Eglises d'Asie

UNE AGONIE QUI SE PROLONGE

Publié le 18/03/2010




Alors que le monde se concentre sur de nouvelles scènes de tragédies ethniques comme la Bosnie, il a tendance à oublier l’agonie qui perdure ailleurs. Dans le nord-est du Sri Lanka, les Tamouls continuent de souffrir, les bombes de tomber et les difficultés de s’accumuler. Les marchands de mort, le lobby des armes et le chauvinisme myope continuent de nier l’ensemble de l’humanité. En plus du blocus économique, le blocus de l’information et des médias a réussi à garder cette agonie prolongée loin de la conscience de la communauté mondiale.

Une visite récente dans les zones de conflit m’a donné une expérience de première main sur les lieux et le bref compte rendu qui suit n’est qu’une mise en ordre schématique des événements et de mes sentiments.

La nature a été généreuse à l’égard du Sri Lanka. Quand l’avion commence à atterrir, le nouveau venu se trouve devant une île d’une infinie beauté avec ses vastes forêts et ses plantations de cocotiers. (…) Il en devient inimaginable de penser que c’est cette même terre qui a connu la décennie la plus sanglante de la région. (…) La mort a frappé 2 115 soldats indiens, plus de douze mille Tamouls du Sri Lanka, 6 000 militants séparatistes tamouls, 60 000 jeunes Cingalais soupçonnés d’appartenir au JVP (mouvement terroriste cingalais), 3 000 soldats srilankais souvent originaires de familles pauvres. Par ailleurs 15 000 jeunes Tamouls se trouvent en détention, 600 000 personnes ont été déplacées, 250 000 se sont réfugiées en dehors du pays. La liste pourrait encore s’allonger…

Une fois traversée la ville de Colombo, on rencontre de très jeunes soldats, âgés peut-être de 15 ou 16 ans, qui pointent leurs armes sur vous pour demander les pièces d’identité. Partout sur la route, des militaires vérifient les bagages pour y chercher des produits interdits. Le gouvernement srilankais a interdit la circulation de 46 produits divers pour éviter que les Tigres tamouls ne puissent s’en emparer : biscuits, chocolat, clous, engrais, remèdes, bandages, bougies, allumettes, etc. Il n’y a pas d’électricité depuis quatre ans et avec l’interdiction des allumettes on est presque retourné à l’âge de pierre dans certains endroits. L’évêque de Jaffna qui essayait de prendre une bougie pour les cérémonies liturgiques a été molesté par des soldats. D’innombrables barrages doivent être franchis avant d’entrer dans une ville. Habituellement, les gens descendent des véhicules, se mettent en file indienne sans parler et attendent patiemment de l’autre côté de la route.

Il y a un barrage à peu près tous les deux kilomètres. Tous les bagages sont fouillés et assez souvent on procède à des fouilles sur les personnes.

La peur empoisonne l’atmosphère. Pour visiter le nord, nous devons remplir autant de papiers que si nous allions dans un pays étranger. Par des gens “influents” nous avons obtenu un permis : celui-ci mentionne expressément que “nous voyageons à nos risques et périls” et que nous devons nous soumettre aux “lois d’urgenceEn dépit du permis, c’est toujours le commandant local qui a le dernier mot. C’est ainsi qu’on nous a interdit d’entrer à Batticaloa parce que “la sécurité n’y est pas assurée

Le voyage de Colombo à Vavuniya dure six heures. A Vavuniya il y avait un nouveau barrage et il n’a pas été permis au véhicule immatriculé à Colombo qui nous avait transportés de poursuivre jusqu’à Manmar. Nous avons donc dû prendre un autre véhicule.

La route qui va de Vavuniya à Madhu est très dangereuse puisqu’elle traverse sur huit kilomètres une zone de “no man’s land”. L’armée nous a accompagnés jusqu’à la “frontière” qui est à six kilomètres de Vavuniya. Les soldats qui gardent la “frontière” nous ont soumis à une autre séance de fouille. La peur nous agrippe à la vue des mines anti-personnel. Le poste-frontière est bien fortifié et nous le traversons alors que des soldats prennent position pour faire face à toute éventualité. Nous sommes entourés de barbelés et huit barrières métalliques doivent être levées avant que nous passions.

Quand nous entrons dans le “no man’s land”, nous nous rendons compte d’un silence étrange. Il n’y a aucun signe de vie. Les maisons détruites, les fermes inoccupées rappellent que cette terre fut fertile. Alors que nous entrons dans la zone tenue par les Tigres tamouls, un garçon de quinze ans vient à notre rencontre : il prend nos noms sur un carnet et nous laisse passer. On nous a dit que l’armée a essayé de prendre ce poste de contrôle des Tigres il y a deux jours.

Il y a une absence totale de vie. Poovrasankulam, un petit village, apparaît désert, l’église a été bombardée. Un peu plus loin, on nous montre l’endroit où l’armée a campé et détruit des maisons. Un petit temple a été construit par les soldats “à la mémoire de notre camarade Manjit tué par les TigresUn slogan dans le temple dit : “Servir Dieu par le service des hommesPlus tard, nous voyons une petite maison et quelques signes de vie. La jungle sombre et monotone est remplacée par des maisons dispersées ici et là. Des vaches égarées, “sans attache ethniquese promènent librement dans les champs, maintenant que leurs maîtres sont “assiégés

L’arrêt suivant est Pandivirichaan – forteresse des Tigres. On peut voir un camp militaire et un bureau politique. Il y a eu ici des destructions massives. On nous montre des cratères créés par les bombardements aériens. Une véritable guerre se déroule ici en pays tamoul. Les civils sont une cible facile pour l’armée gouvernementale : les Tigres déploient en effet leurs camps au milieu de la population civile.

Alors qu’une journée des sports pour les enfants des écoles est célébrée pour la première fois depuis quatre ans, un bombardier apparaît dans le ciel. Les enfants courent se mettre à l’abri. Une expérience démoralisante pour le nouveau venu. La mort semble si proche. Alors que la sueur nous coule dans le dos, nous admirons la résistance de ces gens qui survivent à de telles peurs. L’avion, grâce à Dieu, disparaît après avoir accompli sa mission d’intimidation.

On nous dit que l’armée se prépare à bombarder le village : un ancien partisan des Tigres vient de faire défection et aide l’armée à localiser les camps de militants. Alors que nous continuons notre voyage, l’insigne des Tigres – un tigre rugissant – est partout sur le bord des routes. Des panneaux demandent à la population de ne pas parler aux étrangers : ils pourraient être des espions. Un autre panneau demande aux gens “de ne pas accepter de cadeaux ou de l’argent de la part de l’ennemi : nous préférons mourir de faimCeci est une référence voilée aux organisations non gouvernementales inamicales et à l’armée.

Dans un parking du bord de la route, nous voyons la photo d’une belle fille. C’est la fameuse “place du martyr”. La fille en uniforme était du district de Manmar et elle est la première femme “tigre” à avoir été tuée par l’armée gouvernementale. Son nom était Pedro Jeyaseeli. Son minois innocent est en contraste aigu avec l’arme mortelle qu’elle tient entre les mains…

Plus loin encore nous rencontrons les “boysces fameux “tigres”, bien habillés, jeunes, minces, souples et dangereux. Ils portent des LMG ou des AK47, ils roulent en moto. Les plaques d’immatriculation sont en tamoul. Nous voyons quelques autres “boys” en train de travailler dans des fermes. L’armée des Tigres a occupé toutes les terres inoccupées et les cultive. Les engrais chimiques ne sont pas autorisés. Les “fermiers” portent leurs fusils en bandoulière.

A Pandivirichan, nous rencontrons beaucoup d’enfants en uniforme scolaire. On attache plus de prix à l’éducation qu’à la vie. Toutes les écoles fonctionnent même quand elles n’ont plus de toit. En dépit de la guerre, les résultats de l’année dernière ont été bons, nous dit-on.

On nous amène à une église qui a souffert d’un bombardement aérien il y a quelques années. Le prêtre a perdu une jambe. Il y a des marques d’impacts de balles sur les murs. On nous dit que l’armée gouvernementale avait tiré n’importe où après avoir subi une défaite de la part des Tigres.

Nous arrivons à Madhu, lieu de pèlerinage pour les catholiques du Sri Lanka. 30 000 réfugiés des districts de Manmar et de Vavuniya y sont abrités. L’endroit est idyllique et symbolique à la fois. La statue de Notre-Dame de Madhu avait été mise à l’abri dans cette jungle quand les Hollandais persécutaient les catholiques. Elle se trouve aujourd’hui dans un site enchanteur, au bord d’un lac et d’une jungle épaisse qui sert de protection aux réfugiés. Il n’y pas eu d’incidents violents jusqu’ici dans cet endroit. Il est convenu qu’on ne porte pas d’armes dans ce lieu, même si l’influence et le contrôle des “Tigres” se ressentent partout. Ceux-ci gèrent la librairie et le “contrôle invisible” de la population. Il y a eu des cas où des réfugiés se sont échappés des camps gouvernementaux de Vavuniya. Il n’y a pas eu de cas d’évasion du camp de Madhu.

On trouve trois organisations non gouvernementales sur les lieux : le Haut-commissariat aux réfugiés qui se charge du transport et de la distribution de nourriture, la Fondation ‘sauver les enfants’, et Médecins sans frontières. L’Eglise contribue aussi de son côté à combler les besoins d’infrastructures du camp.

Il y a eu de la tension il y a quelques mois quand le Haut-commissariat aux réfugiés se plaignit de ne pas avoir suffisamment de liberté et de sécurité pour travailler. Le Haut-commissariat arrêta ses services causant ainsi beaucoup de difficultés pour les pauvres réfugiés. Ses responsables estiment que les “Tigres” veulent contrôler l’acheminement de la nourriture. D’autres estiment que le Haut-commissariat collabore trop activement dans le processus de “réhabilitation” imaginé par le gouvernement du Sri Lanka.

La vie est très difficile pour ces réfugiés. Ceux que l’on trouve dans les camps indiens sont plutôt amicaux et accueillants alors que ceux-ci sont trop silencieux, trop prudents quand il s’agit de parler à des gens de l’extérieur. Ils sont continuellement avertis contre les étrangers qui pourraient être des espions.

Les réfugiés sont des pions importants dans le jeu qui se joue. Le gouvernement veut qu’ils aillent dans les “zones libérées” et les militants veulent qu’ils restent là où ils sont. Les gens ont peur d’aller dans les “zones libérées” parce qu’ils estiment que ce pourrait être un piège et qu’ils seraient utilisés comme un bouclier civil par l’armée gouvernementale.

Il n’existe pas un minimum de sécurité ou de liberté pour les réfugiés. Ils peuvent être arrêtés de manière arbitraire. Un réfugié nous a raconté comment deux jeunes gens sont revenus de l’Inde et se sont installés dans un camp de Tricomalle avant d’être arrêtés par la police en dépit de l’assurance qui leur avait été donnée en Inde que cela ne se produirait pas.

Environ 7 000 jeunes étudient à Madhu et on ne peut qu’admirer la manière dont les Tamouls s’occupent de l’éducation… Il n’y a pas beaucoup de cahiers disponibles car le papier fait partie des produits interdits, et les enfants n’ont jamais vu une carte, qui fait aussi partie des produits interdits.

(…) Le jour suivant, nous décidons de retourner à Trico puisque les élections se rapprochent et nous pourrions être retenus en chemin. La route que nous avons prise par Vavuniya était particulièrement redoutable. A Vavuniya, nous avons rencontré quelques personnes qui revenaient d’Inde : ils estimaient que leur retour au Sri Lanka aurait pu attendre encore un peu. Les camps sont contrôlés par les groupes PLOTE qui ne permettent aucune interview des réfugiés. La plupart de ceux qui sont revenus de l’Inde sont parties pour les zones “libérées

Un homme qui revenait du camp du district de Periyar nous a dit : “C’est notre destin. Personne ne veut de nous. En Inde, les fonctionnaires étaient déterminés à nous renvoyer ici. Nous sommes revenus parce que nous n’étions pas les bienvenus en Inde. Pour le meilleur ou pour le pire, c’est ici qu’est notre terre. Nous devions revenir, il n’y avait pas d’alternative

Bien que la vie soit apparemment normale à Vavuniya, on peut percevoir un certain malaise dans la périphérie. On nous a dit que la circulation n’est pas encore très sûre, et on ne peut pas se déplacer après quatre heures de l’après midi. L’armée, la police et les milices occupent littéralement la ville et vérifient les identités de tous ceux qui passent. Il est impossible à un étranger d’aller dans la ville sans que la police soit au courant. C’est une ville en état de siège. Il faudra du temps pour qu’on revienne à une vie normale.

La route que nous avons prise pour aller à Trico a été la partie la plus intéressante de notre périple. Au-delà de Kahatagasdigiliya, la route est bordée d’innombrables camps militaires. Des kilomètres et des kilomètres de route à travers la jungle ne montrent aucun signe de vie exceptés les champs de manoeuvres de l’armée. Nous sommes arrivés à Trico et nous avons participé à la réunion de coordination des organisations non gouvernementales locales. Il y avait une discussion animée sur la question de savoir s’il fallait persuader la population de se diriger vers les camps des zones “libérées” et certains se demandaient pourquoi les gens ne montraient aucun enthousiasme pour y aller. Le camp de réfugiés de Mutur refusait d’y aller parce que les zones “libérées” étaient ocupées par les éléphants sauvages.

En dépit de nos efforts, nous n’avons pas réussi à entrer dans Batticaloa : l’officier responsable du poste-frontière nous en a refusé la permission à cause des élections.

Dire que la normalité est restaurée dans certaines parties du nord-est est aller trop vite en besogne: tout peut arriver à n’importe quel moment. C’est le refrain que l’on entend le plus souvent. Le contrôle strict de l’armée peut faire croire à un semblant de normalité.

Les groupes activistes ne sont pas au service du peuple. Ils règnent en créant une psychose de peur. Aucun groupe n’échappe aux reproches. Personne n’ose mettre en question les actions des “Tigres” mais les autres groupes ne sont pas meilleurs. On raconte que certains de ces groupes sont impliqués dans le kidnapping de jeunes Tamouls de Jaffna réfugiés à Colombo et les relâchent contre de l’argent. Un récent rapport International dit que les forces gouvernementales ont arrêté 15 000 jeunes Tamouls qui sont détenus sans jugement. Le rôle de ces groupes pour identifier et aider à arrêter ces jeunes est évident.

La paix semble une éventualité lointaine. On dit que les trafiquants occidentaux vendent d’énormes quantités d’armes au gouvernement et aux “Tigres” et ont donc tout intérêt à ce que la guerre dure encore longtemps. De pauvres jeunes des deux communautés continuent de mourir et

les dirigeants politiques manquent de la volonté nécessaire pour trouver une solution aux problèmes par voie de négociations. Les “Tigres” de leur côté deviennent de plus en plus paranoiaques dans la suspicion qu’ils portent au processus de démocratisation dans les territoires tamouls.

La presse du Sri Lanka est partiale, et empêche de son côté toute initiative de paix. Les initiatives récentes prises par les évêques et les organisations non gouvernementales n’ont obtenu que peu de couverture médiatique et la presse s’est gaussée des “bons papas qui jouent la comédie de la paix

Les organisations non gouvernementales agissent strictement dans les limites décidées par le gouvernement ou les organisations militantes. Par conséquent, ils ont quelques difficultés à s’occuper des questions de droits de l’homme. Malgré la formation d’une “Force d’intervention sur les droits de l’homme”, on doit constater que la vie n’a plus beaucoup de valeur et est devenue un bien relatif.

La situation aujourd’hui semble être dans une impasse. Les hommes intègres et de bonne volonté ont été réduits au silence des deux côtés par des méthodes violentes. La population n’a plus aucune confiance en elle-même. La survie semble être devenue la tâche majeure de chacun au point qu’on en oublie la souffrance des autres.

La terreur semble avoir été assimilée par la conscience collective du peuple. Ce qui était scandaleux est devenu normal. Les mêmes qui pleuraient la mort d’une personne il y a encore quelque temps sont devenus insensibles à la tragédie des morts innombrables, et ils passent leur chemin, stoïques. La nécessité de survivre est en train de détruire le caractère humain de la population et, en dernière analyse, c’est peut-être ce qui est le plus terrible dans le drame qui se joue aujourd’hui au Sri Lanka.