un optimisme trop pressé. Certains déduisent de la rapidité de l’ouverture et de l’expansion des dernières années que la Chine surpassera l’Occident dans les cinq cents prochaines années. Mais « les affaires internationales sont extrêmement complexes, nous devons accomplir notre tâche intellectuelle propre et rester des observateurs impartiaux
Le monde prend également la culture chinoise beaucoup plus au sérieux et nombreux même sont les universitaires étrangers et les articles de la presse internationale qui annoncent « le retour de la culture néoconfucéenneIci encore, Fei reste méfiant. Il rappelle qu’en de récentes rencontres internationales, il a entendu « les plus grands savants de tous les pays sous le ciel » exprimer des doutes et des craintes sur l’avenir de la culture dans le monde. Et il conclut : « Nous arrivons certainement au moment critique où la culture de l’Occident et celle de l’Orient vont entrer pour de bon en collision si tous les intéressés se bousculent pour trouver la sortieLa culture universelle est encore très loin ; pour le moment, l’humanité doit à tout le moins développer quelques « croyances communes » sur « la manière dont les gens peuvent vivre ensemble
Le besoin de « croyances communes » conduit Fei Xiaotong à deux conclusions. L’une est que « nous devons élargir notre vision, considérer la culture chinoise dans une perspective mondiale et viser à apporter une contribution à la nouvelle société mondialeL’autre est qu’« étant donné les dimensions de sa population et de son territoirela Chine doit se faire entendre dans le débat sur l’avenir de l’humanité et sur « les fondements moraux » du nouvel ordre mondial d’après la guerre froide.
Le doyen des sciences sociales n’est pas l’enfant qui chante dans une chorale une partition connue. La « dimension » de la Chine est une clef de son raisonnement, parce que la Chine est « un monde » qui a le droit de faire état d’une longue expérience en matière de coexistence pacifique. Evoquant un récent voyage à Shandong, patrie de Confucius et d’autres philosophes à l’époque des Royaumes combattants (475-221 avant J.C.), Fei songe à l’unité culturelle qui a suivi et à l’aptitude de la Chine à assimiler des traditions étrangères: « Je ne crois vraiment pas qu’un pouvoir politique (celui du premier empereur, 221-207 avant J.C.) ait pu réaliser ce type d’unité simplement en mettant à mort quelques individidus et en brûlant des livresLa permanence de la tradition culturelle ne peut s’expliquer que par ses propres facteurs, par son propre « pouvoir d’acculturation » ou « d’agglutinationCette « vigueur spirituelle » est encore vivante ; c’est la boussole « cachée » qui guide encore les Chinois dans leurs vies, en leur donnant l’aptitude d’« assimiler » toutes sortes de productions culturelles étrangères. La chose ne fait aucun doute : au cours de son expérience bi-millénaire d’unification culturelle, la Chine a élaboré un consensus moral qui peut contribuer aujourd’hui à la formation de la communauté mondiale du siècle prochain 16.
Le pouvoir ou la morale ?
Quand il dit que c’est la morale traditionnelle, pas le pouvoir politique, qui a été le secret de l’unité chinoise, Fei Xiaotong sait qu’il s’avance sur une couche de glace très mince. Le conférencier suivant, le philosophe Ren Jiyu, directeur de la Bibnliothèque de Pékin, a exprimé des idées beaucoup plus rigides. Selon lui, la première caractéristique de cette culture a été « le long gouvernement unifié et centralisé » du pays. Cette unité politique « a garanti un développement philosophiqueet à son tour la philosophie a aidé « à rendre harmonieuse l’unité politique » 17. Les autres exposés ont évité la question et traité de la culture chinoise comme creuset. L’excellence de la tradition tient à son caractérère syncrétiste, elle a retenu le meilleur de beaucoup de cultures 18. C’est une façon de dire que la Chine d’aujourd’hui est capable d’assimiler beaucoup de valeurs occidentales (« science, légalité, démocratie, économie de marché »), étant entendu que les emprunts nouveaux ne menaceront pas l’unité.
En d’autres termes, chacun semble prêt à faire sienne la vision de Fei Xiaotong d’une Chine puissance morale du prochain siècle, mais lui laisse son idée d’une tradition morale ne devant rien au pouvoir politique. Comme les débats sur l’enseignement de la morale l’illustrent bien, les valeurs traditionnelles restent inséparables de l’idéologie politique et des préoccupations de stabilité sociale.
Les historiens peuvent-ils se satisfaire de voir la tradition identifiée avec un processus d’acculturation ? Pour Mme Chen Lai, du département de philosophie de l’université de Pékin, les idées de Fei Xiaotong sur le « pouvoir d’assimilation » de la tradition correspondent à celles de Liang Shuming. Celui-ci, dans L’essence de la culture chinoise (1949), parlait d’une quelque peu mystérieuse « maturité culturelle précoce de la ChineAyant lu Bergson, il expliquait que la Chine a opté pour « l’intuition » plutôt que pour la connaissance rationnelle. Aujourd’hui, Mme Chen Lai, qui a lu Habermas, parle de « rationalité communicatived’une culture chinoise centrée sur la notion morale de ren (mutualité) et prenant l’harmonie pour principale priorité. Il s’ensuit, commente-t-elle, que la Chine est plus morale que l’Inde ou l’Occident. Par exemple, « le commandement chrétien : aime ton prochain comme toi-même, présuppose nécessairement la croyance en Dieu » et ouvre ainsi la voie à l’intolérance envers les non-croyants ; « depuis les croisades jusqu’à l’impérialisme modernele christianisme a prouvé « son manque d’esprit d’harmonie » 19.
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Nous concluons principalement des pages qui précèdent que, dans la Chine d’aujourd’hui, l’économie de marché provoque une crise morale qu’il faut analyser dans les termes même du pays.
Il est certain qu’il y a de la corruption partout sur la planète. Certain aussi que les hommes du monde des affaires peuvent se demander quelquefois si les procédures éthiques sont davantage que les gants de l’étrangleur de Boston. Pourtant, en Chine, la crise ébranle un pays de 1,2 milliard de citoyens et qui depuis des siècles s’est vu lui-même bâti sur le roc de la morale. Si l’on ajoute que ce pays deviendra peut-être bientôt l’une des superpuissances économiques, il est clair que, telles qu’elles sont discutées dans les journaux chinois, les questions de morale des affaires et de reconstruction morale méritent grande attention. Après tout, pour citer de nouveau Ren Jiy, qui est mieux qualifié sur de telles questions que les Chinois eux-mêmes ?
Cette analyse de la morale doit prendre aussi au sérieux ce que Fi Xiaotong perçoit comme une proche « collision » entre les traditions morales chinoise et occidentale. Au début de cette année, un auteur a cité l’idée de K. Jaspers que la philosophie morale de l’Occident s’est pendant longtemps résumée dans une « objectification » : « la construction de normes morales qui soient objectives et extérieures » 20. La morale chinoise, à l’inverse, s’est centrée sur les relations et les sentiments mutuels, sur l’harmonie. Alors que la tradition d’Occident se fie à l’objectivité d’un texte, depuis le décaloque de Moïse jusqu’au dernier contrat d’affaire, les Chinois se basent sur leur « sincériténotion centrale du néoconfucianisme, pour protéger les relations qui existent. Lu Ping accuse le gouvernement britannique de manquer de « sincérité
Dans les années 30, le philosophe Feng Youlan a attribué à la tradition morale « subjective » de la Chine le fait qu’elle n’était pas prête à se soumettre aux règles « objectives » de la modernisation. On peut penser que l’économie de marché et le commerce international exigent aussi des règles « objectivesmais, comme le suggère Fei Xiaotong, la Chine sera peut-être bientôt en position de contester l’hypothèse que des « règles objectives » universelles représentent la meilleure philosophie morale sous le Ciel.