Eglises d'Asie

LES TRAVAILLEURS MIGRANTS DE L’INTERIEUR SONT UNE SOLUTION ET NON UN PROBLEME

Publié le 18/03/2010




Quelques jours après le nouvel an lunaire, les employés des chemins de fer chinois à travers la Chine vivaient leur cauchemar annuel. Dans toutes les petites gares de campagne, des millions de paysans se rassemblaient dans un seul but : aller vers les villes. La saison des vacances terminée, les quatre-vingt millions de travailleurs migrants chinois – l’Armée de Deng – se mettaient en marche.

A la fin des années 1970, la réforme de Deng Xiaoping libéra les communes agricoles et permit à des millions de paysans d’aller chercher du travail dans les villes. Depuis lors, les déplacements massifs de travailleurs ont beaucoup inquiété les autorités et les planificateurs, pas seulement à cause de la pression mise sur les infrastructures. Beaucoup craignent qu’une migration d’une telle ampleur améne une pression sociale et finalement de l’agitation politique (1). En conséquence, les travailleurs migrants ont été traités avec méfiance, comme des citoyens de seconde zone. Par exemple, les travailleurs provenant de la campagne n’ont pas le droit d’acheter des propriétés en ville, ou d’envoyer leurs enfants dans les écoles de la ville. Quelques autorités municipales essayent de décourager les compagnies d’employer des migrants.

Mais les forces du marché sont plus puissantes que les décrets officiels même en Chine communiste. Dans les cités en plein développement et dans les zones économiques spéciales, les usines et les chantiers de construction ont besoin de toute la main d’oeuvre qu’ils peuvent trouver, et la perspective d’avoir des salaires deux fois et demi plus élevés qu’à la campagne fait venir beaucoup de ruraux.

En fin de compte, à l’heure actuelle, quelques planificateurs officiels commencent à admettre ce que les économistes et les sociologues leur disaient depuis longtemps, à savoir que, tout en procurant le muscle nécessaire à la puissance grandissante de la Chine, l’Armée de Deng pouvait aussi être un facteur important de stabilité sociale. Plutôt que de fracturer la société, les migrants pourraient être le ciment qui la consolide même si les repères traditionnels disparaissent.

Pour le dire simplement, les migrants ne sont pas un problème mais font partie de la solution. Pendant des années, certains sociologues ont annoncé que Pékin courait au désastre en créant des ilôts de richesse dans les villes et les zones économiques spéciales de la côte est. Si les masses rurales n’étaient pas partie prenante de la prospérité croissante du pays, l’abîme entre riches et pauvres continuerait de s’élargir rapidement et pourrait mener à une accumulation de frustrations et, finalement, à l’agitation sociale.

Les migrants assurent un pont entre les riches cités et l’intérieur pauvre. L’argent qu’ils envoient dans les campagnes permet à leurs parents restés à la ferme d’améliorer leur niveau de vie. Beaucoup de migrants ramènent leurs économies à la campagne pour y créer de petites entreprises, créant ainsi des emplois dans les villages.

“La création d’une énorme classe ouvrière de migrants a créé un mélange de population inconnu jusqu’ici en Chinedit Li Zhou, chercheur à l’institut de développement rural de l’académie chinoise des sciences sociales à Pékin. “Cela aide à réduire les différences régionales de toutes sortes et affaiblit le rôle du gouvernement dans la fabrique sociale

L’opinion officielle sur les migrants est en train de changer comme on peut le voir dans la presse contrôlée par l’Etat. Les portraits de migrants les dépeignant comme criminels potentiels ou vagabonds se reproduisant comme des lapins sont en train d’être remplacés par des rapports plus objectifs et équilibrés qui reconnaissent leur contribution à l’économie et se lamentent des mauvais traitements qu’ils reçoivent de la part de citadins privilégiés. Le ministère de l’Agriculture s’est lui aussi mis en peine de démasquer le mythe négatif entourant les migrants, en les décrivant comme des travailleurs stables et responsables.

Les réformistes du gouvernement profitent de ce climat favorable pour exiger le respect des droits des migrants. Par exemple, ils demandent l’abrogation rapide du système d’enregistrement des logements. Ce système empêche en effet les travailleurs migrants de se loger à proximité de leurs lieux de travail. La quarantaine de villes chinoise de plus d’un million d’habitants n’accordent pas aux travailleurs migrants de permis de résidence permanente. Huang Weiliang, directeur adjoint du centre de recherche sur les travailleurs migrants de Shanghai, affirme : “Nous devons reconnaître leur contribution à la Chine et arrêter d’installer des barrages routiers qui créent davantage de problèmes qu’ils n’en résolvent”.

Dans quelques villes, les barrages routiers commencent à disparaître et les attitudes vis-à-vis des travailleurs migrants évoluent. Les fonctionnaires locaux sont là aujourd’hui, après chaque nouvel an lunaire, pour guider les voyageurs vers les autocars, leur donner des conseils pour éviter les escrocs, et aider ceux qui croulent sous le poids des bagages.

Il reste difficile de voir les citadins déployer le tapis rouge pour l’Armée de Deng. Mais ils ne peuvent continuer à traiter ses soldats comme des pariahs. Ils sont déjà trop nombreux. Si le mouvement présent continue après l’an 2000, leur nombre atteindra le chiffre de 110 millions. Ce chiffre n’inclut pas ceux qui émigrent à l’intérieur même de leur district d’origine et qui sont au nombre d’environ 20 millions.

Le défi que doivent affronter les autorités chinoises à tous les niveaux est celui de garder cette gigantesque main d’oeuvre sinon heureuse du moins satisfaite de son sort. Si elles échouent, l’ordre public en souffrira parce que les migrants se fatigueront d’être traités comme des citoyens de seconde zone.

Le fondateur de la Chine communiste, Mao Zedong, disait : “Le problème paysan est la question centrale de la révolution nationaleSon rapport sur les campagnes, vieux de soixante-dix ans, reste toujours vrai. Reste à savoir de quelle révolution il s’agit.

Chaque matin, dans son minuscule bureau d’une allée obscure de Hefei, capitale de la province d’Anhui, Cai Bi régale ses clients émerveillés d’histoires sur le monde extérieur. Au centre pour l’emploi de Dongyu, des rêves naissent chez des centaines de migrants ruraux de l’intérieur de la Chine qui espèrent pouvoir aller faire fortune dans les villes de la côte. La plupart des migrants trouvent du travail par eux-mêmes, par des amis ou leur famille, mais de plus en plus nombreux sont ceux qui se tournent vers des intermédiaires comme Cai.

“Regardez, cette usine de Shenzen a besoin de 100 femmes et d’une douzaine d’hommes. L’autocar partira après demainCai dit cela en faisant passer un papier graisseux selon lequel son agence est habilitée à trouver des ouvriers pour l’usine de fabrication de jouets électroniques Huadaming. Les paysans qui sont dans la pièce viennent pour la plupart du sud et du nord de l’Anhui et demeurent sur la réserve: “Qu’est-ce qui se passe s’il n’y a pas vraiment de travail demande l’un. “Est-ce que le salaire inclut nourriture et logementdemande l’autre.

Il ne s’agit pas ici de paysans naïfs faciles à leurrer. Ils ne vont pas prendre n’importe quel travail. Ils connaissent parfaitement les conditions du marché du travail. Quelques-uns ont déjà travaillé dans les villes et d’autres connaissent des personnes qui y travaillent. 40% des 2,5 millions de migrants qui quittent l’Anhui chaque année finissent à Shanghai ou dans le delta de la rivière des perles. 20% vont à Pékin ou Tianjin. “Les paysans de l’Anhui ont l’esprit plus ouvert sur la possibilité de quitter la provinceaffirme Cai.

La plupart, comme Cui Longwu du district de Liu’an, province de l’Anhui, changent de travail tous les deux ou trois ans. “J’ai commencé comme cyclo-pousse à Shenzen. Ensuite, je suis allé dans une usine de Nankin et, finalement, je suis devenu vendeur à Shanghaise souvient Cui. Il a donc été sur les routes pendant six ans avant de revenir chez lui pour établir sa propre compagnie de décoration spécialisée dans la fabrication de fausses façades romaines pour les entrées de bars et les salons de karaoké. “J’ai ramené un peu d’argent avec moi, mais j’ai surtout ramené de l’expériencedit-il en regardant ses ouvriers monter des piliers doriques à l’entrée d’un indescriptible hôtel d’Etat.

L’économie du travail des migrants est simple. La disparition du système des communes dans la campagne à la fin des années 1970 a mis en lumière l’énorme surplus de main d’oeuvre rurale. Une partie de ce surplus – estimée aujourd’hui à 120 millions mais qui devrait atteindre les 200 millions en l’an 2000 – commença d’abord à se déplacer vers des emplois non paysans sur place. Beaucoup prirent rapidement conscience que la migration offrait une meilleure voie vers la richesse.

Un décret de 1984 permit aux paysans de s’établir dans les villes s’ils pouvaient se suffire à eux-mêmes. Presqu’aussitôt l’Armée de Deng commença à se former. En moins d’une décennie, elle a radicalement transformé la démographie des grands centres industriels et commerciaux. La population immigrée de Shanghai par exemple a grossi de 3,5 millions de personnes et on s’attend à ce qu’elle atteigne 4,5 millions en l’an 2000. Dans la province de Canton, avec ses zones économiques spéciales très gourmandes en main d’oeuvre, le nombre total des migrants a atteint le chiffre de 11 millions : il n’était que de cinq millions en 1989.

L’impact de la migration sur les villages ruraux a été très positif. Dans les provinces de l’intérieur, l’exportation de la main d’oeuvre procure un certain réconfort, atténuant la faiblesse de leurs performances économiques par rapport à celles de la côte. “Nous considérons que la migration de la main d’oeuvre est une sorte de coopération entre les provinces orientales et occidentales du paysdit Xie Shijie, secrétaire du Parti communiste dans la province très peuplée du Sichuan. Dans une interview récente qu’il a accordée au Ta Kung Pao, quotidien procommuniste de Hongkong, Xie met en avant les avantages économiques de l’envoi des paysans dans les villes : “Ils s’en vont sans rien dans les mains et ils reviennent riches. C’est comme si on faisait de l’argent à partir de rien

Il est évidemment bien informé. Près de six millions de ruraux du Sichuan travaillent dans d’autres provinces, et quatre autres millions ont quitté la terre tout en restant dans la province. L’argent qu’ils envoient de l’extérieur est estimé à vingt milliards de renminbi (20 milliards de francs) par an, ce qui équivaut à 7% du produit brut de la province. De, plus selon les fonctionnaires de la province, 300 000 de ceux qui sont revenus s’installer sur leur lieu d’origine ont créé leur propre entreprise et offrent des milliers d’emplois sur place.

Cependant, la migration a aussi perturbé le tissu familial et social de la Chine rurale. Selon le China’s Women News, dans la ville-marché de Jianyang, au Sichuan, par exemple, 81 des 168 cas de divorce depuis deux ans ont été causés par le départ de l’un des partenaires pour aller travailler ailleurs. Les fonctionnaires chinois disent que les naissances illégitimes chez les femmes migrantes

sont la plus grande menace pour l’ambition chinoise de garder la population du pays au dessous de 1,3 milliards en l’an 2000.

L’impact, bon et mauvais, de l’immigration sur les villes est facile à constater. Les migrants font marcher les usines et les chantiers de construction, ils accaparent la rue et les transports publics et augmentent les bidonvilles. D’un autre côté, beaucoup de fonctionnaires des cités brandissent des chiffres montrant que les travailleurs immigrés sont la cause d’une vague de crimes. Ils sont impliqués dans 60% des crimes commis à Canton, 50% de ceux de Shanghai et 46% de ceux de Pékin. Mais les sociologues attribuent cela au traitement qu’ils reçoivent de la part des autorités municipales plutôt qu’à une prédilection naturelle pour le crime.

Les choses changeraient si les migrants obtenaient la permission de s’établir avec leurs familles dans les villes. Huang Weilian, du centre de recherche sur les travailleurs migrants de Shanghai, dit par exemple : “Beaucoup de migrants sont forcés de vivre en transit dans les bidonvilles autour des villes. En conséquence, ils ne se sentent pas citoyens du lieu et se tournent vers le crime. Le travail du gouvernement devrait être de les aider à échapper à cette situationXie, secrétaire du parti du Sichuan, ajoute : “Nous ne prenons pas le parti des paysans du Sichuan qui enfreignent les lois, mais, de la même manière, nous ne pouvons pas ignorer les exemples d’exploitation et de manque de respect pour leur vie qui prennent place dans les villesL’une des tâches importantes du bureau des travailleurs migrants récemment formé par le gouvernement du Sichuan sera justement de protéger les droits des migrants originaires de la province et travaillant en d’autres lieux. C’est une tâche difficile parce que dans la plupart des centres urbains, les migrants ne jouissent que de peu de droits. Transformer l’attitude des fonctionnaires des villes ne sera pas chose facile: après tout, ils ont passé des décennies à essayer d’empêcher les ruraux de venir en ville.