Bien que ces chiffres soient extraordinaires – mais personne ne nie l’augmentation du nombre de croyants – la plupart des cercles religieux et des intellectuels chinois n’y voient pas réellement une « anomalie ». Le professeur Wang Weipan, du département religieux de l’université de Nankin, pense qu’en dépit de la croissance du protestantisme qui dépasse toutes les autres religions, cette augmentation est normale. Cette fièvre n’a pas encore atteint son intensité maximale et il n’y a donc aucune raison de paniquer (2).
Le professeur Wang insinue que « quelques personnes mettent trop l’accent sur la croissance du protestantismeQuand il en vient à la question du contrôle, le professeur Wang remarque que des cadres estiment qu’il faut « traiter ce problème d’une manière plus complèteCette même expression a déjà été appliquée aux problèmes d’environnement. Il maintient que de considérer la religion comme « un problème d’environnement socialn’est pas seulement anormal, mais viole l’esprit de la politique de liberté religieuse (3). Le professeur Wang considère que l’expansion rapide du protestantisme peut s’expliquer par une sobre analyse de ses éléments sociaux et historiques. Ceci prouvera selon lui que « sa croissance est tout à fait normale
Des commentaires ci-dessus, il est facile de constater que la « fièvre chrétienne » retient beaucoup l’attention en Chine. Ceux qui parlent de « croissance normale » sont précisément ceux qui défendent la politique de liberté religieuse et qui craignent que cette « fièvre » n’amène un changement dans la politique gouvernementale. Afin d’éloigner cette possibilité, ils offrent diverses explications.
Les symptomes de la « fièvre chrétienne »
L’agence d’information Amity, dans son bulletin du 1er février 1993, estime le nombre actuel des protestants en Chine entre six et neuf millions. Des sources de Hongkong et d’ailleurs placent le chiffre quelque part entre 20 et 50 millions.
L’image traditionnelle de l’Eglise en Chine décrit « des femmes plus nombreuses que les hommes et les vieux en plus grand nombre que les jeunesPourtant les jeunes croyants sont en nombre croissant et l’augmentation de leur nombre est même extraordinaire. Dans les régions rurales, plus de la moitié des croyants sont analphabètes alors que dans les zones urbaines, le niveau culturel des croyants est élevé et inclut des enseignants, des docteurs etc. (4)
Il n’y a rien d’inhabituel en cela. Il y a beaucoup d’autres exemples en Chine qui ne correspondent pas aux stéréotypes. En ce qui concerne l’âge des croyants, quelques Eglises dans le Henan et le Shanxi rapportent que 80% de leurs fidèles ont moins de dix-huit ans (5). Il y a aussi des signes indiquant que le niveau culturel des jeunes croyants protestants dans les zones urbaines est toujours en train de s’élever. Dans les milieux de l’enseignement, beaucoup de jeunes intellectuels font de sérieux efforts pour introduire les valeurs culturelles chrétiennes. Ils ne rejoignent aucune Eglise en particulier mais ils se disent « en sympathie avec le christianisme » (6).
Récemment, il y a eu aussi une augmentation sensible du nombre des publications chrétiennes. La plupart sont des traductions d’oeuvres occidentales, en particulier deux gros volumes intitulés « Morceaux choisis de la philosophie occidentale de la religion » qui font 1 800 pages et dans lesquels on trouve surtout des essais de théologiens protestants modernes tels que Kierkegaard, Barth, Tillich etc. L’étonnant est que, deux mois à peine après publication, plus de 3 000 volumes avaient été vendus. C’est une preuve évidente de la « fièvre » provoquée par la pensée chrétienne chez les intellectuels chinois (7).
Explications de la « fièvre » chrétienne
La « fièvre religieuse » ou « fièvre chrétienne » n’est pas une conséquence de Tiananmen. Elle a commencé au milieu des années 80. Les intellectuels protestants chinois donnent quatre explications de ce phénomène.
1- Des éléments historiques et traditionnels
Les lieux où le protestantisme a eu une longue histoire d’évangélisation sont précisément les lieux mêmes où aujourd’hui il se développe le plus rapidement et où se trouvent les plus grands nombres de croyants. Wenzhou, dans la province du Zhejiang, et Fuqing, dans la province du Fujian, qui possèdent les plus grandes concentrations de protestants en Chine, sont aussi des exemples typiques d’une longue histoire d’évangélisation protestante. De plus, les croyances familiales transmises aux enfants sont la raison principale pour les jeunes de rejoindre une Eglise. Les parents ont instruit leurs enfants dans la foi. Des statistiques en provenance d’une église de Shanghai remarquent qu’une vingtaine de jeunes gens sont entrés dans la chorale de la paroisse et que « presque tous sont des enfants de croyants » (8).
2- Les facteurs sociaux et économiques
La croyance aux êtres surnaturels est encore commune, spécialement parmi les paysans peu éduqués de régions rurales économiquement pauvres. La croyance en des esprits surnaturels ne fait que changer d’objet. Les paysans qui deviennent chrétiens sont déjà habitués à demander la bénédiction des esprits. Ils espèrent maintenant que Dieu rendra leurs moissons abondantes. Un deuxième facteur qui contribue à l’augmentation du nombre des chrétiens en milieu rural est la position des femmes dans une société chinoise orientée sur les hommes. Les femmes n’ont aucun droit économique et ne peuvent pas agir par elles-mêmes dans les affaires familiales. Elles sont très insatisfaites de leur lot quotidien et rejoignent donc une Eglise pour y trouver quelque consolation. Ceci explique la disproportion entre hommes et femmes dans quelques villages où les femmes constituent plus de 80% des croyants. Dans le village de Gaozuo, district de Suining, province du Jiangsu, des 1 248 membres de l’Eglise, 1 185 sont des femmes, ce qui fait un pourcentage de 92,8% (9).
3- Les facteurs psychologiques
Plusieurs rapports indiquent que beaucoup sont entrés dans l’Eglise en recherche de guérison. Par exemple, en 1985, une enquête a été faite à Puzhoutang, district de Longwan, dans la province du Wenzhou. 57% des croyants sont entrés dans l’Eglise parce qu’ils étaient malades. La même année, une enquête conduite à Bengbu, province d’Anhui, a révélé que 126 personnes sur 160 sont devenues croyantes pour la même raison. La même chose s’est vérifiée à Guzhen pour 1 620 des 2 500 personnes qui ont rejoint l’Eglise. Une autre enquête dans un village de Subei montre que de 60 à 70% des croyants sont venus à la foi pour cette raison (10). Quelques-uns sont venus chercher un peu de consolation après une déception d’amour, ou après des problèmes maritaux ou familiaux, ou encore après des échecs scolaires ou professionnels.
4- Les autres éléments
La complète suppression de la religion pendant la Révolution culturelle pourrait avoir causé une réaction inverse une fois que l’Eglise a pu fonctionner à nouveau. Plus les chrétiens étaient opprimés et plus ils formaient une communauté unie et autonome. Ce n’était pas du tout l’intention originelle des chefs de la Révolution culturelle. De plus, les conditions d’entrée dans l’Eglise protestante sont plus faciles que celles des autres religions. Ceci aussi attire les gens vers l’Eglise. Enfin, un autre facteur qui attire beaucoup de jeunes est la relation qu’entretient le protestantisme avec la culture occidentale.
Les observateurs de la « fièvre » chrétienne
Il y a trois types de personnes qui font spécialement attention à ce phénomène de « fièvre » chrétienne. Il y a d’abord les cadres du Bureau des affaires religieuses du Parti; il y a ensuite les protestants eux-mêmes et enfin les intellectuels. Les réactions de ces trois groupes à la « fièvre » chrétienne sont très différentes en fonction de leurs perspectives et de leurs objectifs respectifs.
Les cadres ont peur de la « fièvre » chrétienne
Certains cadres des affaires religieuses appartiennent à la foule de ceux qui ont peur. Leur travail est de s’assurer que tout est « normal », et par conséquent, ils s’opposent fortement à toute activité religieuse « anormale ». Toute activité religieuse qui n’est pas enregistrée officiellement avec le gouvernement est considérée illégale et anormale. Récemment, les autorités locales, les unes après les autres, ont publié des réglements pour les activités religieuses et les lieux de culte. Beaucoup de cadres utilisent les moyens administratifs pour supprimer les lieux de culte et limiter les activités religieuses (11). En quelques lieux, le Bureau des affaires religieuses va jusqu’à vendre des cartes d’identité religieuse (12). Cette méthode peut être une source de revenus mais renforce aussi le contrôle sur les croyants et donne la possibilité aux cadres de les menacer et de les réprimer. Le 5 février 1991, le gouvernement central, par son Conseil d’Etat, a publié le document n° 6. Ce document met l’accent sur « les mesures à prendre pour contrer les activités religieuses hostiles infiltrées de l’étrangerDe plus, en ce qui concerne la politique interne, les mesures administratives doivent être renforcées et « l’enseignement du patriotisme et du socialisme doit être intensifié pour la masse des croyants et des personnes religieusesEn application de ce document, les cadres ont renforcé leur contrôle sur la religion depuis deux ans. Ceci fait penser aux protestants que le gouvernement essaie d’affaiblir le Mouvement des trois autonomies et le Conseil chrétien de Chine.
Les protestants favorisent la « fièvre » chrétienne
Evidemment, la « fièvre » chrétienne intéresse profondément les chrétiens qui insistent pour que la religion soit jugée sur ses aspects positifs et sur sa contribution à la société. Ils s’opposent à des affirmations générales telles que « la religion est l’opium du peupleIls considérent qu’il est immoral « d’utiliser une seule phrase pour porter des jugements de valeur et de comparaison qui généralisent les situations et de passer ensuite ces jugements à d’autres comme étant ‘une sagesse prophétique’ et une ‘vérité éternelle’ qui nous viendraient de l’antiquité » (13).
Ce défi ouvert à la théorie marxiste de la religion n’a pas de précédent. Plus audacieuse encore est l’affirmation que la formule « la religion opium du peuple » est « non scientifiqueporte tortet est « un facteur de divisionLes protestants disent qu’en cette période du socialisme, l’exploitation de classe n’existe plus et que ceux qui maintiennent que la religion est un opium pour les classes travailleuses ont une influence négative et sont de moins en moins nombreux. La religion doit être vue, disent-ils, comme partie prenante de l’héritage culturel et historique du peuple. Ceci, ajoutent-ils avec force, est le seul moyen de favoriser l’unité nationale dans le peuple et d’établir des relations internationales amicales.
La Chine permet aux intellectuels d’étudier la religion
Dès le milieu des années 80, la Chine a pris conscience du besoin de procéder à une analyse en profondeur de la religion. Ceci a contribué à créer une atmosphère d’ouverture pour les intellectuels qui voulaient étudier la religion et pour les milieux religieux qui demandaient que la politique de liberté religieuse soit pleinement appliquée. Cette liberté incluait les études religieuses, les débats et les évaluations. Les intellectuels religieux ne furent plus exclus du nombre de ceux qui faisaient des recherches sur la religion (ce qui implique qu’ils en étaient exclus dans le passé). De plus, tout le monde est d’accord pour dire que la politique de liberté religieuse ne doit pas être utilisée pour détruire la religion (14).
A cause de la notable augmentation du nombre des chrétiens protestants, les autorités responsables des affaires religieuses ont dirigé leur attention sur eux. Ceux qui s’opposaient à cette surveillance le firent savoir. Depuis les émeutes populaires de 1989, cette évolution à l’intérieur du protestantisme est étroitement surveillée. Le gouvernement a commencé à utiliser des slogans comme « infiltration par des forces religieuses étrangères hostiles » ou « évolution pacifique » pour s’attaquer aux Eglises domestiques et limiter leurs activités. Immédiatement, les milieux protestants ont protesté. Ils ont demandé qu’une distinction soit faite entre les personnalités religieuses de l’étranger qui prennent des « contacts amicaux » et ceux qui ont des arrière-pensées politiques; distinction nécessaire aussi entre les activités religieuses non officielles et les mouvements illégaux d’opposition au gouvernement. Les chrétiens maintiennent que si les formulations politiques ne respectent pas ces distinctions il n’y a plus de politique du tout (15).
Dans leur recherche sur la « fièvre » chrétienne, les intellectuels semblent s’être peu à peu éloignés d’une position « strictement de gauche ». Ceci dénote un passage significatif en ce qui concerne les études religieuses. Dans le passé, l’orientation de ces études était totalement déterminée par le Comité central du Parti. Par exemple, en 1964, l’Institut des religions du monde est établi à Pékin. Son but était de critiquer la théologie sous la direction de Mao Zedong (16). Dès le milieu des années 80, les études religieuses n’étaient plus limitées à des discussions philosophiques sur la nature de la religion. Elles portaient davantage sur des recherches pratiques, avec une tendance à combiner des éléments théoriques et pratiques. Les études étaient centrées sur le protestantisme. Elles se concentraient sur les sujets suivants : l’augmentation du nombre des croyants, les structures d’âge de la population croyante, les comparaisons entre croyants hommes et femmes, les raisons de la croyance, l’arrière-plan familial des croyants, et l’influence exercée par la religion sur la vie de famille et la moralité sociale. Les conclusions de la plupart de ces recherches sont apparues dans « Religion » et « Etudes religieuse modernes », deux revues publiées deux fois l’an. Cela fait qu’une vingtaine d’articles ont été ainsi publiés entre 1987 et 1992. Quelques-uns de ces articles ne contiennent que des informations de base et utilisent des méthodes qu’on ne peut pas accepter comme scientifiques. Pourtant, en ce qui concerne l’attitude du Parti à l’égard de la religion, ils manifestent un changement énorme.
La recherche sur la religion continue, et la théorie selon laquelle « la religion est l’opium du peuple » a perdu de son autorité dogmatique ancienne. Ce qui prend place est une reprise des « cinq principes » proposés par Zhou Enlai et Li Weihan au début des années 50. Ces principes prennent en compte le caractère de masse de la religion, l’origine ethnique des croyants, les relations internationales, la longue existence de la religion dans le passé et sa nature complexe. Ceux qui s’accrochaient à la théorie selon laquelle la religion allait rapidement disparaître dans une société socialiste, essaient maintenant d’utiliser la religion comme un moyen de construire une société socialiste supérieure, de répondre aux besoins de la société, et de travailler à harmoniser les exigences de la société et de la religion. Le changement le plus difficile a été de déplacer les études religieuses hors du domaine de la théorie philosophique. Ceci, autrefois, amenait la religion à être considérée comme une idéologie mûre pour la lutte politique. Les études religieuses sont aujourd’hui reconnues de plus en plus comme une matière de plein droit pouvant se brancher sur différents domaines scientifiques comme l’analyse sociologique ou la phénoménologie religieuse, la sociologie religieuse, l’anthropologie et la psychologie religieuses (17).
Un résumé des attitudes des intellectuels
La plupart des milieux intellectuels adoptent aujourd’hui une attitude ouverte et positive à l’égard de l’étude de la religion et de l’analyse du christianisme. Les intellectuels appartenant au gouvernement se joignent à ceux qui appartiennent aux associations religieuses pour étudier la religion. Cependant, l’orientation générale et les méthodes sont encore très influencées par la ligne du parti et le climat politique ambiant. Luo Zhufeng, chef du Bureau des affaires religieuses pour l’est de la Chine dans les années 50 et aujourd’hui une autorité respectée en matière d’affaires religieuses, est, depuis les années 80, vice-président et conseiller de l’Institut chinois d’études religieuses ainsi que directeur honoraire du département d’études religieuses de l’Institut de science sociale de Shanghai (18). Il est aussi le directeur de la revue « Religion dans le socialisme chinois » qui présente la théorie actuelle de la religion en Chine continentale. Le fait que M. Luo soit un cadre, longtemps responsable du Bureau des affaires religieuses, révèle que les études religieuses sont encore largement sous le contrôle et la direction du Parti et du gouvernement?
Perspectives pour la « fièvre » chrétienne
L’augmentation soudaine du nombre des protestants ces dernières années a certainement éveillé l’intérêt de beaucoup et favorisé l’acceptation du christianisme à tous les niveaux de la société chinoise. Ce phénomène a aussi été utile pour aider les églises locales et les communautés chrétiennes à conquérir quelques droits et libertés fondamentales. L’Eglise, en « unifiant la grande masse des croyantsa été capable, depuis les incidents de Tiananmen, de résister à la pression des forces gouvernementales. L’espérance des chrétiens est que l’enseignement et la vie de l’Eglise continueront à attirer davantage encore de Chinois qui aujourd’hui n’ont pas la foi ou ont perdu leur idéal. Un certain nombre de signes indiquent que le christianisme pourrait continuer à croître dans les prochaines années. Les intellectuels estiment que le christianisme et la culture chinoise n’auront pas grand impact l’un sur l’autre. En fait, ils pensent qu’il sera très difficile au christianisme de pénétrer réellement dans la culture chinoise. Ils prennent, pour dire cela, l’exemple de Taiwan. L’Eglise de Taiwan a aussi fait l’expérience d’une augmentation rapide du nombre des chrétiens: et bien que Taiwan jouisse de la liberté religieuse, les chrétiens restent une petite minorité de la population. Il n’est pas question de « christianiser » la culture et il y a peu ou pas de probabilité que le christianisme se laisse absorber dans la culture chinoise. L’histoire du développement du christianisme ne peut en aucun cas être comparée à celle du bouddhisme et à son assimilation par la culture chinoise ou à sa capacité de s’adapter aux religions locales. La représentation du monde des chrétiens et celle de la Chine sont à l’opposé l’une de l’autre et il est probable que, peu à peu, la « fièvre » chrétienne retombera. Au mieux, le christianisme préservera intacte son identité fondamentale et deviendra peut-être un « ornement » supplémentaire dans la nouvelle société chinoise qui se développe (19).