J’ai encore bien présente à la mémoire la situation religieuse du début de 1978. Nantang était la seule église ouverte à Pékin. A part quelques étrangers, l’assistance clairsemée et sur ses gardes était composée principalement de personnes âgées.
En mai 1978, le temple du Bouddha de Jade à Shanghai ne fut ouvert que pour une visite d’hôtes italiens, mais on ne pouvait y voir aucun moine. Quand quelques uns d’entre nous, qui accompagnions le chef de la délégation italienne, eurent le privilège de rencontrer l’évêque Louis Zhang Jiashu, âgé de 85 ans, au cours d’un dîner très discret à l’hôtel Jin Jiang, je découvris que c’était la première fois en l’espace de dix ans que ce prélat « patriotique » parlait à des étrangers (1). Après le dîner, et après avoir regardé les livres que j’avais apportés pour les offrir à l’évêque, le fonctionnaire qui nous accompagnait me permit de les lui donner. Plus tard cependant, l’évêque m’a dit qu’à son retour chez lui, ces livres (les documents du Concile de Vatican II et quelques livrets liturgiques en chinois) lui avaient été repris pour un « nouvel examenIl ne les a jamais revus.
Il faut mettre au crédit de Deng Xiaoping le revirement de la politique chinoise approuvé par le troisième plenum du onzième comité central du Parti communiste chinois, en décembre 1978. Depuis lors, des changements considérables ont eu lieu non seulement dans le secteur économique mais aussi dans le domaine religieux. Le Centre du Saint-Esprit (à Hongkong) doit son origine à la prise de conscience qu’il était nécessaire que ces changements rapides soient suivis soigneusement par les chrétiens hors de Chine continentale. Depuis le premier numéro publié il y a quinze ans, la revue Tripod observe les changements dans la vie de l’Eglise catholique en Chine, en prodiguant à la fois un encouragement et aussi, à l’occasion, une critique amicale.
Le nombre croissant de catholiques, la restitution des biens d’église, l’ouverture de séminaires, de couvents, les efforts pour un renouveau liturgique, le besoin de nouvelles méthodes de formation religieuse, la qualité de vie, les conditions dans lesquelles la plupart des évêques, prêtres, séminaristes et religieuses vivent et travaillent, tout cela a été largement évoqué dans Tripod et dans d’autres publications.
Aujourd’hui l’attention de beaucoup, spécialement parmi les personnes intéressées par la situation de l’Eglise de Chine, se porte sur le manque d’unité et d’harmonie parmi les croyants. C’est un phénomène qui semble malheureusement plus marqué dans les communautés catholiques que dans d’autres groupes religieux. Comme beaucoup d’amis de la Chine, je me suis abstenu dans le passé de parler de cette situation regrettable. Récemment, la question de l’Eglise « clandestine » et de l’Eglise « officielle » vient dans la discussion plus fréquemment. La situation présente de l’Eglise de Chine est si complexe qu’on peut à juste titre parler d’une Eglise « pluraliste ». « Il y a une grande variété parmi les catholiques de l’Association patriotique et parmi les membres de l’église ‘clandestine’ et même parmi les groupes de catholiques qui se trouvent entre les deux » (2). Cette triste réalité doit être traitée, mais étant donné le cadre de cet article, je ne peux que l’effleurer.
Pour ce qui est du mouvement « clandestin », il faut distinguer deux moments historiques: avant et après la Révolution culturelle. Beaucoup de catholiques devinrent dissidents après que Mao Zedong eut imposé une overdose de zèle patriotique à tous les croyants religieux. Au début, « quelques clercs et dirigeants laïcs tentèrent un compromis avec l’Association patriotique, mais très vite les communistes firent savoir que ce n’était pas satisfaisant et continuèrent à faire pression encore plus fortement » (3). Jusqu’à la fin de la Révolution culturelle, les voix de ceux qui osaient être en désaccord avec la « politique de liberté religieuse » officielle ne se firent guère entendre. Ces dissidents furent réduits au silence, mis au ban de la société, et en de nombreux cas, punis de prison, de camps de travail et même de mort (4).
Passant en revue les quinze dernières années, il est difficile de dire exactement ce qui a conduit à la situation présente. Récemment, certains ont parlé de l’Eglise « clandestine » comme d’un « nouveau groupe … en position d’affrontement« . S’il en est ainsi, il n’est pas historiquement exact d’en attribuer l’origine aux dispenses spéciales accordées par le Saint-Siège à l’Eglise de Chine en 1978 (5). Quand le Saint-Siège accorda des « facultés » à la Chine — comme cela s’est fait en d’autres situations exceptionnelles — la raison fut simplement d’aider l’Eglise à survivre à la répression, en permettant à la religion d’être pratiquée sans avoir à se préoccuper de certaines lois canoniques de l’Eglise. A l’époque, personne n’était en mesure d’imaginer les changements à venir dans la politique chinoise, ou même de penser à une « Eglise d’opposition ».
Croissance et contrastes
Après 1979, pensant qu’il serait éventuellement permis à la religion de se développer librement, la plupart des catholiques, clercs et laïcs, même ceux qui avaient passé des années dans des camps de travail, prirent au sérieux la nouvelle direction instaurée par Deng Xiaoping. Un bon nombre furent d’accord pour offrir leurs services dans les églises qui s’ouvraient. D’autres, tout en se tenant à l’écart, adoptèrent une attitude de non-confrontation ou d’acceptation silencieuse de la situation. Je fus très impressionné par l’attitude du Père Vincent Zhu, de Shanghai, quand je le rencontrai au début des années 80 peu de temps après sa libération de vingt-cinq ans de détention. Ses convictions envers l’Association patriotique restaient inchangées, mais il parlait avec enthousiasme du nouveau climat social et de la liberté retrouvée. Pour d’autres, la délivrance des terreurs de la Révolution culturelle fut l’occasion de s’engager dans une autre voie. Une décision importante, prise en premier par Mgr Joseph Fan Xueyan, évêque de Baoding, fut celle d’ordonner secrètement des évêques et des prêtres en dehors de la structure officielle. Le Saint-Siège a souvent été accusé de nommer les douzaines d’évêques ordonnés ainsi depuis lors (6). En fait, dans la plupart des cas, le choix de ces pasteurs non conformistes fut présenté à Rome comme un fait accompli. Revenant en arrière sur les développements de ces années, on est obligé d’admettre que certains choix furent malavisés et imprudents.
Il est évident que Vincent Zhu et d’autres dirigeants d’Eglise allèrent trop loin en croyant que l’attitude de base du régime envers la religion avait réellement changé. Dans la courte période 1981-1983, le Père Vincent ainsi que d’autres prêtres et des évêques, dont Mgr Joseph Fan Xueyan (qui avait passé la plus grande partie de sa vie en prison), furent de nouveau arrêtés et renvoyés en prison pour « crimes contre-révolutionnaires » (7). Le harcèlement des chefs religieux insoumis, avec des méthodes brutales, entraîna aussi parfois la répression de larges secteurs de la population par les forces de sécurité et se poursuivit sans relâche au cours des années.
L’atmosphère dans laquelle le christianisme et les autres religions ont évolué depuis 1979 est un mélange de confiance et de peur. Beaucoup de réalisations tant de l’Eglise officielle que de l’Eglise « clandestine » ont été rendues possibles par des décisions politiques qui ont aussi conditionné profondément le développement des deux groupes. Une personne impliquée de près m’a raconté récemment que dans le nord-est plusieurs femmes représentant une communauté catholique rurale qui ne bénéficiait d’aucun secours religieux, demandèrent instamment à l’évêque de l’Eglise officielle à la capitale provinciale d’envoyer un prêtre les visiter. Finalement l’évêque leur répondit que puisque les fonctionnaires du Bureau des affaires religieuses n’étaient pas en faveur de la diffusion de la religion, il ne pouvait satisfaire leur requête. Ces femmes allèrent alors dans une autre province trouver un prêtre de l’Eglise « clandestine ». La communauté se joignit tout naturellement au groupe « clandestin ».
Il y a quelque temps, au cours d’une réunion provinciale des chefs religieux au Sichuan, il fut remarqué que dans les diocèses où les cadres du Bureau des affaires religieuses et de l’Association patriotique se montraient compréhensifs et coopératifs, aucun mouvement « clandestin » ne s’était développé, mais là où les affaires religieuses étaient prises en main avec ferveur idéologique et avec arrogance, des groupes « clandestins » se développaient à une cadence alarmante. Au milieu des années 80, j’eus l’occasion de rencontrer quelques prélats chinois reconnus par le gouvernement mais en même temps désireux de préserver l’intégrité de la foi catholique. J’en entendis plusieurs dire être convaincus que la coopération avec l’Association patriotique serait beaucoup plus facile si son personnel était plus respectueux des priorités religieuses.
Mgr Philippe Ma Ji, peu de temps après sa nomination en 1987 comme évêque « officiel » de Pingliang, province du Gansu, intervint publiquement pour demander que les clercs qui s’étaient mariés et d’autres qui avaient abandonné l’enseignement traditionnel de l’Eglise soient relevés des postes de responsabilité dans les trois structures catholiques reconnues par le gouvernement depuis 1980: l’Association patriotique, la Commission administrative et la Conférence des évêques. Ceux qui espéraient que cette déclaration courageuse serait le signal d’un revirement furent déçus. Bien que la loi du célibat ait été publiquement rétablie par l’Eglise officielle, l’opportunisme politique eut le dessus et plusieurs dirigeants d’Eglise, très impopulaires parmi les fidèles en raison de leur mariage ou de leur orientation politique, restèrent en place. Manifestement, ils étaient des plus utiles pour diriger les affaires de l’église selon la ligne gouvernementale.
1988-1989: Les années cruciales
Les grands espoirs de 1988-89 furent bientôt transformés en déceptions traumatisantes pour toute la société chinoise. De nombreux citoyens bien intentionnés et même des membres du Parti firent pression pour un changement dans l’exercice de l’autorité, mais les évènements tragiques du 4 juin 1989 montrèrent que les faucons étaient encore en charge.
Dans les milieux religieux, le dynamisme de nombreuses communautés protestantes et catholiques encourageait à penser que les affaires de l’Eglise seraient finalement dirigées sans trop d’ingérence; on avait l’impression qu’une nouvelle législation religieuse plus large et plus arrangeante serait bientôt promulguée.
Il était évident qu’un débat était en cours parmi les membres du Parti chargés du contrôle des affaires religieuses, en particulier parmi les membres du Front uni. En ce qui concerne l’Eglise catholique, une nouvelle ligne avait déjà été définie au cours du deuxième semestre 1988. Les directives, connues sous le nom de Document n° 3, furent approuvées par le Front uni du PCC et le Bureau des affaires religieuses le 24 décembre 1988. Ce document fut publié par le Comité central du Parti en février 1989. Une ébauche de cet important document, qui devait rester secret, avait été discutée à différents niveaux au cours du deuxième semestre 1988. Le sens en ressortait clairement du titre : « Intensification du contrôle sur l’Eglise catholique pour faire face à la situation nouvelle » (8). Bien que le document fasse quelques concessions intéressantes, il montre aussi une froide détermination de maintenir la structure de l’église officielle sous strict contrôle et de mettre en oeuvre la ligne dure contre les groupes « clandestins ». Le texte débute par une référence à « la situation nouvelle de réforme et de libéralisationsans plus de précisions. Certains purent y voir une allusion à un dialogue imminent avec le Saint-Siège et au désir du gouvernement d’être prêt à négocier depuis une position de force. En décembre 1988, dit-on, vingt-deux évêques représentant différentes provinces furent convoqués à Pékin, où on leur demanda leur opinion sur une reprise des relations diplomatiques avec Rome; leur réponse fut à la fois positive et unanime.
Quelques concessions positives furent sans doute le fruit d’une « pression modérée » exercée sur les dirigeants politiques par beaucoup d’évêques reconnus par le gouvernement. Ces concessions comprenaient une reconnaissance que même les membres de l’Eglise faisant partie de l’Association patriotique n’avaient pas été traités équitablement en ce qui concernait la restitution des biens d’Eglise et les moyens de subsistance. Le Document n° 3 signalait aussi la nécessité de revoir le rôle et la structure de l’Association patriotique catholique (qui s’était montrée « grandement utile » dans le passé). Il déclarait que le collège épiscopal, qui n’avait pas encore de constitution, devrait être renforcée et son pouvoir précisé. Il décidait aussi que la Commission administrative ne devrait être qu’un simple comité dépendant du collège épiscopal.
La liberté était cependant plutôt limitée puisque le Document déclarait également que « la structure du pouvoir suprême dans l’Eglise catholique chinoise serait le Congrès national des représentants catholiques chinoisLe Congrès national devrait être responsable de l’élection du président, du secrétaire général et du comité exécutif de la Conférence des évêques; il serait responsable également de l’Association patriotique des catholiques chinois réorganisée. Le Document n° 3 réaffirme la nécessité d’une formation idéologique du clergé et des fidèles laïcs, et souligne la ferme volonté du gouvernement de maintenir l’Eglise catholique indépendante du Saint-Siège. « Le Vatican n’a pas à s’ingérer dans les affaires internes de notre pays, même pas dans les questions religieuses » (9). Pour ce qui regarde les groupes « clandestins », « des mesures efficaces » seront mises en oeuvre visant à « unir la majorité, isoler la minorité et frapper durement les éléments réactionnaires« . La tâche d’aider à ramener le clergé clandestin à la raison serait confiée aux éléments patriotiques. En tout cela, l’emprise du parti devait être renforcée: « La conduite de l’Eglise catholique par le parti et le gouvernement devra être renforcée
Le leadership du Parti est renforcé
Depuis 1989 les plus hautes autorités du Parti et de l’Etat se préoccupent des questions religieuses. Selon le dirigeant bouddhiste Zhao Puchu, « tout ceci est sans précédent dans l’histoire des affaires religieuses depuis l’inauguration de la République populaire » (10).
Depuis lors, plusieurs instructions publiées par le gouvernement avaient toutes pour but de renforcer le leadership du Parti et d’appliquer le contrôle administratif (11).
Des indications voilées du contenu du Document 3 apparurent au cours d’une réunion nationale des représentants des trois organismes officiels de l’Eglise catholique qui se tint à Pékin en avril 1989.
Le rehaussement du statut de la Conférence des évêques et l’attribution d’un rôle secondaire au Comité administratif de l’Eglise furent perçus comme un pas dans la bonne direction. Rendant compte de la réunion, les médias mentionnèrent la Conférence des évêques en premier, mettant ainsi l’Association patriotique des catholiques chinois à la seconde place. La répartition des participants fournit également un bon signe: 50 évêques, 10 prêtres et 15 laïcs. Puis ce fut le massacre du 4 juin 1989.
La rédaction de la nouvelle constitution pour les structures révisées de l’Eglise catholique prit trois ans. Ces révisions furent présentées et approuvées au cinquième Congrès des représentants catholiques chinois en septembre 1992, avec la présence des médias officiels et avec la participation des dirigeants politiques (12). Tout fut fait dans le cadre défini par le Document n° 3 du Parti. Dans sa nouvelle constitution la Conférence des évêques était décrite comme « la structure qui dirige les affaires de l’Eglise catholique en Chine au niveau national » (art. 2). Mais cette définition est bien vite vidée de son contenu par les articles 4, 13 et 14, qui déclarent que les décisions des évêques sont totalement sous le contrôle du Congrès des représentants catholiques chinois qui détient tous les pouvoirs statutaires sur la Conférence des évêques. En outre, « les questions importantes » devraient être décidées en accord avec l’Association patriotique des catholiques chinois (art. 8). Les statuts approuvés de la Conférence des évêques affirment que l’Eglise chinoise s’efforcera de maintenir « les principes d’indépendance et de gouvernement autonomeNulle référence n’est faite à l’adhésion à la tradition apostolique, à l’acceptation du droit canonique universel et il n’y a aucune mention de la reconnaissance du rôle du Saint-Siège. La composition du Congrès des représentants des catholiques chinois (272 délégués) avait été soigneusement réglée pour qu’aucune surprise ne surgisse dans la rédaction de la décision finale. Des 67 évêques invités 50 participèrent au congrès. Il y avait aussi 13 religieuses, 101 prêtres et 91 laïcs.
Après les évènements dramatiques du printemps 1989, une tendance à une confrontation plus ouverte avec les groupes dissidents apparut au sein des églises. L’institution d’une Conférence des évêques catholiques indépendante le 21 novembre 1989 signale un point de rupture. Les forces de sécurité furent promptes à agir contre cette décision provocante de ce petit groupe de clercs. Alors que les positions se radicalisent de plus en plus, des fautes déplorables sont commises et on trouve des cas d’intolérance chez les extrémistes des deux camps chrétiens. Aujourd’hui, malheureusement, l’esprit de pardon fait défaut des deux côtés (13), ce qui met en péril la vitalité et la crédibilité de l’Eglise. Sans mettre en doute la bonne foi et la sincérité de la plupart des pasteurs qui acceptent les limites imposées aux structures de l’Eglise officielle, il faut reconnaître le besoin de dirigeants catholiques responsables qui répondent à quelques questions fondamentales (14).
La division dont souffre l’Eglise catholique ne peut pas être simplement ramenée à une dispute au sujet de la loyauté au Saint-Siège. Il y a des facteurs sociologiques communs aux groupes dissidents catholiques et protestants (15). Malgré tout, cela semble un peu trop simpliste d’excuser les mesures répressives en faisant carrément porter le blâme aux groupes « clandestins », comme si l’Association patriotique des catholiques chinois était plus ou moins obligée de durcir son attitude pour contrer des forces « clandestines » qui sémeraient le trouble et créeraient des désordres. Plus vraisemblablement, le développement des groupes « clandestins » et la naissance de la nouvelle Conférence épiscopale sont dûs aux restrictions imposées par les structures officielles.
Retour sur le contexte social
Pour comprendre les racines du problème, il est nécessaire d’examiner, quoique brièvement, le contexte social dans lequel les églises de la République populaire de Chine doivent fonctionner.
La nouvelle politique éclairée et courageuse introduite par Deng Xiaoping, a réussi à mettre l’économie de la Chine en marche et à accélérer le mouvement vers la modernisation. Mais le passage dramatique d’un modèle économique socialiste à une économie de marché a contribué à obscurcir des idéaux sociaux auparavant en honneur. Il n’est pas surprenant que l’ascèse communiste et le service du peuple soient maintenant perçus par de larges secteurs de la société chinoise, en particulier par les jeunes, comme démodés.
Depuis le début des années 80, les autorités ont réagi périodiquement pour neutraliser ces retombées négatives. Outre la promotion de campagnes à travers tout le pays telle que la « civilisation spirituelle socialiste« , elles ont accentué l’endoctrinement idéologique, promu la popularité d’anciens modèles de héros et pris des mesures énergiques pour réprimer la corruption. Ces campagnes n’ont pas eu beaucoup de succès. Des tendances négatives persistent et certains parlent ouvertement d’une crise de confiance. Le mouvement révolutionnaire sur lequel s’est construite la Chine nouvelle semble avoir perdu sa force morale et son autorité, rendant ainsi le leadership presque impossible. Le pouvoir est fermement aux mains du gouvernement et du Parti qui détermine les décisions politiques, mais la récente exaltation des valeurs confucéennes par le président Jiang Zemin semblerait être une admission que l’idéologie officielle n’est pas suffisante pour ancrer la Chine dans le nouvel âge technologique.
En Chine, on ne peut pas espérer entendre des voix discordantes dans les médias publics. Pourtant, selon la politique du Front uni, des représentants issus de différents groupes sociaux — y compris quelques dirigeants religieux — sont présents dans les structures consultatives et législatives à divers niveaux. A l’intérieur de ces structures il est possible, même pour des groupes religieux, d’exprimer une critique légitime, des réserves et des inquiétudes. Malheureusement, l’attitude qui prévaut chez les catholiques de l’Eglise officielle est le conformisme total (16). Mais les voix de quelques non-catholiques bien connus nous aident à mieux comprendre les questions fondamentales.
Zhao Puchu, président de l’Association bouddhiste chinoise, ne peut pas être accusé de ne pas être patriote. Il a pourtant ressenti le besoin de prendre la défense des droits de la religion. Au cours de la Conférence consultative politique qui s’est tenue à Pékin au printemps dernier, sa critique énergique du traitement de la religion par la Chine fut distribuée à tous les participants à la demande des députés. La politique de liberté religieuse, déjà définie par le Document 19 (1982), est compatible avec la conviction exprimée par Li Weihan en 1961, qu’elle vise à accélérer le déclin des croyances religieuses plutôt qu’à promouvoir leur développement. Parlant à une réunion à Henan le 14 avril 1992, Zhao Puchu conseillait aux cadres s’occupant des religions de ne pas aborder le problème négativement. « Fréquemment … les droits des organisations religieuses, des temples, des églises sont bafouésse plaignait-il. Zhao Puchu soutenait que la solution de facilité pour les cadres supervisant les religions est de « promouvoir l’attitude ‘gauchiste’, allant jusqu’à répandre la propagande athée parmi les masses des croyantsCertains cadres, ajoutait-il, pensent que « les masses des croyants religieux devraient être converties à l’incroyance et que l’élimination de la religion devrait être considérée comme une mesure de l’étendue de la consolidation du front socialiste » (17).
L’évêque Ding Guangxun, président du Conseil chrétien de Chine, est convaincu que la présence de la religion en Chine n’est pas incompatible avec le socialisme ni au niveau politique ni au niveau moral. Ce dirigeant protestant bien connu a souvent dénoncé la propagation d’un « vent de suppression » contre les activités religieuses. Récemment, il rapporta qu’un nombre de savants chinois en étaient venus à découvrir les valeurs positives des religions, en examinant le phénomène du nombre croissant des conversions au christianisme (18).
Quelques membres du Parti partagent cette conviction. Un magazine de Hongkong a rapporté récemment que la Commission centrale du PCC concernant la discipline et le contrôle avait découvert que le nombre des membres du Parti ayant rejoint l’une des cinq religions principales atteignait pas moins de 7 à 9 pour cent. Ce qui est frappant c’est que 39,2 pour cent de ces personnes ont une éducation secondaire ou universitaire; 27 pour cent sont des professionnels ou des intellectuels et 18 pour cent vivent soit dans une grande ville soit dans la zone est plus développée. La Commission de la discipline est prompte à rappeler à ces camarades qu’il doivent démissionner ou être expulsés du Parti (19).
Peut-il y avoir un nouveau départ?
La direction de la République populaire de Chine est souvent la cible des critiques des médias internationaux pour son gouvernement totalitaire, dictatorial et autoritaire et sa violation des droits fondamentaux de l’homme. Des critiques du système bien informés, comme le Professeur Chang Kuo-sin de Hongkong (20), ont cependant raison de dire que « le gouvernement chinois a montré une sagesse et une détermination formidables face aux nombreux problèmes importants inhérents à la tâche de diriger une population de un milliard deux-cent millions… »
La façon dont sont traitées les questions religieuses en Chine est profondément conditionnée par les préjugés hérités d’un marxisme démodé. Cela complique sans nécessité la tâche de gouverner un pays si immense. La constitution de 1982 (art. 36) reconnaissait le droit de chaque citoyen de croire ou de ne pas croire en une religion. Cela semblerait impliquer que chaque religion a sa propre nature et sa tradition. En ajoutant que seules les activités religieuses « normales » peuvent prétendre être protégées par la même loi constitutionnelle signifie que certaines formes d’activités religieuses peuvent être qualifiées d' »anormales » ou d' »illégales« . On cite le secrétaire général du Parti, Jiang Zemin, déclarant à une réunion des cadres du Front uni sur l’île de Hainan en novembre 1993 : « Le but de la mise en oeuvre de la politique de liberté religieuse du parti et du renforcement de son contrôle des affaires religieuses en accord avec la loi était d’influencer la religion pour l’amener à s’adapter à la sociétéMalheureusement, il ajoutait que bien qu’il n’était pas demandé aux croyants d’abandonner leur « idéalisme, théisme ou foi religieuseil fallait que les organisations et les doctrines religieuses « qui ne cadrent pas avec le socialisme soient réformées » (21).
Cela fut aussi l’essentiel d’un long article publié par l’Académie chinoise des sciences sociales, dans Studies in World Religions (1994, n° 4, p. 83). L’article soulignait que c’était la religion qui devait s’adapter aux exigences de développement d’une société socialiste, non pas la société socialiste qui devait s’adapter à la religion. Heureusement des vues plus constructives sont exprimées de temps en temps par des experts de cette même institution (22). M. Liu Peng, membre de la même académie (Tripod XV, n° 88, juillet-août 1995, pp. 5-18) affirme que les relations de l’Eglise et de l’Etat en Chine consistent en « la prédominance de l’Etat sur la religionLiu interprète la suggestion de Zhao Puchu que la Chine mette en pratique la séparation de l’Eglise
et de l’Etat comme voulant dire que l’Etat devrait accorder tous leurs droits aux groupes religieux. Cependant il ne pense pas que le modèle fondamental de prédominance étatique changera. Il est également convaincu que « fondamentalement le gouvernement ne croit plus que la religion est un pouvoir hostile à combattre vigoureusementPar ailleurs, « en raison de leur développement constant et rapide, les groupes religieux autonomes ne peuvent pas être éliminésA la lumière de cela, Liu croit que « le gouvernement peut commencer à communiquer jusqu’à une certain point avec les organisations religieuses ‘clandestines' » (23).
De nombreux observateurs indépendants se demandent pourquoi la Chine continue à se méfier de la religion et pourquoi le parti juge encore nécessaire de renforcer son contrôle. L’expérience universelle indique que la religion peut être une force appréciable contribuant à la croissance et au bien-être de la société (24). Il est bon de noter que le pape, dans ses différents messages au peuple chinois, a toujours souligné que les catholiques chinois –comme les catholiques partout ailleurs– doivent être de bons citoyens et contribuer au bien-être de leur pays. Le Saint-Siège s’est abstenu d’approuver ou de condamner l’un ou l’autre groupe dans l’église chinoise. En fait, que ce soit publiquement ou en privé, il n’a jamais approuvé la conférence des évêques « clandestins ». Le Saint-Père lance un appel incessant à l’unité basée sur la fidélité au Christ et sur la nécessité de reconnaître le primat du pape dans l’Eglise universelle.
Récemment, les médias ont rapporté de nouvelles ouvertures dans le dialogue entre le Vatican et Pékin en vue d’un accord au sujet des relations diplomatiques (South China Morning Post, 30 septembre 1995). Peut-être est-ce exact, peut-être non. En tout cas, il ne devrait pas y avoir d’obstacle à la reconnaissance diplomatique mutuelle. Plus de cent pays, grands et petits, qui entretiennent des relations diplomatiques avec le Saint-Siège ne semblent pas être gênées outre mesure par le rôle du pape envers les évêques et les fidèles de leurs pays. Espérons que les dirigeants chinois verront dans cette expérience universelle et dans les différents concordats signés par plusieurs pays, la possibilité de trouver une formule acceptable à la dignité de la nation chinoise et respectueuse aussi de la nature même de l’Eglise.