Eglises d'Asie

LES ETUDIANTS CHINOIS S’ADAPTENT AU MARCHE

Publié le 18/03/2010




Dès avant les évènements traumatisants d’avril-juin 1989, qui ont frappé de stupeur une grande partie du monde, les étudiants chinois tout comme les autres jeunes s’étaient détournés des efforts soutenus du régime pour la socialisation politique. Leur détachement, dû pour une part à leur déception après les démonstrations de décembre 1986, a été surtout l’effet d’un phénomène plus vaste de sécularisation, familier à ceux qui ont étudié le conflit entre modernité et culture : les valeurs collectives supplantées par les choix personnels ; les modèles connus comme Lei Feng, jusqu’alors adaptés à chaque nouvelle génération pour les cours de socialisation politique, mais incapables de rivaliser avec les dernières images de la pop musique de Hongkong et de Taiwan ; les idées de vertu devenues un mélange éclectique où des éléments disparates de la morale traditionnelle et de la morale communiste se combinaient avec des normes éthiques importées d’Occident 1. En un sens les attitudes et les comportements de la jeunesse des années 1990 ne font que continuer ses tendances antérieures.

Mais les décisions délibérées du Parti communiste chinois ont aussi joué un rôle important. Les évènements de Tiananmen puis, deux ans plus tard, ceux qui se sont soldés par l’échec des communistes en Union soviétique n’ont pas seulement avivé les craintes politiques du régime. Ils semblent avoir hâté la conviction de Deng Xiaoping qu’un développement économique rapide et l’élévation du niveau de vie pourraient seuls assurer la survie du pouvoir communiste. La stratégie choisie depuis lors par les autorités: traiter durement le non-conformisme politique et, dans une moindre mesure, intellectuel, mais permettre et même encourager l’esprit d’entreprise dans le domaine économique, cette stratégie a déjà eu un effet visible sur la jeunesse chinoise. En outre, en adoptant officiellement pour la Chine le concept d’économie (socialiste) de marché, après le quatorzième congrès du Parti en octobre 1992, les autorités ont donné au marché une légitimité idéologique et l’ont promu facteur déterminant dans le choix de chacun. Les cadres chargés de l’action politique, qui trouvaient déjà difficile de prêcher les valeurs du régime à base de collectivisme, ont désormais contre eux même l’idéologie officielle.

De fait, des enquêtes officielles récentes ont montré combien les valeurs consacrées du régime ont chuté, à quel point le mécontentement est profond et avec quelle force les étudiants ont embrassé “l’individualisme” à la place d’un collectivisme de plus en plus discrédité. Ce qui est particulièrement frappant, c’est que ces phénomènes ont atteint jusqu’aux niveaux secondaire et primaire de l’enseignement.

LES VALEURS DES ETUDIANTS DES UNIVERSITES

Commençons par ce qui peut-être le plus évident et le moins surprenant, avec une enquête menée auprès d’un dixième des étudiants de l’université de Pékin par un département de l’université (643 questionnaires valides sur mille distribués). On a demandé aux étudiants ce qu’ils souhaitaient être. Le plus grand nombre, 34,9 pour cent, voudraient être “un étudiant doué” ; 32,6 pour cent, un étudiant “trois fois bon” (dans les études, dans sa conduite et en sport). Pas un seul ne souhaite devenir un membre de premier plan du Parti ou de la ligue des jeunes communistes. Interrogés sur le genre de personne qu’ils souhaitaient pour représenter le peuple, 3,1 pour cent seulement ont choisi “quelqu’un de loyal à la ligne du Parti et à sa politiqueA la question du niveau moral où les étudiants d’université devraient se situer, seulement 6,6 pour cent ont coché “le niveau moral élevé du communisme” 2.

Scepticisme et malaise

On pouvait s’attendre à ces résultats à l’université de Pékin, épicentre bien connu de la résistance étudiante. Mais les études faites en d’autres universités révèlent le même scepticisme à l’égard du modèle politique de la Chine. Par exemple, un sondage auprès de 598 étudiants de sept collèges universitaires de Suzhou et Hangzhou réalisé en juin 1991 a cherché à évaluer la position des étudiants vis-à-vis du socialisme démocratique. Ils ont manifesté un vigoureux soutien du modèle suédois de protection sociale par l’Etat, 48,55 pour cent étant d’accord ou en partie d’accord que c’est la forme idéale du socialisme. A la même époque un autre sondage ayant porté sur 726 étudiants de trois universités du sud a été particulièrement critique du Parti communiste chinois, beaucoup blâmant le système chinois du parti unique à cause du niveau élevé de la corruption officielle 3.

Aussi dérangeantes pour les autorités sont les nombreuses études qui montrent le malaise actuel des élèves des collèges universitaires. Ce malaise a fait l’objet l’année dernière d’un long article occupant toute la première page du Quotidien de la jeunesse de Pékin et rédigé collectivement par la section jeunesse du journal. Les auteurs suggèrent que le mal est déjà largement répandu et empire 4. La nouvelle devise des étudiants est “C’est sans importanceQu’une affaire soit banale ou grave, qu’il s’agisse de sélectionner et d’honorer les meilleurs étudiants, de participer aux élections de la Ligue des jeunes communistes ou à celles des étudiants, la réponse est toujours : “c’est sans importance En fait, conclut le journal, il faut désormais prévoir une rubrique “peu importe” parmi les réponses possibles à nos questionnaires, si nous voulons affiner nos conclusions. Certains éducateurs qui admettent que l’esprit de Lei Feng n’est plus de mise : sacrifier avec joie ses désirs pour être comme “une vis sans la moindre tache de rouille” au service du Parti et de l’Etat, n’en déplorent pas moins le manque de sens des responsabilités des étudiants.

L’argent et la réussite personnelle

Tout cela est assez bien connu grâce aux enquêtes faites avant les évènements de Tienanmen, mais il est évident que la désaffection des étudiants a augmenté. On en trouve des indications manifestes dans les études des comportements étudiants dans la durée, sur une série d’années. Depuis 1989, le plus grand changement n’est peut-être pas dans les attitudes politiques, il touche plutôt aux valeurs plus fondamentales. Une enquête intéressante a été faite entre octobre 1991 et décembre 1992, sur une population de plus de 3 000 étudiants de sept collèges universitaires de Canton. Les données recueillies ont été ensuite comparées à celles d’une enquête semblable auprès des étudiants de Canton de 1987. Le tableau dressé ci-après montre certains des changements de la période 1987-1992 à partir des dires des étudiants au sujet des valeurs traditionnelles et modernes, des relations humaines, du bonheur et de l’emploi. Ainsi que l’ont noté les enquêteurs, chaque catégorie met l’accent sur les profits matériels aux dépens des valeurs reçues, qu’elles tiennent à la culture traditionnelle ou au communisme. En 1992 par exemple, plus de cinquante pour cent ont souscrit à l’affirmation que les relations se fondent sur les avantages mutuels. La proportion de ceux qui estiment que la valeur d’un homme se mesure à l’argent qu’il possède a presque doublé en cinq ans et atteint 25,7 pour cent. De plus en plus, l’argent devient le facteur déterminant dans le choix d’une activité.

Sans surprise, l’enquête révèle aussi qu’en l’espace de cinq ans les étudiants sont davantage prêts à se battre pour les ressources rares comme sont les bourses universitaires, la majorité des étudiants n’hésitant plus à faire de “la réalisation de sa valeur personnelle” le but ultime de la vie. Ils en donnent un indice quand on leur demande d’évaluer diverses conceptions : dans chaque catégorie, celles qui sont placées le plus haut sont invariablement centrées sur la valeur personnelle. Ainsi 49,6 pour cent admirent la philosophie morale de l’Occident, qui est centrée sur “les droits et les libertés individuelles49,4 pour cent choisissent comme programme “de lutte sans cesse pour progresser” ; et pour 44,2 pour cent, le plus honorable serait d’être admiré comme une personne de talent. Les chercheurs ont conclu que les valeurs de la jeunesse chinoise aujourd’hui ressemblent étonnamment à la philosophie humaniste occidentale de l’accomplissement de soi-même 5.

CHOIX INDIVIDUEL, ENSEIGNEMENT ET EMPLOI

Ces enquêtes qui mettent en lumière le nouvel individualisme ont un parallèle dans les pages des magazines à grande diffusion, où des jeunes aux prises avec leur liberté neuve disent les choix et les défis qu’ils rencontrent sur leur chemin. Souvent ils sont déchirés entre leurs désirs et le code moral hérité du passé qu’ils soupçonnent de n’être plus applicable. Tantôt c’est un conflit intime, dans leur propre esprit ; tantôt le problème est présenté comme un fossé qui sépare les jeunes de leurs parents.

Le magazine Femmes chinoises a publié cette année un débat de ce genre au sujet de la propension récente des jeunes femmes à utiliser leur jeunesse et leur séduction pour s’assurer des emplois du genre secrétaires, mannequins, guides touristiques, spécialistes des relations publiques et du protocole et ainsi de suite, emplois communément réservés à une “Miss” (“Miss relations publiques”, etc.). D’où un débat centré sur les valeurs, en particulier sur la question de savoir si le fait d’utiliser ses avantages sexuels, même par choix délibéré, marque vraiment pour les femmes un progrès 6.

L’attirance de l’argent

La première lettre versée dans le débat vient d’une demoiselle Li, dix-huit ans, dont les parents enseignent dans une université et ne veulent pas la laisser écouter la radio ou regarder la télévision. Leur souci majeur est qu’elle entre à l’université. Mais Li n’a aucune envie de poursuivre ses études, elle trouve que les sciences sont sèches et ennuyeuses, que les lettres et les sciences sociales mènent au pédantisme et à la pauvreté. Les études à la mode comme le commerce international sont pratiquement inaccessibles tant la compétition est rude. Li préfère une carrière de chanteuse. Un musicien l’a encouragée, il lui a dit qu’il ne lui manque qu’une formation adéquate et de savoir se maquiller. Avec son physique et sa personnalité, elle se voit débuter comme hôtesse d’accueil ou esthéticienne dans une grande société ou un palace comme son amie Lanzi, qui est dans le vent, achète du rouge à lèvres à 80 yuan et des sacs italiens à 400 yuan. Quand elle aura gagné assez d’argent, elle suivra son rêve et apprendra le chant.

L’augmentation de l’intérêt pour les avantages pratiques et matériels

chez les élèves de collèges universitaires de Canton (pourcentages).

Population : plus de 3 000.

niveau en 1992

1987 1992 premières dernières

années années années

moyennes

Conception des relations humaines : admettent que “les relations

entre les gens sont basées sur le bénéfice mutuel” 41,6 53,3 44,2 57,9 59,0

Conception du bonheur : “le bonheur, c’est d’avoir argent et pouvoir” 11,7 13,0 2,5 9,1 15,0

Choix d’un emploi: “si le salaire est bon,je prendrai l’emploi,

même si le travail et son cadre ne correspondent pas à ma formation” 24,3 38,4 23,8 44,8 54,5

Relation entre profits et droiture morale : il n’est pas vrai que

“les gens bien parlent de ce qui est droit et juste,

les gens de rien parlent de profits” 18,6 24,4 28,2 21,3 30,3

Conception de la vie : “la valeur de quelqu’un peut se juger

d’après l’argent qu’il a” : 13,3 25,7 21,3 27,4 24,8

source : Liu Shanshi, “Idéalisme pratique : une brève exploration des couches profondes de schémas moraux chez des élèves de collèges universitaires de Canton, Exploration de la jeunesse n°3, mai 1993, p.32.

Par contraste, l’élève préférée de sa mère, Mlle Mei, diplômée de phisosophie fait maintenant un travail de propagande pour l’un des partis démocrates. Elle va sur ses trente ans mais n’a pas de compagnon. Son seul rêve, qui ne se réalise pas, serait de réussir au concours des langues étrangères et de quitter la Chine. Lanzi, elle, a une floppée de copains, hommes d’affaires, étudiants, des gens qui voyagent à l’étanger. Elle n’a jamais à prendre un autobus ou à payer de sa poche quand elle sort. Mei admet en soupirant que si c’était à refaire elle n’étudierait pas la philosophie ; le travail dans un institut de beauté serait tout compte fait un meilleur choix… Le cas de Li montre la profondeur du fossé entre l’ancienne Chine et la nouvelle Chine : sa mère, professeur d’économie politique spécialisée dans Le Capital de Marx, ouvrage que Li trouve désuet pour la stratégie économique de la Chine d’aujourd’hui.

Les avantages d’abandonner les études

La deuxième contribution au débat de Femmes chinoises vient de Wen Hao, une étudiante de collège universitaire, acharnée au travail dur et première en chinois. Elle n’a jamais eu le moindre doute sur ses études jusqu’à ce qu’une de ses camarades très brillante laisse un beau jour tout tomber et commence bientôt à faire 800 yuan dans le service vente et relations publiques d’une société. Chaque fois que Wen rencontre son ancienne camarade, elle la trouve en pleine action et se sent elle-même excitée par sa coiffure à la dernière mode, ses vêtements chers et l’indispensable bip-bip des gens dans les affaires. Wen commence à remarquer que des femmes jeunes, séduisantes, qui s’intéressent avant tout à l’argent, aux distractions, à la mode et aux petits amis plutôt qu’à une profession semblent de beaucoup plus heureuses. Une nouvelle surprise l’attend quand elle cherche un emploi. Elle s’aperçoit que les connaissances importent moins que l’extérieur. Les entretiens d’embauche et les imprimés de candidatures sont courts, superficiels. Les emplois les mieux payés demandent peu de compétence. Pour les places qui exigent des connaissances spéciales, comme dans la haute informatique, les diplômés en sciences humaines des universités ne peuvent pas rivaliser avec ceux qui sortent des écoles professionnelles.

Wen retrouve un jour son amie et trouve que l’écart s’est encore agrandi entre leurs modes de vie et leurs façons de penser. Sans le savoir son amie ajoute l’insulte à la blessure, car elle a dépassé Wen sur son propre terrain. Grâce à ses revenus, elle a pu se doter d’une vaste collection de livres nouveaux dans tous les domaines, alors que Wen doit se contenter de la bibliothèque minable de l’université où manquent toujours les ouvrages récents. La pensée qu’elle, qui a toujours aimé les livres et passé pour une femme cultivée, doive compter pour ses lectures sur une fille qui a lâché ses études pour les affaires, cette pensée décidemment déprime Wen. Elle ne veut plus seulement les livres de son amie, mais ses cassettes-vidéos, ses vêtements, les bons repas, les danses, le bip-bip et tout le reste. A-t-elle gâché sa vie ?

Comment être un étudiant ?

Il est frappant de passer des “magazines féminins” vers les journaux des jeunes, “d’un genre neutre”. Les discussions partent des mêmes prémisses de base. Dans l’économie de marché, le nouveau critère pour juger de la réussite ou de la position sociale de quelqu’un est l’argent. Est-ce acceptable ? Comment chacun doit-il s’adapter à cette réalité nouvelle ? Mais à la différence des options étroites et spécifiques offertes aux femmes, l’enjeu du débat dans ces journaux est beaucoup plus large. Par exemple la question a été abordée dans une longue série d’articles du journal Etudiants d’université, en 1993 7. La question n’est pas de savoir s’il faut continuer ou abandonner le collège universitaire, mais comment y passer ses quatre années. Quatre points de vue de base sont présentés, la ligne de démarcation entre eux n’étant pas toujours clairement tracée.

Montrant avec force la puissance du mécanisme du marché, les positions les plus largement exposées représentent deux types d’adaptation au monde du commerce, en séparant ceux qui choisissent d’“escalader la montagne” et ceux qui préfèrent “se jeter à la merLes tenants des deux solutions ont été longuement présentés dans un débat public à la télévision nationale chinoise.

Escalader la montagne

Les étudiants qui plaident pour l’alpinisme soulignent que la connaissance est décisive pour ses applications dans la production. Ils se font les avocats de liens plus étroits entre l’université et les usines, avec des entreprises industrielles qui effectivement achètent le savoir des universités. Les champions de ce point de vue sont les étudiants lauréats du concours national de l’invention technique et scientique, ouvert aux élèves des collèges universitaires. Ils avancent comme argument que l’enseignement spécialisé devrait être réformé pour s’adapter aux besoins de l’économie de marché. Par exemple, Gu Hongchen, étudiant de l’institut d’ingénieurs chimistes de la Chine de l’Est, dont l’invention a été achetée par une usine deux millions de yuan, a décrit comment sa pensée a évolué sur la façon d’être un bon étudiant.

Au collège, note-t-il, il pensait être un bon étudiant quand il avait de bonnes notes. Préparant une maîtrise, les bonnes notes ne suffisent plus ; il est aussi essentiel d’être habile à faire que les choses se fassent. Il irait maintenant plus loin. L’étudiant ne doit pas seulement apprendre comment acquérir les connaissances, il importe qu’il apprenne comment mettre sur le marché le résultat de ce qu’on a appris 9. Naturellement, quelque soit leur talent dans le marketing, très peu d’élèves des collèges universitaires sont capables de tourner leurs connaissances en forces productives.

Se jeter à la mer

Pour la plupart des étudiants, qui n’ont pas de telles aptitudes, la question n’est pas de savoir s’il faut escalader un sommet inaccessible, mais s’il faut se jeter à la mer, le terme populaire pour l’entrée dans les affaires. L’éventail des affaires dans lesquelles les étudiants de collège se lancent est large. Certains vendent des cartes ou des chaussettes sur le campus. D’autres achètent et revendent des titres. D’autres encore font du trafic de matériaux comme le fer. La fièvre des affaires sévit partculièrement dans le sud où l’université Shenzhen compte parmi les campus les plus actifs.

Ceux qui sont pour cette solution donnent pour argument qu’en gagnant un surplus d’argent ils allègent la charge de leurs parents, spécialement grâce à la nouvelle possibilité d’honoraires de répétiteurs. En outre, ils estiment que cette expérience les aidera à comprendre le monde du travail et à s’y adapter au monde du travail une fois qu’ils seront diplômés. Ils critiquent les étudiants plus traditionnalistes qui ne savent qu’étudier et passer des examens, sans avoir aucune autre compétence sociale ou intellectuelle. Tombent aussi sous leurs critiques les étudiants cyniques qui passent leur temps aux cartes et aux jeux-vidéo, ou dans des aventures galantes ou simplement à ne rien faire.

De leur côté les étudiants studieux sont sceptiques et se demandent si leurs camarades lancés dans les affaires peuvent vraimen donner beaucoup de temps à leurs études. Ils les accusent de gaspiller l’argent que le gouvernement a investi en eux, rient des sons discordants qui sortent de leurs bip-bip au milieu de la classe et s’apitoient de les voir passer la nuit à recopier les notes que les affaires de la journée les ont empêchés de prendre.

L’étude ou le sacrifice

D’autres étudiants, tout en admettant un bon nombre des raisons de leurs camarades affairistes, objectent que leur solution consomme beaucoup trop d’énergie et éloigne trop de l’étude. Ils préfèreraient qu’on développe les emplois d’étudiant sur le campus. Par exemple des services, comme les leçons de répétiteur, sont liés au travail scolaire et apportent un appoint d’argent. A quoi les uns objectent que ces activités de service dans le cadre du campus ne donnent aucune chance de découvrir ce qui se passe en dehors, les autres, à l’inverse, qu’elles font déjà dévier les études vers les affaires et ne conviennent pas à un étudiant à plein temps.

Cette dernière et quatrième façon de voir est dite “mettre de nouveau l’accent sur l’étude”11. Ceux qui la soutiennent ne voient pas le besoin pour les étudiants de s’adapter à la nouvelle économie de marché. Ils insistent plutôt sur la nécessité d’acquérir les connaissances de base. Ils craignent que si la tendance de s’engager dans les affaires continue, si les connaissances de base sont délaissées, le pays tout entier en souffrira. Ils exhortent les étudiants à sacrifier leurs intérêts individuels à court terme pour le salut du pays.

Les leçons du débat

Le débat a produit sa part de suggestions novatrices. Certains ont proposé que les seuls à franchir dans l’enseignement soient plus élevés pour permettre à un nombre relativement faible d’excellents savants d’être soutenus dans leurs recherches et leur enseignement, tandis qu’on laisserait les moins doués s’adapter à l’économie de marché. La discussion a également montré le trouble des professeurs de science politique chargés de guider de tels échanges de vue sur une voie politique correcte. Un de ces professeurs a admis ne pas savoir comment apprécier, en bien ou en mal, la propension vers les affaires chez les étudiants. Il lui est difficile de s’y opposer directement, tant sont nombreux les enseignants qui ont eux-mêmes déjà sauté dans le flot des affaires. Il craint même que s’il exprime quelque opposition, on vienne l’accuser de faire obstacle à la réforme et à l’économie de marché. Mais d’un autre coté, s’il soutient les étudiants qui cherchent à gagner de l’argent, il contredit la ligne politique de l’Etat fixée de longue date et la position qu’il a lui-même toujours soutenue, à savoir que la chose la plus importante pour des étudiants est d’étudier. Finalement, ce professeur a décidé de ne pas prendre position 12.

En définitive, la discussion a montré combien les modèles étrangers sont devenus importants pour juger des nouveaux phénomènes. Supporters et adversaires de la tendance aux affaires citent des exemples d’Occident à l’appui de leur thèse. Les uns affirment que la plupart des étudiants occidentaux font un travail tout en suivant des cours. Ils rappellent le mot du fameux hommes d’affaires André Carnégie : la réussite de quelqu’un n’est due que dans la proportion de quinze pour cent à ses connaissances particulières, le reste tient à ses qualités sociales. Ils citent encore le succès de livres comme Une Chinoise à Manhattan, qui a rivalisé même avec les romans de Wang Shuo, comme un signe certain que les étudiants ont adhéré à l’économie de marché. Les autres font valoir en sens contraire que personne n’a encore vu des étudiants de Harvard ou d’Oxford vendre des chaussettes sur leur campus.

DANS LES ECOLES PRIMAIRES ET SECONDAIRES

Si les étudiants d’université sont anxieux de savoir comment maximiser leur réussite dans une économie de marché, les évidences s’accumulent que la génération suivante, les élèves du secondaire, est trop occupée à chercher des gratifications immédiates pour être pleinement concernée. Il est bien sûr vraisemblable que les choses changeront quand ils auront pris de l’âge. Mais des enquêtes récentes menées surtout dans les régions urbaines ont attéré ceux qui sont chargés de l’éducation morale en Chine.

Les élèves du secondaire

Une des enquêtes les plus vastes postérieures à Tienanmen a été conduite dans treize villes en mai 1990, sur un échantillon de 11 647 élèves, 1 000 enseignants, 1 100 parents et 200 principaux d’établissement 13. Entre autres découvertes, les auteurs de l’enquête ont se sont aperçus que les écoles donnaient peu de consignes pour les activités hors de la classe, laissant les élèves les arranger eux-mêmes.

Leur plus grande activité culturelle consistait à regarder la télévision, qui occupait plus de la moitié de leur temps libre. Ils étaient surtout intéressés par les films et les programmes étrangers, y compris ceux de Taiwan et de Hongkong. Les programmes les moins prisés concernaient les réformes en Chine (5,4 pour cent disant les avoir aimés) et 6,6 pour cent seulement avaient aimé des productions filmées chinoises. Les quatre livres les plus lus étaient, dans l’ordre : un roman d’arts martiaux écrit par un auteur de Hongkong dans les années 1950 ; un bestseller américain par Sidney Sheldon ; le Chinois laid de Bo Yang ; un roman d’amour populaire publié à Taiwan dans les années 60.

En musique, il est bien connu que les chandons populaires de Hongkong et de Taiwan dominent. Une étude sur les élèves des premières classes secondaires à Pékin a révélé que 84,5 pour cent d’entre eux aimaient les chanteurs de Hongkong et de Taiwan et que, sur 30 de leurs chansons favorites, 20 étaient de Hongkong et de Taiwan. Tous les jeunes Chinois semblent capables de citer les noms des “quatre divins rois”, idoles de la pop musique, qui ont pris la place de Mao Zedong 14. Les jeux vidéo sont aussi très populaires. Leurs stands se dressent à dessein près des établissements secondaires pour attirer les clients.

Echec des activités traditionnelles

Le rapport du Quotidien de la jeunesse de Pékin cité plus haut confirme cette description. Une enquête par sondage faite sur un échantillon de 542 élèves d’écoles secondaires de la capitale a trouvé que 34 pour cent reconnaissent que la discussion, quand ils sont avec leurs amis, tourne surtout autour de manger, boire et s’amuser. Si on les questionne sur les grands problèmes du pays , 47 pour cent disent que cela ne les intéresse pas. Quand un professeur a tenté d’organiser une excursion au crématorium de Babaoshan pour y vénérer les martyrs de la Révolution, aucun élève n’a voulu y aller : c’était trop loin, et assommant.

Etre admis à la ligue des jeunesses communistes a perdu son attrait. L’intérêt qu’elle suscite ne cesse de baisser. Dans cette enquête, seulement 65 pour cent des plus grands élèves du secondaire et 58 pour cent des juniors ont marqué à son égard un intérêt. Dans certaines classes, quand de nouveaux membres de la Ligue arrivent, leurs camarades font cercle et les ridiculisent ouvertement. Un vice-principal qui gère un numéro d’appel téléphonique réservé à l’aide aux élèves du primaire et du secondaire, dit qu’on lui demande souvent s’il est permis de quitter les Jeunesses communistes et d’aller à l’église; le Nouveau Testament est devenu spécialement populaire parmi les élèves de ce niveau15.

Le responsable de l’assistance par téléphone était particulièrement consterné du goût évident des élèves du secondaire pour les biens de consommation et de leur manque d’estime pour le travail acharné. Par exemple, quand on leur demande s’ils font du travail à la maison, 90 pour cent disent non et ne le voudraient pas, 85 pour cent répondent qu’il n’est pas nécessaire d’apprendre l’art du rude labeur et de la vie simple. Une correspondante, première en anglais dans une école professionnele, s’est montrée particulièrement brutale. Elle a demandé si la pilule contraceptive comportait un risque pour la santé. Il a supposé qu’elle étudiait pour un examen, mais elle l’a détrompé : “C’est très simple. Je veux coucher avec beaucoup d’étrangers pour gagner de l’argent; je pourrai alors me payer tout ce que je voudrai en vêtements et produits de beauté

Signes avant-coureurs de l’avenir : les tendances dans le primaire

Alors que les problèmes à l’université et dans l’enseignement secondaire ont été largement discutés dans la presse, l’information plus limitée concernant la socialisation au niveau de l’école primaire révèle les même tendances troublantes. Une étude faite par le comité provincial de la ligue des jeunesses communistes du Hunan auprès de 600 élèves de 14 écoles primaires et secondaires-premier cycle dans la ville de Zhuzhou, a cherché à savoir comment les élèves évaluent les relations sociales courantes. 40,6 pour cent ont dit qu’elles sont à base d’amitié et de profit mutuel, 42,8 pour cent qu’elles tiennent au fait que “chacun se sert de l’autre pour ses propres butset 22,8 pour cent qu’elles sont basées sur “l’argent” (total = 106,2 pour cent, ce qui suggère que des élèves ont retenu deux options). En outre, quand on leur demande d’évaluer l’influence sur eux-mêmes du milieu social, seulement 1,3 pour cent le trouvent très bon; 68,4 pour cent disent qu’il n’est pas très bon.

Peut-être la situation est-elle saisie avec plus de force à travers une enquête menée à l’échelle nationale sur des élèves d’université (6 617), du secondaire (2 923) et du primaire (2 719), sous les auspices du Centre de recherche en éducation morale rattaché à l’Institut national de recherche pédagoghique 17. Pour une question de place nous ne pouvons mentionner ici que brièvement cette étude de valeur, qui décompose les données par provinces, lieux géographiques, niveaux de développement économique, affiliations politiques et autres… Il est frappant de voir qu’à tous les niveaux de l’enseignement, la corruption est regardée comme le premier ou le deuxième problème le plus ennuyeux pour les étudiants. Ce sont les élèves du secondaire qui la place au premier rang, juste avant les mauvais résultats aux examens. Seulement 68 pour cent des écoliers du primaire trouvent un intérêt à la cérémonie de la montée du drapeau, 26,1 pour cent pensent que ce n’est pas une grande affaire et 4,3 pour cent ne sont pas du tout intéressés : chiffres désolants après tant d’efforts du régime pour élever le prestige du gouvernement grâce aux symboles nationaux et patriotiques. Les élèves de Tianjin ont été les plus enthousiastes (84,9 pour cent), tandis que bien des provinces affichent un taux d’enthousiasme inférieur à 60 pour cent. Il est notable qu’à peine plus d’une moitié des élèves ont entendu parler des discours de Deng Xiaoping dans la Chine du sud, encore que la proportion varie largement de 75,5 pour cent à Tianjin à 24,2 pour cent dans le Hubei. Pour finir sur une note plus encourageante, quand on a demandé aux jeunes de désigner le type de personne qu’ils admirent le plus (ils pouvaient soit en choisir trois parmi onze propositions soit marquer leurs propres préférences), sur cent jeunes 62,2 ont choisi des leaders révolutionnaires, 48,8 leur maître d’école ou le professeur de leur classe, 46 des héros modèles, 45,4 des savants, 36,1 leurs parents, 24,2 des acteurs et chanteurs célèbres, 10,3 des camarades de classe, 6,5 des professeurs, 4,8 leurs instructeurs des jeunes pionniers, 4,6 des chefs d’entreprise et 3,7 des amis hors de l’école.

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S’il y a une leçon qui ressort de ces données, c’est peut-être que cinq ans après Tienanmen le régime a réussi à désamorcer le défi politique des étudiants et à détourner leurs énergies de la politique vers l’économie. Ce succès n’a toutefois pas été sans coûts. Premièrement, la désaffection des étudiants à l’égard du régime a augmenté et semble avoir gagné les élèves du secondaire et du primaire. Deuxièmement les relations sociales sont devenues beaucoup plus mercantiles ; non seulement l’idéal communiste n’a plus guère cours, mais tout idéal désintéressé est victime de la nouvelle politique. Quant à savoir si cette période de transition conduira pour finir à une “société civile”, comme le croient certains intellectuels, c’est vraiment encore une question ouverte.