Eglises d'Asie

DEVELOPPEMENTS PHILOSOPHIQUES RECENTS EN CHINE

Publié le 18/03/2010




Introduction

Le mouvement de réforme et d’ouverture au monde extérieur qui a commencé en Chine à la fin des années 70 a été le principal facteur de la modernisation difficile, mais aussi déterminée, qui se poursuit dans le pays. Pour la première fois de son histoire, la Chine sort de son isolement pour demander une place importante dans le monde. Il y a encore en Chine le problème de savoir si l’idéologie marxiste-léniniste (le socialisme à la chinoise) est bien adaptée. Que signifie le concept et le slogan d' »une économie socialiste de marché » proposés par Deng Xiaoping? Quoi qu’il en soit, ils se traduisent par une « économie de la vie humaine » dans la société de Chine. Le 12ème Congrès du Parti en 1982 a pris pour thème ‘Civilisation socialiste spirituelle’. Mais à ce jour, il y a encore une grande confusion sur le sens de l’idéologie communiste en ce qu’elle a d’essentiel. Une recherche abondante sur les différents aspects de la philosophie chinoise a aussi accompagné ces changements au cours des quinze dernières années.

La philosophie chinoise a une longue histoire. C’est entre les 6ème et 3ème siècles avant l’ère chrétienne que la philosophie chinoise a été la plus florissante. L’âge d’or en fut bien la période qui a vu apparaître les deux grandes traditions du confucianisme et du taoïsme, ainsi qu’un grand nombre de penseurs connus sous le nom des « cent écoles ». Est-ce que l’explosion philosophique à laquelle on assiste en ce moment en Chine ne serait pas un deuxième « âge d’or »?

En Chine continentale

L’évolution de la philosophie en Chine depuis 1989 a été analysée dans deux numéros de

News Analysis’, en août 1990 sous le titre « Philosophes » et en février 1992 (1456) sous le titre: « Philosophes revus », avec l’aide de la revue, ‘Annuaire philosophique chinois 1989’. Dans ce qui va suivre, nous voudrions mettre à jour la liste de certains courants ayant trait aux études philosophiques en Chine. Pour ce qui concerne les sujets envisagés au cours des années, il suffit de jeter un coup d’oeil à la table des matières de pour voir où se situent les priorités. Ainsi sur 400 pages où il examine la recherche philosophique récente,en consacre 159 aux 11 sujets suivants:

1- Matérialisme dialectique (5 articles)

2- Matérialisme historique (7)

3- Philosophie de la science et de la technologie (5)

4- Psychologie (5)

5- Histoire de la philosophie marxiste (6)

6- Histoire de la philosophie chinoise (12)

7- Histoire de la philosophie à l’étranger (10)

8- Philosophie contemporaine à l’étranger (3)

9- Logique (5)

10-Ethique (5)

11-Esthétique (6)

Il est clair que l’histoire de la philosophie en Chine et à l’extérieur qui est faite dans montre la direction que prend l’intérêt philosophique en Chine aujourd’hui. A titre de comparaison, il n’y avait dans de 1989 que six sujets d’étude :

– Matérialisme dialectique

– Matérialisme historique

– Dialectique de la nature

– Psychologie

– Histoire de la pensée marxiste.

Il est encore plus intéressant de regarder la liste des ouvrages de philosophie qui ont été mentionnés en 1992 ou 1991. Cette bibliographie est divisée en 15 sujets de recherche:

1- Ouvrages d’exégèse de la philosophie marxiste (5)

2- Ouvrages d’intérêt général (surtout marxistes) (50)

3- Matérialisme dialectique (14)

4- Matérialisme historique (28)

5- Problèmes philosophiques de science et technologie (40)

6- Problèmes philosophiques de psychologie (18)

7- Histoire de la philosophie marxiste (12)

8- La pensée philosophique de Mao Zedong (11)

9- Histoire de la philosophie chinoise (159)

10-Histoire de la philosophie à l’étranger (24)

11-Philosophie contemporaine à l’étranger (41)

12-Logique (21)

13-Ethique (58 comportant de nombreux ouvrages sur les systèmes éthiques marxistes et chinois)

14-Esthétique (61)

15-Religion – athéisme (50)

Dans de 1993 on trouve aussi un index des articles de philosophie publiés par divers journaux et périodiques chinois en 1992. Ce catalogue se divise en 10 parties:

1- Philosophie (nombreux ouvrages généraux sur le marxisme) (31)

2- Matérialisme dialectique (174)

3- Matérialisme historique (156)

4- Philosophie de la science et de la technologie (121)

5- Histoire de la philosophie chinoise (186)

6- Philosophie étrangère (134)

7- Logique (53)

8- Ethique (108)

9- Estéthique (105)

10-Religion (25)

Les deux parties de ce catalogue occupent 61 pages (pages 340-401). En plus, il y a une section ‘revue des livres nouveaux’ (70), pages 160-222, des introductions sommaires à 66 philosophes chinois actuellement en vie, (pages 223-252), une nomenclature des organisations philosophiques chinoises, des renseignements sur les conférences, réunions et symposia (13) etc… Les chiffres et statistiques donnés ne sont pas mis en perspective… Il en faudrait une analyse plus minutieuse pour les interpréter convenablement. Il y a deux possibilités d’analyse : celle qui se situe à l’intérieur et celle qui pourrait être faite du dehors.

Commençons avec celle faite par quelqu’un de l’intérieur. Shi Yangping, professeur à l’Institut de philosophie, Ecole normale de la Chine de l’Est (Huadong Shifan Daxue) à Shanghai, a publié dans East-West’ (43-1993-1, original en chinois in juillet 1989), un article intitulé: « Evolution de la philosophie chinoise des 10 dernières années ». Cet article comporte 4 parties:

1- De la critique de la tradition à la recherche de la tradition.

2- Regard nouveau sur les valeurs de la philosophie traditionnelle.

3- De la tradition à l’époque actuelle: philosophie contemporaine.

4- Les problèmes de la philosophie chinoise actuelle et perspectives d’avenir.

Dans la première partie, l’auteur fait état de trois idées en vue de la transformation et du renouveau de la communauté philosophique chinoise:

« D’abord s’est fait jour une nouvelle compréhension des idées de Lénine sur l’histoire de la philosophie. Deuxièmement, le but de la recherche philosophique s’est déplacé depuis le service pur et simple de la lutte des classes, pour atteindre une réflexion sur l’expérience, et les leçons qui peuvent être tirées de la pensée chinoise. Ceci en vue de former nos esprits, de développer notre propre faculté de penser, et ainsi mettre en valeur les critères théoriques ainsi que les qualités morales aussi bien que culturelles de notre nation. Troisièmement, en ce qui touche les méthodes de recherche, au moyen de discussions…sur la définition de l’histoire de la philosophie, le concept marxiste-léniniste de l’histoire de la philosophie a été interprété » (Page 115).

Dans la seconde partie intitulée « Regard nouveau sur les valeurs de la philosophie traditionelle », Shi Yanping parle du commencement d’une nouvelle explosion philosophique ainsi que d’une nouvelle « contestation par les ‘cent écoles' » en Chine. Il en arrive à un pluralisme de méthodes pour apprécier la philosophie traditionelle chinoise:

1-Approche par la critique interne (les représentants de cette méthode sont par exemple Jin Guantao, Liu Qingfeng,Gan Yang, Huang Kejian, Bao Zunxin).

2-Théorie de l’héritage sélectif dans le sillage du renouveau du confucianisme (par ex. Zhang Dainian, Tang Yijie, Mou Zhongjian).

3-Théorie de la création synthétique (Lin Yusheng, Zhang Dainian, Zhang Liwen).

Dans la troisième partie: « De la tradition à l’époque actuelle, developpements récents de la philosophie chinoise », l’auteur nous présente les résultats des recherches faites par trois philosophes assez connus: Feng Qi, Li Zehou et Xiao Jiefu.

Dans sa quatrième partie, intitulée « Problèmes de la philosophie chinoise contemporaine et perspectives d’avenir », Shi Yanping nous fait part de ses espoirs dans les progrès de la philosophie chinoise : « Les difficultés et problèmes (de la société dans la Chine d’aujourd’hui) selon l’auteur, sont un défi immense. Les progrès futurs de la philosophie chinoise dépendront de la créativité qui répondra à ce défi. Nous devons, dans notre réflexion sur la réalité du monde, sur l’économie et la politique, garder les lignes d’action de la réforme, d’ouverture au monde extérieur, tout en poursuivant notre modernisation suivant notre identité chinoise. Ce processus est inexorable. En me basant sur cette conviction, je prévois que la philosophie chinoise va progresser en deux domaines principaux. D’abord, on va procéder à une analyse et un examen plus approfondis des caractères ainsi que des sources spirituelles de la tradition pour y trouver des points de rencontre avec la modernisation. Ce faisant, la tradition s’en trouvera transformée et recréée en forme moderne. A ce niveau, nos élites intellectuelles continueront, sans cesser leur efforts, leur percée pour mettre en question la classification étroite des diverses disciplines et les parti-pris sectaires, pour en arriver à proposer une philosophie chinoise de synthèse.

Ensuite, viendra l’instauration du concept de ‘Rencontre du marxisme avec la philosophie occidentale contemporaine’, pour aboutir à une assimilation sélective des valeurs des philosophies étrangères, dans une attitude rationnelle. Ceci encouragera aussi la fusion de ces valeurs avec nos valeurs traditionnelles, fusion mise à l’épreuve des besoins concrets. Ces deux secteurs de progrès se complèteront mutuellement au point de se compénétrer et de converger vers une fusion de la tradition avec la modernité » (Page 125).

Un regard de l’extérieur (il s’agit ici de celui de China News Analysis) est sensiblement différent. Il voit dans cette explosion récente de la philosophie en Chine continentale une image du labyrinthe marxiste, dont les murailles ne semblent pas s’effondrer immédiatement à la façon de ce qui a eu lieu en Europe de l’Est : « La raison principale -selon les auteurs de China News Analysis est que les philosophes qui essaient de regarder plus loin que l’orthodoxie de rigueur, se sont jusqu’à ce jour montrés incapables de proposer une alternative valable » (1416, p.1).

Une alternative prématuréee dans le domaine culturel avait été proposée par Huang Kejian en février 1989 : « Thésée a trouvé la sortie du labyrinthe du Minotaure; alors les Grecs ont inventé le concept de liberté. Dans un sens, la saga de Fang Lizhi et des autres dissidents qui vivent à l’étranger pourrait aussi, à la manière du mythe grec, inviter un nombre croissant de Chinois à ne plus attendre que le Parti les y invite pour prendre leur liberté en main » (CNA 1416 p.7).

Ainsi, Huan Kejian demande ce que signifie modernité et ce qu’on entend par ces « modèles de culture » qui devraient permettre à la Chine de savoir où elle en est dans le monde d’aujourd’hui. Se basant sur cette citation de Marx : « L’histoire de la société humaine n’est rien d’autre que l’histoire du progrès de chaque individuHuang Kejian fait remarquer que l’individualité libre forme l’essence de la modernité … A partir des thèses bien connues de « Ethique Protestante et esprit du capitalisme » (traduit en chinois en 1986), Huang Kejian tire trois conclusions.

1- Durant la période transitoire qui nous a amené à « l’homme indépendant » moderne, le signe précurseur n’a pas été un « changement radical de la réalité culturelle objectivemais une « une transformation et un réajustement du système de valeurs dûs à l’apparition de valeurs nouvelles

2- Il y a une différence fondamentale entre l’ancien et le nouveau système de valeurs: l’ancien système était fondé sur le groupe, tandis que le nouveau est basé sur l’individu. Selon le protestantisme, chaque croyant est indépendant, il communique directement avec Dieu; de la même manière, au sein de la société moderne, tous sont égaux vis-à-vis des biens de consommation, de l’argent et de la loi.

3- Pour en arriver au nouveau système de valeurs, l’individu s’est libéré, mais en même temps, le rationalisme économique a imposé ses contraintes aux aspirations ainsi libérées. En d’autres termes, aussi longtemps que de telles valeurs ne s’imposeront pas en Chine, la « modernisation ne sera qu’un fantasme » (CNA 1416, p. 7).

En Chine, les philosophes ont traditionnellement donné leur appui au système politique. Même si maintenant quelques-uns en arrivent à la conclusion que la ‘liberté individuelle’ est le passage obligé vers la modernité, pour le moment, au dire de Huang Kejian lui même, ce concept est « un foetus né avant terme » (CNA 1416, p.8).

A mon avis, le processus de modernisation de la Chine qui a démarré d’une manière forcée à l’issue des deux guerres de l’opium vers 1850 est un phénomène comparable à celui de la sécularisation du christianisme dans l’Europe d’aujourd’hui. Sa culture (son identité culturelle) est à la Chine ce que le christianisme est à l’Europe. Ce qu’il y a de positif dans ce processus c’est bien la modernisation. L’accent mis en ce moment sur l’économie n’a pas seulement pour but de libérer les forces vives de l’emprise de la tradition; il prend aussi en compte les nouvelles valeurs qui pourront donner jour à un type nouveau de rationalité (Zweckrationalitat – rationalité instrumentale). Ainsi, le développement économique est avant tout pour la Chine un problème culturel !

Il semble bien que les changements à attendre dans le domaine philosophique en Chine continentale seront marqués par une tension croissante entre la légitimité du socialisme, (marxisme-léninisme, maoïsme-dengisme) et les impératifs de la culture chinoise traditionnelle (China News Analysis, 1452). Le premier élément de cette tension impliquera une apologétique marxiste, la recherche d’un marxisme à visage plus humain (par exemple, un humanisme marxiste et un matérialisme pratique) avec à la clé une perte de crédibilité pour le marxisme. Le second élément impliquera une recherche à l’infini de l’identité culturelle chinoise, ce qui produira une crise d’identité individuelle pour beaucoup de Chinois et une perte du sens de l’existence humaine. Le côté positif de cette tension sera une créativité intellectuelle et une avancée existentielle dans la solution de nombreux problèmes.

A Taiwan

Et Taiwan? Il y a encore de grosses différences entre le continent et Taiwan. Elles sont au niveau du système politique (les idéologies politiques sont diamétralement opposées), au niveau de l’économie (systèmes différents, et différent seuils de développement). Cependant le niveau où la société cherche à résoudre ses problèmes est le même à bien des égards. Au risque de simplifier indûment, je dirais ceci: l’évolution de la philosophie chinoise à Taiwan n’est qu’une étape dans l’évolution (ou la maturation) de la culture chinoise affrontée à un monde nouveau.

Culture / Civilisation

Vincent Shen, professeur de philosophie à l’université nationale Zhengshi – université de Taiwan, a publié dans East and (43-1993-2 pp. 279-287) un article sur l’évolution de la philosophie à Taiwan depuis 1949. Le titre est « Créativité comme synthèse de sagesses opposées; interprétation de la philosophie chinoise à Taiwan depuis 1949 ». L’article est en plusieurs parties:

1- La problématique d’une rencontre entre les philosophies occidentale et chinoise.

2- Trois écoles de synthèse

3- Nouveaux éléments pour une nouvelle synthèse.

4- Réflexions et conclusions finales.

Pour ce qui regarde les ‘trois écoles de synthèse’, voici ce dont parle l’auteur:

1-Synthèse globale représentée par Thome Fang (1899 – 1977); Fang Dongmei et ses disciples).

2-Synthèse néo-confucéenne récente avec pour représentants

Tang Junyi, Mou Zhongsan et ceux qui les ont suivis;

3- Synthèse scolastique chinoise avec pour représentants Wu Jingxiong, Luo Guang et d’autres philosophes catholiques.

Devant la pléthore des courants philosophiques occidentaux tels que la philosophie analytique, la phénomènologie, l’existentialisme, l’herméneutique et la théorie critique, Vincent Shen pose ces trois questions:

1-Quelle relation établir entre ces systèmes et l’expérience chinoise d’aujourd’hui. Qu’apportent ces systèmes pour résoudre les problèmes auxquels sont confrontés les Chinois dans une société en pleine évolution ?

2-Quelle est la pertinence de ces systèmes par rapport aux valeurs auxquelles les Chinois sont si attachés dans leur vie quotidienne, telles que l’expression culturelle, le but de l’existence, la nature de l’homme etc…?

3-Quels rapports établir avec les problèmes et les méthodes de la philosophie chinoise traditionnelle, et comment cette étude comparée pourra-t-elle clarifier ce lien? (p.284).

Voici ce qu’écrit Vincent Shen en guise de conclusion: « Toutefois, la notion de manque d’un dénominateur commun (perspectives philosophiques différentes, aussi bien en Chine qu’en Occident, telles que le confucianisme, l’idéalisme allemand, la scholastique, n’ont peut-être rien de commun soit à cause de leur structures internes ou bien de leur relations externes). Cela ne gêne toutefois pas les philosophes chinois de Taiwan pour étudier la philosophie occidentale dans la perspective qui suit: se servir de la philosophie occidentale comme d’un langage et d’une thématique dans le but d’exprimer les thèmes et concepts de la philosophie chinoise; ensuite se servir de langages philosophiques différents pour révéler et exprimer des expériences culturelles différentes; enfin, s’approprier les différents langages en vue d’exprimer les idées philosophiques qui se font jour dans les contextes nouveaux du monde où l’on vit » (p.285).

En ce qui regarde la Chine continentale, voici ce que Vincent Shen nous dit: « La Chine continentale a subi une aliénation sociale et culturelle due aux conditions créées par le régime marxiste. Il faut aussi analyser cette situation, la clarifier et la peser d’un point de vue philosophique. De plus, nous en arrivons au point crucial de l’histoire du monde où ni le capitalisme, ni le socialisme ne peuvent offrir de base viable pour l’organisation de la vie individuelle ou collective. C’est la modernité même qui est mise en cause et que l’on rejette, à la suite d’une réaction culturelle post-moderne. C’est entre le ‘moderne’ et le ‘post-moderne’ que l’esprit chinois aura à chercher son orientation consciente et philosophique pour faire face à l’avenir