Eglises d'Asie

L’ETUDE DU CHRISTIANISME ET DE LA THEOLOGIE EN CHINE AUJOURD’HUI PAR DES INTELLECTUELS NON BAPTISES

Publié le 18/03/2010




Je voudrais commencer par faire allusion à des plaintes souvent formulées en Chine aussi bien qu’en Occident concernant un grand manque ou une provision insuffisante de documentation théologique ainsi qu’un trop petit nombre de professeurs bien formés en théologie, pour ne pas parler de théologiens capables d’écrire.

Nous sommes ainsi en face d’un niveau théologique relativement bas en République populaire de Chine. D’un autre côté, il est bien connu que l’Eglise chinoise souhaite davantage de soutien en la matière. En même temps, nombre d’instituts de financement et d’individus contribuent de diverses façons à élever le niveau théologique (aide financière, envoi de professeurs pour enseigner dans les séminaires, sessions pour enseignants dans les séminaires, aide à des séminaristes pour études à l’étranger, expéditions de livres et périodiques en Chine, financement d’imprimeries, etc.). Une “opération” de grande envergure a été lancée, peut-on dire, au cours des dernières années (du moins depuis la réouverture des séminaires dans les années 80) en vue d’aider les séminaires à évoluer vers un niveau acceptable.

Les résultats de cette “opération”, cependant, ne sont pas du tout satisfaisants, sauf quelques exceptions. Et pourtant la formation théologique et la théologie en général sont très importantes pour le développement d’une Eglise catholique locale.

Dans ce contexte, je voudrais en guise d’introduction à mon sujet, rappeler quatre importantes propositions par Liu Xiaofeng, l’un des plus notables “chrétiens culturels”:

1. “Malheureusement, il n’y a pas de dynamisme intellectuel dans l’Eglise et il y a un manque certain de personnel pour des travaux de recherche qualifiée et de rédaction. L’avenir des écrits théologique et des études religieuses exige un effort soutenu

2. Dans un article sur “Les chrétiens culturels en Chine continentale”, Liu Xiaofeng fait la remarque suivante: “l’Eglise chrétienne de Chine est appauvrie par manque d’une théologie systématique de base. C’est vrai de l’Eglise comme des “sectes” qui n’ont pas de théologie du tout”.

3. Liu déclare dans le même article: “Jusqu’ici, le christianisme chinois a dû se contenter d’une théologie de l’Eglise. Il a toujours manqué d’une théologie à la fois systématique et réflexive. Ceci est un sérieux obstacle au progrès du christianisme en Chine – fait encore plus clair si l’on prend en compte la foi-idéologique athée qui règne au coeur de notre situation historique actuelle. Etant donné les circonstances présentes, existentielles et culturelles, si le christianisme n’a pas à offrir d’autres visions du monde qui se tiennent, qu’elles soient séculières ou religieuses, son existence et sa foi seront limitées aux frontières étroites de ses propres conventions pieuses où, coupé du reste du monde, il sera emmuré dans sa propre prison”.

4. Et quatrièmement, dans le même article, Liu Xiaofeng avertit que si le christianisme “ne prend pas au sérieux l’orientation dans laquelle s’engage la théologie fondamentale, il lui deviendra de plus en plus difficile de relever les défis de la société chinoise moderne. Si les théologiens chinois continuent à négliger la traduction systématique des ouvrages théologiques de fond dans le langage courant, l’avenir de l’Eglise est bien sombre

Liu Xiaofeng écrit dans l’optique d’un “chrétien culturel” (wenhua jidutu), c’est-à-dire celle d’un intellectuel qui se livre à l’étude du christianisme et de la théologie sans être nécessairement motivé par une foi personnelle. Nous savons bien que les “chrétiens culturels” sont des intellectuels qui sont entrés en contact avec la théologie chrétienne de par leurs études de la culture occidentale et de la religion. Ils ne témoignent de la foi chrétienne que dans un certain sens. Ils décident de rester en dehors des Eglises (jiaohui zhi wai) qui, selon eux, ne possèdent pas de pouvoir théologique authentique, soit parce que trop conformes à la société officielle, l’Etat ou le gouvernement, soit parce que trop sectaires, comme chez les clandestins. Dans la plupart des cas, ils sont et ils demeurent non baptisés et n’appartiennent à aucune Eglise. Ils sont “chrétiens culturels” et leur influence sur la société chinoise cultivée paraît être beaucoup plus significative que l’influence des Eglises institutionnelles. Il est remarquable que l’intérêt pour le christianisme des chrétiens culturels ne remonte jamais aux activités missionnaires en Chine avant 1949 ni ne “résulte” du travail missionnaire des Eglises chinoises après 1949. Il s’agit plutôt d’un phénomène spontané qui déplace la relation entre culture chinoise et christianisme (comme religion) vers une perspective tout à fait nouvelle. On pourrait même parler d’une “auto-inculturation” du christianisme! Le christianisme culturel, sans aucun doute, dévoile l’abîme entre la théologie et les Eglises (spécialement en Chine). Les “chrétiens culturels” se donnent pour tâche privilégiée “d’enrichir la culture chinoise d’une couleur chrétienne et de veiller à la diffusion de l’esprit chrétien dans les domaines de la culture, des arts et de l’éducationEt de fait, nous trouvons en République populaire de Chine un grand nombre de livres et d’articles sur le christianisme et la théologie qui confirment la théorie suivant laquelle le christianisme en Chine s’est développé en “force” culturelle, et ceci sans aucun effort de la part des Eglises institutionnelles. Plusieurs périodiques renommés et un grand nombre d’ouvrages avec des traductions d’oeuvres théologiques et d’articles comme aussi des productions originales en témoignent suffisamment (cf. la liste de livres et de périodiques).

L’écart entre les publications des “chrétiens culturels” et celles de l’Eglise catholique en République populaire de Chine est évident. Ces dernières sont représentées surtout par le mensuel Zhongguo tianzhujiao – L’Eglise catholique en Chine (Beijing) et le bulletin de Shanghai Tianzhujiao yanjiu ziliao huipian – La documentation catholique ainsi que par le peu de livres publiés jusqu’ici par l’Eglise catholique elle-même.

Est-ce dû seulement aux contraintes politiques qui empêcheraient les Eglises d’être plus actives en ce domaine? Ou y-a-t-il d’autres raisons? Si oui, peut-on les identifier? En évaluant et en comparant les publications, on doit bien sûr prendre en compte le développement historique de l’Eglise en Chine aussi bien que la situation religieuse et politique – historiquement développée – aujourd’hui. En réalité, nous ne tentons pas de comparer les “chrétiens culturels” et l’Eglise catholique. Mais le phénomène comme tel mérite d’être pris au sérieux – également à l’intérieur de l’Eglise catholique en Chine.

Je ne cherche pas ici à faire une présentation des “chrétiens culturels” (de nombreux articles ont déjà été publiés à ce sujet), mais à discuter l’étude du christianisme et de la théologie en Chine aujourd’hui par les intellectuels “non chrétiens” (“non baptisés”). Qu’est-ce à dire? Je veux seulement me référer au fait que, en République populaire de Chine, l’étude du christianisme, l’intérêt pour la théologie (et l’Eglise) en dehors des Eglises, est très intense et devient de plus en plus fort. Cette étude et cet intérêt pour la théologie chrétienne et l’Eglise n’auraient rien d’extraordinaire s’ils ne prenaient place à l’intérieur de la Chine, s’ils ne prenaient place en dehors des Eglises et si les auteurs n’étaient pas des “non-baptisés”.

On peut discerner trois groupes parmi ces intellectuels:

1. Des intellectuels qui entreprennent à titre personnel des travaux de recherche et de traduction en ce domaine, sans appartenir à un groupe quelconque.

2. Des intellectuels qui sont étroitement liés à des instituts ou groupes d’Etat ou non et qui oeuvrent dans le contexte de ces instituts ou groupes (par exemple les académies des sciences sociales aux différents niveaux; d’autres instituts académiques; les bureaux de publication de divers périodiques, etc.).

3. Un nombre respectable d’intellectuels qui sont considérés comme soi-disant “chrétiens culturels” et qui s’intéressent et travaillent sur le christianisme pas seulement pour des raisons académiques.

Ces groupes peuvent souvent chevaucher.

Le troisième groupe mentionné ci-dessus est le plus intéressant du fait que son intérêt pour le christianisme, la théologie et l’Eglise est positif. Il remonte aux années 80, comme Liu Xiaofeng l’a un jour remarqué: “Au début des années 80 – au temps des réformes et activités nouvelles de l’Eglise catholique, un certain nombre d’intellectuels du continent chinois ont exprimé une foi chrétienne personnelle qui s’étendait modérément aux domaines de la littérature, de l’art, de la philosophie et d’autres sciences sociales. Dans ces domaines, nous pouvons trouver de nombreuses publications – périodiques aussi bien que livres, qui traitent du christianisme et de la théologie ou encore de “philosophie chrétienne” d’une manière exclusive ou partielle et sont de haut niveau. C’est à ces publications que je tiens à me référer. Je voudrais les appeler “publications non ecclésiales” sur le christianisme et la théologie

Ces publications qui viennent de cercles non ecclésiaux, de la plume des soi-disant “chrétiens culturels” ou d’instituts académiques gouvernementaux, sont tout simplement ignorées ou ne sont pas prises au sérieux dans les milieux catholiques, surtout dans les séminaires et les couvents – alors même qu’elles sont généralement faciles d’accès – ne parlons pas d’un usage de ces publications comme matériau d’étude et d’enseignement ou comme lectures complémentaires pour les séminaristes ou même comme lecture à recommander à des personnes intéressées par le christianisme. Les intellectuels non chrétiens étudiant en Europe apprécient beaucoup ces publications et les utilisent, mais les étudiants chinois de théologie sont peu informés de leur existence. On pourrait en dire autant, dans une certaine mesure, du côté catholique pour ce qui est des publications protestantes en République populaire de Chine. Les publications protestantes sur le christianisme sont à peine remarquées ou utilisées dans les milieux catholiques.

L’une de mes préoccupations est donc, dans un sens, de présenter ces publications, de montrer qu’elles ne nuisent pas aux Eglises (l’ecclésialité “Kirchlichkeit“) et qu’elles devraient être beaucoup plus utilisées dans l’Eglise et dans la formation des séminaristes et religieuses, en Chine continentale comme en Europe. L’Eglise catholique en Chine ne peut que bénéficier de l’usage de cette littérature.

Nous ne devrions pas oublier, bien sûr, que les préoccupations de chaque côté et aussi le langage sont différents: “Le langage de la foi chrétienne chez les intellectuels est très différent du langage traditionnel de l’Eglise par suite du caractère personnalisé et spécialisé de leur foi (très attentive à la réflexion et à la culture)… Du point de vue de sa forme historique, le langage de la foi dans le processus culturel de modernisation se divise progressivement en plusieurs espèces: style ecclésiastique, style littéraire (au sens général), style académique. En Chine, le style ecclésiastique du langage chrétien se heurte aux limites imposées par l’idéologie communiste et ne peut prononcer de parole publique sur la culture chinoise. le style littéraire de la foi chrétienne est plutôt symbolique (poèmes, romans, essais, peinture, etc.) et jouit d’une liberté relativement plus grande que le style ecclésiastique… En Chine, le langage académique de la foi peut aussi avoir un espace de liberté plus vaste que le style ecclésiastique. Les intellectuels qui sont chrétiens ne paraissent pas suivre le style ecclésiastique du langage chrétien

En dépit de toutes les différences, cependant, cette sorte de littérature est de grande importance pour la Chine et pourrait être aussi d’une importance plus grande pour les Eglises – pourvu qu’elles l’utilisent comme il convient. Que pourrait être la signification de “christianisme culturel” et des publications des “chrétiens culturels” pour le développement de la théologie chinoise? Quelle forme la relation entre “christianisme culturel” et l’Eglise peut-elle prendre? Liu Xiaofeng a dit dans ce contexte: “Si le christianisme culturel peut vraiment s’imposer en Chine, et grâce à une méthodologie scientifique et réflexive promouvoir l’établissement d’une théologie systématique et d’une philosophie chrétienne authentique, il pourrait bien mettre en place la forme et le modèle à venir pour toute l’Eglise chrétienne de Chine… Les intellectuels chrétiens du continent chinois ont la possibilité d’établir la théologie chrétienne comme discipline humaniste dans les universités en Chine

Je n’ai pas le temps de développer tous les aspects de ce que signifient les “chrétiens culturels” et leurs oeuvres. Je veux seulement attirer l’attention sur ces quelques points:

– Les publications des “chrétiens culturels” sont bien écrites et bien présentées (beaucoup mieux que bien des publications des Eglises mêmes); leurs travaux sont publiés par des éditions connues pour leur forte distribution; les oeuvres de théologiens, philosophes et écrivains fameux ont été traduites.

– Leurs travaux qui sont écrits dans une perspective chrétienne couvrent des questions qui sont de grand intérêt pour la société chinoise aujourd’hui (modernisation, éthique et économie, moralité dans le travail, esthétique, quête de transcendance, vie humaine, etc.).

– Les publications sont importantes pour le dialogue (futur) entre l’Eglise et les intellectuels (la culture chinoise);

– Cette littérature pourrait aussi être importante pour la préparation philosophique générale des études théologiques;

– Elle joue une sorte de rôle critique vis à vis de la littérature théologique publiée à l’intérieur des Eglises.

Il y a en outre un aspect plus pratique en faveur de ces publications: nous n’avons pas à traduire et à imprimer nous-mêmes “seulement à l’intérieur de l’Eglise”. Nous savons tous que les capacités de l’Eglise sont limitées et cette sorte de littérature pourrait facilement être utilisée dans les séminaires comme matériau d’enseignement, peut-être pas comme manuels, mais comme compléments. Je pense que c’est notre devoir de signaler cette possibilité. C’est notre devoir de rechercher et de faciliter une coopération étroite avec les “chrétiens culturels”- aussi dans l’intérêt de l’Eglise en République populaire de Chine.

“La croissance actuelle du christianisme en Chine aussi bien que le phénomène des “chrétiens culturels” montrent que la grâce de Dieu est aussi à l’oeuvre en Chine” (A. Sprenger). Saurons-nous coopérer avec cette grâce?

Je veux maintenant me référer plus concrètement aux instituts et publications de République populaire de Chine qui traitent spécifiquement du christianisme. Religion, christianisme et thèmes théologiques sont, nous l’avons dit, largement discutés en Chine aujourd’hui et ont leur place au grand jour.

A l’Académie des sciences sociales de Pékin, il y a un Institut des religions mondiales (Shijie zongjiao yanjiusuo) avec un département spécial pour l’étude du christianisme. D’autres instituts de recherche sur le christianisme existent à Shanghai, Hangzhou, Nanjing et Chengdu. Chengdu s’est spécialisé dans la recherche sur la religion chrétienne dans les minorités ethniques. A l’université de Nankin, il y a un Institut des sciences religieuses (Nanjing Daxue zongjiao yanjiusuo) qui se spécialise dans l’étude du christianisme avec les professeurs du séminaire protestant de théologie de Nankin. Il en va de même de l’Institut des études religieuses de Shanghai qui publie surtout des études du christianisme. Il y a quelques jours, j’ai reçu une lettre du doyen de la faculté de philosophie de Beida (université de Pékin) dans laquelle il annonçait avec joie la création d’un “Département d’études religieuses” avec une chaire de christianisme à la faculté de philosophie. Ils projettent également de publier un bulletin. Tous ces instituts publient des livres et périodiques. Si nous regardons de plus près le contenu de tout ce matériau, nous pouvons distinguer les domaines suivants:

– traductions de philosophes, théologiens et écrivains occidentaux fameux pour leurs écrits sur le christianisme et la théologie;

– documents généraux sur l’histoire de la mission et l’histoire des religions;

– documents historiques sur l’histoire du christianisme en Chine, dans telle ou telle province, parmi les minorités, etc.

– biographies de grands personnages dans l’histoire de la mission et de l’Eglise;

– matériau descriptif – introductions à l’histoire de la religion et de la théologie, études de questions théologiques particulières, etc.;

– articles centrés sur certains sujets, qui pourraient bien être classifiés “articles théologiques” (beaucoup sont des traductions).

J’ai établi en première partie une liste alphabétique de quelques livres sur la religion et le christianisme pour chacun de ces domaines. Y sont mentionnées les traductions d’ouvrages non ecclésiaux ou d’ouvrages sur l’histoire de la mission qui ont été traduits par des auteurs “non baptisés” ou qui ont été publiés par des éditions non liées à l’Eglise (qui peuvent être des oeuvres imprimées d’auteurs chrétiens). En deuxième partie se trouve une liste de périodiques traitant de la religion et du christianisme avec leurs particularités et l’addition d’une bibliographie des informations spécifiques sur le christianisme.

Avec la prudence nécessaire, je veux soutenir que les “chrétiens culturels” – comme on pourrait le voir d’après les exemples cités ci-dessous – peuvent en un certain sens servir de modèles indiquant dans quelle direction s’orientera peut-être (ou s’oriente déjà?) la théologie chinoise, que ce soit dans la recherche historique (e.g. histoire de la mission) ou dans une discussion systématique (théologie systématique). Du point de vue social, ces publications sont beaucoup plus significatives en République populaire que les publications théologiques de Taiwan ou Hongkong, qui sont fondamentales pour la formation théologique et le travail à l’intérieur de l’Eglise (e.g. théologie dogmatique, liturgie, droit canon, etc.) mais qui sont en même temps produites dans un contexte différent et qui, en outre, sont soumises aux limites décrites par Liu Xiaofeng comme significatives et intéressantes “seulement à l’intérieur de l’Eglise” (jiaohui zhi nei), “seulement pour les catholiques”.

Si nous voulons accompagner l’Eglise en Chine, si nous, en tant que chrétiens, voulons accompagner le processus des énormes changements socio-politiques en République populaire de Chine, et si nous voulons aider la société chinoise à trouver une base spirituelle ou une orientation morale et spirituelle, il nous faut entrer en dialogue et communication avec ceux qui – même si leurs motivations sont différentes – s’intéressent sérieusement au christianisme et à la théologie. Et nous avons aussi nous-mêmes à incorporer beaucoup plus leurs idées, critiques et vision dans notre réflexion et notre travail.