Eglises d'Asie

LA POPULATION « FLOTTANTE » AUTOUR DES VILLES

Publié le 18/03/2010




A la fin du mois d’août 1994, un vice-ministre de l’agriculture a annoncé que les autorités chinoises avaient réussi à contrôler les foules de paysans qui erraient à travers le pays à la recherche de travail dans les villes ou sur les chantiers (1).

A la réflexion, on peut se poser des questions sur la publicité donnée, particulièrement l’année dernière, au « chaos » provoqué dans les gares ferroviaires et dans les trains par des millions de Chinois impatients de rejoindre leurs villages pour le nouvel an lunaire. Cette publicité n’était-elle pas un moyen subtil de justifier les nouvelles mesures de contrôle démographique, expression du souci gouvernemental du bien commun ?

Quoi qu’il en soit, le problème n’en est pas moins réel, si l’on considère quelques chiffres officiels. Vingt-cinq millions de personnes travaillent en dehors de leur lieu officiel de résidence. L’année dernière, en soixante jours avant et après le nouvel an lunaire 185,39 millions de tickets de train ont été vendus, soit une moyenne de 3,09 millions par jour. Pour prévenir le pire, le ministère du Travail avait publié une note demandant que 60% des paysans-ouvriers restent

sur leurs lieux de travail et qu’aucune nouvelle embauche n’ait lieu au cours du mois de février. Des mesures furent ensuite prises au niveau local rapidement. Pourtant, en dépit des avertissements et des décisions prises, il est très probable que, cette année encore, les gares seront prises d’assaut et les trains surpeuplés en janvier et février (2).

Cependant, il est possible que les mesures que nous venons de mentionner indiquent une nouvelle approche de la question posée par la distribution de la population sur le territoire. Le gouvernement a commencé par encourager la migration interne et a pris conscience plus tard que ce n’était pas une solution réelle à long terme. En même temps, d’autres chiffres rappellent la nécessité douloureuse d’imaginer une politique qui pourrait apporter au moins une certaine cohérence et permettre à une majorité de Chinois de participer à la vie économique du pays. Les experts qui étudient ces questions à l’heure actuelle n’ont pas l’intention de garder tous les paysans à la terre, ils essaient d’imaginer un aménagement du territoire qui permette une meilleur répartition des différentes catégories professionnelles. Sans aucun doute, ceci implique plus que des mesures économiques et affectera les mentalités de la population.

LA POPULATION « FLOTTANTE »

Les chiffres de la presse et des articles spécialisés se répètent. Ils restent aussi très vagues, non pas tellement que les statisticiens ne soient pas compétents ou les cadres peu empressés de donner des chiffres précis, mais plutôt parce que les catégories sont souvent mal définies et que les réalités changent très vite. Malgré tout, quelques-uns de ces chiffres illustrent l’ampleur du problème de l’emploi en Chine et indiquent que les sources de la population errante ne sont pas près de se tarir.

La situation de l’emploi

L’excès de main d’oeuvre dans les campagnes se situe entre 130 et 150 millions de personnes. Selon les estimations, il pourrait atteindre 300 millions à la fin du siècle (3). Contrairement à ce que l’on aimerait croire, la situation n’est pas meilleure dans les entreprises. Les journaux de Taiwan et de Hongkong citent des sources officielles de Pékin pour affirmer que le taux de chômage a continué de monter dans les six premiers mois de 1994. Les chiffres peuvent varier légèrement mais le tableau général est clair. A la fin de juin 1994, 147,4 millions de personnes étaient enregistrés comme travailleurs permanents dans les entreprises collectives et d’Etat, mais il est significatif que seules les entreprises privées ou à capitaux étrangers ne soient pas obligées de réduire le nombre de leurs employés. Qu’en est-il des chômeurs ? Selon certains rapports, ils sont au nombre de cinq millions, mais ce chiffre n’a pas beaucoup de sens. Il est plus réaliste de dire que si les chiffres officiels du chômage se situent entre 2,4 et 2,6%, le chômage caché atteint au moins 20% dans les entreprises d’Etat. Par ailleurs, les rapports disent que la demande exigerait la création de soixante-huit millions d’emplois dans les cités et les villes avant la fin du siècle : parmi ceux qui chercheront du travail on comptera dix millions de personnes qui seront licenciées des entreprises d’Etat (4).

Au niveau provincial, les chiffres ne sont pas moins dramatiques. Prenons Shandong, apparemment une province en pointe dans sa politique de population. Selon le Dazhong Daily, seuls deux tiers des demandes d’emploi peuvent être satisfaites. De plus, bien que deux millions de paysans soient partis pour la ville, l’excès de main d’oeuvre dans les campagnes atteint le chiffre de dix millions. Dans le même temps, 300 000 personnes sont arrivées, venant d’autres provinces. Les entreprises peuvent seulement absorber un nombre limité de chômeurs. Des usines qui ont fermé ou ralenti leur production ont mis au chômage environ 100 000 personnes à la fin de 1994. De plus, dans les entreprises d’Etat, l’excès de main d’oeuvre représente 15 à 30% des employés. Les rapports sur Shandong mentionnent aussi un déséquilibre que l’on retrouve ailleurs : les villes de la côte sont plus ouvertes et continuent à embaucher des ouvriers, alors que dans certaines régions occidentales de la province, le taux de chômage atteint 10% (5).

En dépit de toutes les contraintes, le gouvernement veut garder le taux de chômage à 3% en développant l’économie privée et le secteur tertiaire. Ainsi, il espère maintenir un meilleur équilibre entre les régions urbaines et rurales. Comment occuper de manière plus rationnelle le territoire mal défini qui se trouve entre « la ville » d’un côté et « le village » de l’autre ? Quels sont les critères qui devraient guider les responsables quand ils décident de développer une ville ? Telles sont les questions à l’ordre du jour.

La population « flottante » : 1979-1994

Un observateur rappelle qu’au début des années 80, le terme mingong était appliqué aux travailleurs que le gouvernement mobilisait pour les travaux publics importants (entretien des routes, des bâtiments, construction de barrages etc.). Il est clair que les mingong d’aujourd’hui sont une catégorie différente de paysans-ouvriers, mais les autorités sont en partie au moins responsables de l’évolution de ces dernières années, puisqu’elles l’ont encouragée pour des raisons économiques. Est-ce que les paysans ont quitté la ferme seulement parce qu’ils s’ennuyaient ou parce qu’ils n’avaient rien à faire? Non, c’est parce que le gouvernement voulait qu’ils aillent dans les villes où il manquait des ouvriers (6).

La réforme rurale a commencé avec une diversification des structures de la production agricole. L’abandon des communes populaires a conduit à « privatiser » les fermes gérées par des familles signant des contrats de « responsabilité ». Il est devenu clair assez rapidement que l’agriculture n’exigeait pas tant de travailleurs. C’est alors qu’est apparue l’idée de développer de petites industries dans les petites villes et agglomérations – processus difficile qui n’a pas amené automatiquement le succès économique. Dans le même temps, le secteur tertiaire s’est lui aussi développé selon les initiatives et l’imagination des individus et les besoins réels de la région. Enfin, l’idée de travailler à l’usine (symbole de promotion sociale) attirait beaucoup de jeunes et ils n’ont pas hésité à faire le « kilomètre de la réforme » supplémentaire pour partir des villages vers les lumières de la ville (7).

En termes de mouvement de population, entre 1979 et 1988, le nombre de ceux qui sont ainsi passés d’activités paysannes à d’autres activités a augmenté de 14,7% par an. Durant ces années, ils ont trouvé du travail particulièrement dans des entreprises rurales. Le processus s’est ralenti notablement entre 1989 et 1991 à cause du « climat général ». Il a recommencé à s’accélérer en 1992, avec trois caractéristiques principales : une croissance de la migration inter-provinciale (restant quand même en-dessous de la migration à l’intérieur de la province); ensuite, un courant majeur qui portait les ouvriers vers l’est (67,4% et 74,1% de tous ceux qui ont émigré vers une autre province en 1991 et 1992 respectivement); enfin, les grandes villes étaient souvent le premier choix (6,98 millions en 1992 et 15,44 millions en 1993). L’analyste qui citait ces chiffres en a conclu, sans dire pourquoi, que ce processus apparemment désordonné de migration correspondait en fait à une logique économique et que, par conséquent, il n’y avait pas besoin d’une intervention gouvernementale lourde (8). Pourtant, beaucoup

semblent penser différemment, que ce soient des stratèges nationaux ou des travailleurs individuels.

LOIN DES CHAMPS : RISQUES ET OPPORTUNITES

Au cours de l’année passée, la presse a mis l’accent sur le rôle de maintien de l’ordre du gouvernement. Personne n’ose critiquer les lois du marché, mais on écrit beaucoup sur les effets secondaires négatifs produits par l’existence d’une population « flottante » qu’on ne contrôle pas. Sans aucun doute, une grande part de responsabilité pour le chaos actuel peut être attribuée à l’absence de lois appropriées.

Séduits par la ville

Pourquoi tant de paysans vont-ils vers les villes ? Ils cherchent du travail, mais ils cherchent aussi de l’argent. Maintenant qu’il est « glorieux de devenir richeils laissent la pauvreté derrière eux et tentent leur chance. Pour ces paysans qui ont suffisamment de ressources humaines et intellectuelles pour savoir faire de l’argent, le mouvement vers la ville est aussi une revendication d’égalité : les ruraux veulent qu’on les respecte et qu’on les traite équitablement, ils ne tolèrent plus l’attitude condescendante ou même méprisante des citadins vis-à-vis des « ploucs ». Enfin, l’ambition est la caractéristique commune de ceux qui vont vers les villes. Par contraste, ceux qui restent dans les villages sont perdants et cela rendra plus difficile à l’avenir de développer les villages jusqu’au niveau des villes (9).

Il manque encore une enquête complète sur les jeunes ouvriers et ouvrières, mais des chiffres sont disponibles dans beaucoup de régions. A Pékin, les paysans qui cherchent du travail constituent la grande majorité de la population « flottante » : celle-ci était, en 1992, cinq fois supérieure à ce qu’elle était en 1978 et atteignait le chiffre de 1,55 million. Le journaliste qui cite ces chiffres ajoute que, de manière générale, les paysans-ouvriers ont beaucoup contribué à l’économie locale (10). La situation est similaire dans le sud, à Shanghai ou dans les autres grandes villes de la côte nord-est. Quelle que soit la justification donnée de prime abord à ce phénomène migratoire (des raisons « objectives » correspondant à la ligne officielle de « développement des forces productives), les paysans-ouvriers ont contribué au boom économique dans certaines régions. A présent, le succès lui-même de ces régions est un autre facteur qui attire de plus en plus l’excès de main d’oeuvre paysanne.

Etant donné l’optimisme avec lequel on considère la sagesse économique des réformateurs, le coût des migrations a été souvent balayé d’un revers de main et décrit comme « un mal nécessaire » ou même comme un moindre mal puisqu’on était en passe de parvenir à la prospérité pour tous. Ou bien alors, comme souvent, les rapports mettaient l’accent sur les développements essentiels en passant par dessus les « détails ». C’est seulement quand les « détails » (pour lesquels personne n’avait de solution) sont devenus des obstacles que le gouvernement a pris des mesures, ou du moins a décidé de prendre des mesures. C’est ce qui explique les articles et les émissions de télévision sur la précarité de la vie des jeunes ruraux. L’une d’entre eux, une fille du Fujian, décida de quitter son village perdu et trouva du travail comme serveuse dans un restaurant de la ville. Elle avait maintenant un meilleur travail, mais la vie en rose est encore loin, dit-elle. Le journaliste ajoute que ces filles aimeraient que les institutions officielles les aident à s’organiser (11).

Les conflits

L’un des problèmes que les paysans rencontrent quand ils arrivent en ville est l’absence de protection légale du travail. Ils sont sans défense devant l’arbitraire des gouvernements locaux et les comportements abusifs de leurs patrons. C’est seulement en juillet 1994 qu’une loi du travail a été publiée : elle règlemente l’âge des ouvriers, les heures de travail, les responsabilités etc. Avant cette date, les heures supplémentaires, par exemple, n’étaient pas payées et l’emploi était basé sur des arrangements peu clairs et sans garantie. Beaucoup de conflits du travail naissaient de contrats fictifs. Une réglementation était nécessaire en particulier pour pouvoir fermer les nombreux bureaux illégaux de recrutement (12). Par contraste, un district du Henan est cité en exemple : le district avait envoyé 40 000 ouvriers en Mongolie intérieure, au Heilongjiang et dans les provinces du sud. Le tribunal du district a établi une cour spéciale qui gère les conflits concernant les salaires : soit les employeurs n’envoyaient pas l’argent promis aux familles, soit les chefs d’équipe gardaient une partie du salaire par devers eux (13).

Le besoin d’une législation sociale est d’autant plus aigu que le taux de criminalité a fortement augmenté dans cette population « flottante » depuis quelques années. Par exemple, à Canton, l’eldorado par excellence, la population « flottante est présumée responsable de 60% de tous les crimes de la province, mais, note le même article, les grèves et les bagarres sont souvent la conséquence de conditions de travail insatisfaisantes (14).

A Pudong, la nouvelle zone économique spéciale de Shanghai, la police a dû intervenir à plusieurs reprises pour arrêter des bagarres mettant aux prises des gangs rivaux sur des chantiers (15). Les exemples abondent à travers tout le pays. Un article présente un résumé des nouveaux aspects de la délinquance qui ont été apportés par le nouveau développement économique : le rôle de la jeunesse, la formation des gangs, la diversification de leurs activités, et l’élargissement de leurs « territoires ». Un autre rapport s’essaie à une analyse psychologique de la délinquance chez les mingong dans une région du Hebei : la disproportion excessive entre le travail fourni et le salaire perçu; les conflits entre ce qui était rêvé et les réalités de la vie; le complexe d’infériorité; l’absence d’espoir que la situation puisse s’améliorer plus tard (16). Ces conséquences du développement étaient-elles attendues ? En tout cas, les autorités ont décidé que le temps était venu de faire quelque chose.

Quelques-uns pensent encore que l’intervention du gouvernement devrait être minimale mais des ordres ont été donnés pour que l’on régule le mouvement et que l’on protège les migrants. La presse publie régulièrement des articles qui rapportent les décisions locales destinées à contrôler la population « flottante ». De manière typique, les autorités de Nankin ont décidé que tous les migrants devraient se faire enregistrer – un processus qui exige une carte d’identité, une adresse stable et un certificat d’emploi régulier. Une autre mesure de contrôle consiste à rendre obligatoire l’enregistrement des maisons ou des pièces à louer (17). De plus, les employeurs doivent souvent obtenir l’autorisation d’employer des paysans-ouvriers. Pour faciliter l’inscription de ceux-ci, un district de Chengdu a établi 431 bureaux avec un personnel de 674 employés. Cette mesure a fait baisser de manière significative « le taux de délinquance dans la population flottante » (18).

Les marchés du travail

Les contrôles de la migration sont nécessaires puisqu’en réalité les villes ne sont pas en mesure pour le moment d’absorber l’excès de main d’oeuvre de l’agriculture à une vitesse suffisante pour satisfaire tous les demandeurs d’emploi. Ce n’est pas une surprise. Les villes ne sont pas destinées à résoudre tous les problèmes du chômage rural. Même si une partie de la population « flottante » arrive sur des chantiers éloignés des villes, la majorité d’entre eux se dirigent vers les agglomérations urbaines, ce qui cause des problèmes de logement, de nourriture, d’hygiène, de transport (19). Mais les villages ne sont pas des paradis. Ils ont leurs propres problèmes comme il a été dit à une conférence nationale sur la sécurité publique dans les campagnes (20). L’idée, qui prévalait autrefois, que la relative nouvelle prospérité des paysans avait amené l’ordre et la sécurité dans les villages, a disparu. Il est clair aujourd’hui que de nouvelles notions du travail émergent dans les villages, causant une certaine agitation chez les paysans qui ne peuvent plus ou ne veulent plus cultiver la terre. La distinction entre citadin et rural est dépassée et beaucoup, aujourd’hui, appartiennent aux deux mondes à la fois.

Les paysans savent qu’ils possèdent quelque chose qu’ils peuvent vendre : leur force de travail. Deux articles de quotidiens analysent franchement cette « découverte » qui peut mener aux pires excès de l’exploitation, quoi qu’en dise Marx (21). le noeud de l’argument est : « je vends ma force de travail mais non ma personne, je reste mon propre maîtreAinsi, « les travailleurs sont toujours les maîtres du paysEn théorie, la main d’oeuvre peut être une commodité dans l’économie de marché socialiste puisqu’elle est l’objet d’un « échange libre entre sujetsCependant, aussi suspect que cela puisse paraître, c’est la théorie qui affirme l’existence des « marchés du travail ».

L’établissement de ces marchés en est encore à ses débuts, et les gouvernements locaux sont invités à conduire des expériences avant de mettre en oeuvre des règlements. Le ministère du Travail a donné quelques directives. Des bureaux de l’emploi existent en beaucoup de lieux. Pourtant, il reste beaucoup à faire, particulièrement sur le front juridique pour que les besoins des entreprises d’une part et les intérêts des travailleurs de l’autre soient respectés. Une personnalité de la conférence consultative politique du peuple chinois affirme que la présente organisation ne correspond pas aux demandes urgentes de la population « flottante » (22).

Les travailleurs ont élaboré un concept de « travail-objet de négociation » qui modifie leur manière de vivre et leur attitude vis-à-vis de l’emploi. Tout d’abord, évidemment, la rémunération est aujourd’hui un critère majeur : ils travaillent pour de l’argent et choisiront donc le travail qui offre le meilleur salaire. Aussitôt qu’une meilleure offre est faite, ils la prennent sans hésitation. Si la rémunération inclut des éléments non monétaires, le travailleur décidera en fonction de ce qu’il est ou de ce qu’il peut faire. La tendance est donc à davantage de concurrence entre les travailleurs (23). Dans un tel contexte économique, la

question est de savoir si ceux qui quittent les villages vont découvrir ou non que les emplois de la ville ne correspondent pas à leurs intérêts. Cette découverte, en retour, marquerait une grande étape vers une meilleure distribution de la population.

VERS UN NOUVEL AMENAGEMENT DU TERRITOIRE

Depuis plusieurs mois, les médias ont essayé de projeter une image plus sombre de la migration vers les villes. Il est clair que les autorités veulent restreindre ce processus qui, à leurs yeux, est maintenant un élément plus négatif que positif (tout en maintenant que le laissez-faire était basé sur des motifs économiques qui ont été largement fructueux). Quelques personnalités importantes disent même très haut que les paysans « en excédent » devraient être gardés dans les régions rurales (24). Très rapidement, des articles ont paru, décrivant le succès de cette politique.

Plus surprenante dans ces déclarations est l’apparente contradiction entre les chiffres alarmistes cités auparavant et, soudain, le verdict récent: « laissons les paysans là où ils sont se débrouiller par eux-mêmesCependant, un nouveau scénario semble lentement se mettre en place qui pourrait aider à résoudre la contradiction : les paysans resteraient dans les villages mais ceux-ci seraient appelés à évoluer pour former à travers le pays un réseau d’autant de « centres semi-urbains ».

Villes et places de marché

La terminologie administrative chinoise est souvent déconcertante. L’expression « paysans de Pékin » est propre à étonner l’ignorant pour qui Pékin est une ville. L’administration la définit comme une « municipalité », c’est-à-dire un vaste territoire englobant la ville elle-même en même temps que des villes et des agglomérations plus petites. La distinction administrative majeure est celle qui sépare les circonscriptions « rurales » et « urbaines ». Mais cette distinction ne devrait pas brouiller les données étudiées par l’anthropologue Fei Xiaotong et d’autres : un ensemble varié de villes et de lieux de marché ont toujours joué un rôle-clé dans l’histoire économique de la Chine. Au début des années 80, on a beaucoup écrit pour faire revivre cette tradition (25).

Les experts chinois en géographie humaine qui étudient les conséquences des « erreurs gauchistes » (dans ce cas, la collectivisation à outrance et l’interdiction du commerce privé), rappellent que le nombre des villes a diminué, de 5 400 au milieu des années 50 à 2 176 cinq ans plus tard. Mais qu’était une « ville » à cette époque-là ? En 1955, le gouvernement décida qu’une « ville » devait avoir au moins deux mille habitants dont 50% seraient engagées dans des activités non agricoles. En 1963, les critères devinrent encore plus stricts. Plusieurs années plus tard, à la fin de 1984, de nouvelles normes apparaissent qui sont plus conformes à la réalité et au rôle potentiel que peuvent jouer des centres plus ou moins urbanisés dans les domaines économique et culturel (26). Pourtant, aucune politique définitive n’a encore émergé, l’une des raisons étant le statut encore peu clair de la notion de « résidence ».

En dépit de ces incertitudes, des villes apparaissent à vive allure. Le terme officiel « ville établie » signifie une ville dans laquelle on a établi une structure administrative selon le processus approuvé par le Conseil d’Etat. La « ville établie » est placée sous l’autorité d’un comté au même titre qu’une agglomération (27). Les lecteurs de la presse rencontrent souvent le terme de « petite ville-cité » qui embrasse les « villes établies » et celles qui ne le sont pas. Dans la plupart des cas, les marchés semblent être des villes non établies. Les donnés statistiques les plus révélatrices concernent la vitesse de croissance des villes : entre 1983 et 1986, il y avait 1 608 nouvelles villes chaque année, ce qui fait un total de 7 750. Ensuite, après une période de croissance lente, de 1987 à 1991, (une moyenne annuelle de 347 nouvelles villes), et en 1992 une autre explosion avec 2 084 nouvelles unités. Quels sont les chiffres les plus récents ? Selon le Quotidien du peuple, édition étrangère, Il y avait en 1993 15 000 villes et 36 400 marchés. Le Quotidien de l’information économique, peut-être plus rigoureux, parle de 12 900 villes établies et de 50 000 « centres urbanisés ». Pour faire bonne mesure, les rapports disent que ces « centres » ont absorbé 17,47 millions de paysans « en excès » (22% du total) ces trois dernières années. On espère qu’ils absorberont les deux tiers des paysans « en excès » avant la fin du siècle (28).

Urbanisation : hardware et software

Des rapports sur le Shandong, le Jiangsu, Canton et le Zhejiang montrent le chemin. Apparemment, ces provinces progressent très vite et leurs villes deviennent peu à peu des centres de communication, de services et des points de fixation industrielle. Les modèles varient selon les endroits. Les articles qui décrivent les progrès accomplis à Shandong admettent que beaucoup reste à faire. Shandong possède 979 « villes établies » et 1 395 marchés, mais dans 55% des cas, les habitants n’y sont en moyenne que 3 000, le pourcentage d’activités industrielles ou tertiaires y est minime et l’équipement urbain (eau courante, électricité, routes, services postaux) ne couvre que 30% des besoins. Seules 15% des villes et des marchés du Shandong ont une population qui dépasse 10 000 habitants, un secteur industriel et tertiaire conséquent, des revenus financiers substantiels et des équipements urbains qui couvrent 70% des besoins (29).

Tous les villages ne sont pas satisfaits de cette tendance à l’urbanisation. En effet, dans le processus, les cadres locaux pourraient perdre une bonne partie de leur pouvoir jusqu’ici sans limite. Pourtant, ici et là, dans le Hunan et le Jilin par exemple, c’est à partir des marchés qu’une certaine forme d’ordre public a été ramenée dans les villages (30). Pendant longtemps on a accusé la délinquance villageoise mais pas les cadres irrespectueux de la loi. Aujourd’hui, les autorités s’affairent à renforcer les structures du Parti à la base dans les entreprises rurales, et à donner un pouvoir démocratique aux comités de villages – toutes réformes estimées nécessaires pour permettre une évolution économique saine dans les campagnes et éloigner la tentation des ruraux de se déplacer vers les villes. Récemment, le ministre des affaires civiles a pris la décision d’accorder davantage d’autonomie aux villages, mais l’établissement de nouvelles structures exigera un long processus (31).

Un nouveau tissu social

De quoi ont peur les patrons des villages ? Ils ont surtout peur que des gens compétents originaires du village reviennent au pays et se montrent plus malins qu’eux pour mieux utiliser les fonds locaux, pour revitaliser les villes de marché et rendre les entreprises locales compétitives. D’un mot, c’est de la « rationalisation » que les patrons ont peur. Tous ceux qui reviennent au pays ne sont pas forcément compétents. Quelques-uns ont échoué et peuvent fort bien s’engager dans des activités illégales par frustration si on ne leur donne pas quelque chose à faire. Mais les plus talentueux qui reviennent de la ville avec un peu d’argent et des qualifications méritent qu’on leur donne une chance de prouver qu’ils peuvent devenir dans leurs villages les « patrons » qu’ils avaient rêvé de devenir en ville. De toute façon, les meilleurs cerveaux parmi eux ont remarqué les opportunités qui existent et ne les laisseront pas passer. En d’autres termes, comment rendre possible, pour ceux qui ont du talent et qui reviennent, une réinsertion là où ils sont le mieux à même de réussir (32) ? Les experts remarquent que quarante pour cent des « villages naturels » ne possèdent pas d’entreprise industrielle et que beaucoup de ces villages se trouvent en Chine centrale et occidentale. Même si personne ne rêve d’implanter des industries dans chaque village, ce devrait être le rôle des villes de décentraliser les usines et contribuer ainsi à ce que les villageois restent sur place. mais les experts ajoutent que la question de « l’enregistrement de la résidence » (hukou) doit être réglé d’abord (33).

A ce sujet, aucun calendrier n’a été annoncé mais la réforme du hukou est en marche. Le système actuel date de la fin des années 50. Un article qui schématise ces origines met l’accent sur la grande division créée entre la population « agricole » et « non agricole ». C’est la distribution des biens de consommation qui est la question-clé. Ceux qui appartiennent à la première catégorie doivent produire leur propre nourriture alors que les autres peuvent acheter les céréales avec des cartes de rationnement. Plus tard, l’incongruité de considérer encore comme « agriculteurs » ceux qui ne travaillent pas la terre amènera à l’invention d’une troisième catégorie, celle des « paysans non agriculteurs », nouveau statut que la police a souvent vendu au plus offrant (34).

Selon les meilleures sources, la réforme du hukou supprimera la vieille mais artificielle distinction. Les résidents pourraient être divisés en trois catégories : « permanent », « temporaire » et « pensionnaire ». On exigera de chaque citoyen une carte d’identité et un certificat de naissance. L’enregistrement dans l’une des catégories se ferait sur la base d’un certificat de domicile et d’une attestation des revenus. Mais, ajoute-t-on, le vieux livret de résidence ne disparaîtra pas dans l’immédiat car il faudra du temps pour que les résidents et l’administration s’habituent à la nouvelle réglementation (35). Le point est important : la carte d’identité, par exemple, pourtant introduite depuis plusieurs années, n’est pas un document très fiable car les bureaux qui la donnent ne suivent pas la procédure prescrite ou même donnent des cartes destinées à satisfaire les besoins des amis (36).

Est-il encore possible de parler de politique bien définie quand des déclarations récentes semblent rendre le problème plus confus ? Jusqu’il y a peu, la notion acceptée était que les cités devaient absorber la main d’oeuvre en excès des campagnes. Récemment pourtant, la direction chinoise a mis l’accent sur les villages, leur potentiel économique et, surtout, leur importance politique. Est-ce que ce déplacement d’accent indique la détermination de garder les paysans « en excès » dans les villages ? Une telle politique peut-elle durer si le gouvernement ne s’engage pas à des changements rapides dans les régions rurales? Quoi qu’il en soit, l’idée même qu’un pourcentage significatif de la population rurale puisse trouver du travail à la terre semble être la négation d’une politique vieille de dix ans.

En fait, les dirigeants ne chantent pas tout à fait à l’unisson. Certains disent « villages » mais parlent en fait de « marchés » qui pourraient devenir des centres plus ou moins urbanisés et jouer un rôle entre les grandes villes et les hameaux. Cette idée intéressante semble gagner du terrain, mais fait-elle l’unanimité au sommet ? Ce qui fait hésiter les dirigeants, c’est que des expériences similaires ont été conduites au début des années 80 sans rien prouver, en partie parce que, au cours de ces années, une autre stratégie politico-économique montait en puissance. Les autorités décideront-elles pour de bon de réaménager le territoire autour des trois notions de « grande ville », « ville moyenne » et « village » ? Cette décision indiquerait une option en faveur de l’intérieur du pays et encouragerait à penser que la réforme peut progresser plus vite dans les villes moyennes qu’elle ne l’a fait dans les grandes villes.