L’objet de cet article est d’offrir une brève description des différentes dimensions de l’actuelle « crise morale », d’indiquer les contre-mesures prises par le gouvernement pour construire la civilisation socialiste spirituelle, et finalement faire quelques suggestions pour pouvoir évaluer objectivement les résultats de cette action à l’heure qu’il est.
La présente crise morale
Même de loin on peut voir que la présente « crise morale » en Chine présente plusieurs facettes et une image complexe. L’attention à deux points particuliers, à savoir ses effets sur le parti communiste chinois d’une part, et sur les ‘masses’ d’autre part, devrait nous aider à clarifier la situation.
En ce qui concerne les membres du parti, tout le mal moral semble se résumer à deux expressions : « la corruption bureaucratique » et son euphémisme, « les tendances malsaines »La corruption du gouvernement est partout » est la plainte que l’on entend le plus souvent sur les lèvres de tous en Chine aujourd’hui. En ce qui concerne les cadres, « la corruption n’est pas seulement une des manières de faire, mais la seule manière », non pas « une exception, mais une maladie endémique de la vie et de la culture quotidiennes
Les formes de corruption pratiquées par les cadres et officiellement dénoncées par le gouvernement et les médias font une longue liste : corruption active et passive, détournements de fonds (3), fraude fiscale, extortion, « guanshang bufeng » ou abus de biens sociaux. Tout cela amène la perte de la fierté personnelle pour le travail bien fait, le culte de l’argent (4), la bureaucratie, le népotisme et le favoritisme. La collusion avec des éléments criminels pour un avantage personnel, la falsification et la fausse représentation des rapports officiels, des modes de vie prodigues et extravagants font que le culte de l’argent est placé au-dessus de toutes les autres valeurs. Récemment, le « Quotidien du peuple » a cité une parole qui fait maintenant le tour des critiques du système : « Un cadre crée des chiffres mais un cadre supérieur crée de faux chiffresL’éditorialiste ajoute dans son commentaire : « Si vous avez l’habitude de ne pas dire la vérité ou de souffler dans votre propre trompette, ou de piéger votre supérieur en lui disant tout ce qui va bien et en lui cachant tout ce qui va mal, si vous jouissez d’un mode de vie ostentatoire et extravagant, si vous dilapidez les fonds publics, est-ce qu’on peut encore vous considérer comme un membre de qualité du parti communiste 5).
En ce qui concerne les ‘masses », la crise morale est décrite en termes plus généraux, et se manifeste de différentes façons. En tête de liste se trouve la présente disposition des gens à diviniser l’argent. A la suite de l’exhortation de Deng Xiaoping « devenir riche est glorieuxfaire de l’argent et le dépenser semblent être les valeurs suprêmes partagées par le peuple tout entier. Beaucoup admettent ouvertement qu’ils considèrent l’argent comme « la valeur suprême de la vie » et aussi comme « tout puissant, digne objet de culte et source du bonheurUn certain nombre de gens « envoûtés par l’argent ont perdu le sens du bien et du malLe présent mouvement de réforme est qualifié dans le langage populaire de condition dans laquelle « chacun essaie de faire de l’argent et tous sont prêts à plonger dans la grande mer commercialeLes manifestatons de cette crise incluent les points suivants :
La poursuite des richesses amène beaucoup de personnes sans scrupules à utiliser des méthodes illégales. Relativement peu de gens sont impliqués dans le crime violent, le commerce de la drogue, la prostitution ou le jeu, mais les nouveaux entrepreneurs, qui ont souvent du mal à expliquer leur soudaine prospérité financière, sont souvent suspectés de pratiquer de telles méthodes.
Une deuxième manifestation de la « crise morale » dans la population est le surgissement d’un esprit d’extrême individualisme qui a pour conséquences la perte de respect pour les parents, les enseignants et les anciens, le déclin du souci de la famille et de l’esprit de communauté qui amenaient à respecter la propriété commune et les services publics. L’affaiblissement de la piété filiale est particulièrement remarquable et regrettable. Les incidences de jeunes gens négligeant de soutenir leurs parents âgés et même quelquefois volant leurs économies et les abandonnant ensuite, sont de plus en plus fréquentes. Quand les parents obtiennent une décision de justice, leurs enfants restent réticents à les aider et choisissent souvent d’ignorer la loi.
La perte du système des valeurs idéologiques et morales est une autre manifestation claire de la « crise morale » de la population. On peut la constater dans le déclin de la politesse et des bonnes manières et aussi dans la poursuite obsessionnelle du confort personnel. Mais elle est surtout apparente dans ce qui est communément appelé les « six mauxla prostitution, la pornographie, l’enlèvement des femmes et des enfants, le jeu (6), la consommation de drogues, les pratiques superstitieuses. Tous ces phénomènes sont en augmentation. Un rapport du Conseil d’Etat de 1989 remarque : « l’extension de la prostitution et de la pornographie, des régions côtières vers le reste du pays est un phénomène extrêmement choquant
Le même rapport parle de 260 000 arrestations liées au jeu au cours de la même période de dix mois ainsi que du commerce des femmes et des enfants à travers le pays et particulièrement dans les provinces les plus pauvres. Des statistiques plus récentes mentionnent 260 000 toxicomanes et 300 000 prostituées pour tout le pays. Moins d’un pour cent entreprennent une réhabilitation.
La construction d’une civilisation socialiste
Un coup d’oeil rapide sur l’histoire récente de la Chine nous aidera à comprendre comment la situation en est arrivée là et comment, dans le passé, la Chine s’est adressée au problème.
La mort de Mao Zedong en 1976 a effectivement amené la fin de la Révolution culturelle. La « décennie catastrophique » s’était caractérisée par une attaque impitoyable contre toutes les valeurs chinoises traditionnelles. Elle avait d’abord engendré un certain enthousiasme moral avec l’appel de Mao à la nation pour qu’elle retrouve le mode de vie simple et altruiste des premiers jours de la révolution. Puis elle avait rapidement dégénéré en une lutte âpre et cynique pour le pouvoir au sommet, ce qui avait amené un chaos insensé dans les campagnes avec de jeunes gardes rouges idéalistes devenus bientôt cyniques, agissant comme des bandits de grand chemin, pillant et tuant sans remords, détruisant personnes et propriétés partout où ils passaient. Les familles furent traumatisées et divisées par les enfants dénonçant leurs parents et les parents se dénonçant l’un l’autre. Il n’était plus possible à une personne de faire confiance à une autre personne. La majorité des survivants, spécialement dans les grandes villes, étaient comme de grands blessés ayant survécu à une horrible bataille. Aujourd’hui encore on se réfère à eux comme étant « la génération perdueL’éducation formelle et la politesse ordinaire furent considérées comme des pratiques bourgeoises dégénérées. Le désordre régnait et le chaos avait pénétré toutes les institutions et les unités de travail de la société. Les choses étaient arrivées à un point tel, particulièrement à l’intérieur du Parti communiste, que le troisième plenum du onzième comité central, en 1978, fut obligé d’établir une commission avec la responsabilité de guérir les blessures causées par les crimes passés, et restaurer l’ordre là où la menace du chaos subsistait encore.
Il est à mettre au crédit du président Ye Jiangyin, président du Congrès national du peuple, d’avoir été le premier à avoir le courage de faire face publiquement au terrible héritage du passé immédiat, et de suggérer comme remède la construction d’une civilisation socialiste spirituelle. Tout en reconnaissant la nécessité d’une fondation matérielle et économique solide, il appelait à « élever les niveaux d’instruction, scientifique, culturel et de santé de toute la nation, en privilégiant les idéaux moraux et révolutionnaires et en développant une vie culturelle riche et à plusieurs facettes » (7).
Depuis lors, le même souci a été exprimé par d’autres hauts responsables qui l’ont élargi pour y inclure non seulement les membres de l’armée et du Parti, mais aussi les masses chinoises. Peu à peu, on distingua spécialement deux secteurs majeurs de la société : le Parti communiste qui cherchait à maintenir son prestige et la confiance du peuple, et les masses chinoises qui avaient besoin d’une éducation solide dans les valeurs socialistes pour aller avec la politique de libéralisation du gouvernement.
Les buts de la civilisation socialiste spirituelle furent répétés par Deng Xiaoping en décembre 1980 : une société socialiste avancée devait adhérer fermement à des idéaux, une morale et une discipline communistes, tout en rejetant les influences capitalistes, féodales, bourgeoises et vénales par une critique constante et l’amélioration des lois et des réglementations (8).
Au début de 1981 commença le mouvement pour « faire progresser le décorum socialiste dans le peuple avec l’établissement du mois de mars comme Mois de l’éthique socialiste ». Les buts de la campagne furent résumés dans le slogan « les cinq accents et les cinq grains de beautééduquer le peuple dans une idéologie et une morale solides; cultiver l’amour de la mère-patrie et de la collectivité; maintenir le leadership du parti et le système socialiste; faire avancer l’esprit d’aide mutuelle et de coopération, travailler et étudier avec diligence, être honnête et utile au service du peuple (9).
Dans le même temps, avec les réformes économiques et l’ouverture accentuée de la Chine vers le monde extérieur, arrivèrent de plus en plus d’occasions d’abus, particulièrement pour les cadres et les membres du parti communiste. Les conservateurs en profitèrent pour élargir leurs soutiens dans l’opposition en accusant de tous les maux les réformes et l’influence du capitalisme occidental. On arriva à un compromis, et une campagne contre « les tendances malsaines » fut lancée en août 1981. En avril 1982, Deng déclarait au cours d’un débat sur le crime économique que la construction d’une société socialiste spirituelle était la garantie essentielle pour que la Chine demeure fidèle à la voie socialiste. Hu Yaobang élabora cela en septembre 1982, alors qu’il assumait le secrétariat du onzième plenum du Parti, en affirmant : « La civilisation matérielle et la civilisation spirituelle sont indispensables l’une à l’autre. La construction de la civilisation socialiste spirituelle est un devoir pour le parti tout entier et pour tout le peuple dans tous les domaines d’activité. L’éducation idéologique dans le parti est le pilier principal pour l’amélioration de la culture et de l’idéologie dans toute la société, et les membres du Parti doivent avant tout être des exemples idéologiques et moraux. Il est nécessaire d’organiser un fort contingent de travailleurs idéologiques militants capables d’agir et de persudader les autres » (10).
Au cours de la deuxième moitié de 1983, les autorités prirent une série de fortes mesures indiquant qu’elles avaient perdu patience et s’en remettaient à présent à de sévères sanctions comme seuls moyens de combattre le crime. En août, une campagne fut lancée pour traiter sévèrement les criminels et des exécutions de groupe furent publiquement menées dans les grandes villes (11). En octobre, les efforts pour réformer le parti communiste se concentrèrent dans une campagne pour la « rectification et la consolidation du parti » (12). Vers la fin du même mois, les autorités entreprirent, dans un contexte idéologique plus large, une campagne contre la « pollution spirituelle » qui fut sur le point de déraper pour devenir une lutte contre les intellectuels libéraux. Le Conseil d’Etat dut intervenir pour restaurer l’ordre et fixer clairement les limites de la campagne.
En dépit des initiatives gouvernementales, la situation générale ne fit qu’empirer à cause du nombre croissant d’occasions de corruption pour les cadres à tous les niveaux. Des conséquences terribles furent prédites. Dès 1984, les autorités parlaient du besoin urgent de faire face à « la crise de confiance » qui s’étendait à grande vitesse parmi les masses à cause de la corruption à l’intérieur du parti. En novembre 1984, la Conférence nationale du parti adopta une politique sur deux fronts. Tout en reconfirmant la libéralisation économique et la politique de la porte ouverte, elle demanda l’adoption de contrôles plus stricts sur les abus économiques et l’influence de l’idéologie bourgeoise.
Au début de 1986, le parti communiste porta son attention sur « le style de travail » de ses membres. Un nouveau comité ad hoc s’attaqua à l’extravagance et plusieurs cas de mauvaise conduite évidente furent stigmatisés et punis sévèrement. Le sixième plenum du douzième comité central approuva sans restriction la résolution proposée sur « les principes de base de construction d’une civilisation socialiste spirituelle » (13). Ceci démontre le chemin qu’avait fait à l’intérieur du parti l’idée de civilisation socialiste spirituelle et l’influence majeure qu’elle a sur ses manières de penser.
La résolution soulignait les points suivants : la civilisation socialiste spirituelle doit être guidée par les principes marxistes; elle doit s’enraciner dans l’expérience pratique du progrès matériel; elle doit s’adapter aux besoins de la modernisation sociale; elle doit former des citoyens patriotes possédant un idéal, une morale, une discipline et une culture socialistes; elle doit élever la qualité idéologique, morale, scientifique et culturelle de la nation chinoise toute entière. Elle doit aussi recruter dans tous les groupes ethniques pour la cause commune, et les unir dans un même idéal de construction d’un « socialisme aux caractéristiques chinoises qui peut transformer la nation pour en faire un pays socialiste moderne d’un degré élevé de civilisation et de démocratie ». La résolution critiquait aussi des abus comme le népotisme et la bureaucratie. Tout en admettant que la réforme doit être graduelle et concerner toute la nation, celle-ci doit être soumise à la pureté idéologique et à la direction du parti communiste chinois (14).
La situation ne s’est cependant pas améliorée. Les rapports officiels condamnant la corruption et les autres maux sociaux ont continué à être publiés longtemps après que la « campagne pour la rectification et la consolidation » ait pris fin en mai 1987.
Durant tout ce temps, les manifestations étudiantes de 1985 et 1986 faisaient le jeu des conservateurs qui s’en servirent pour lancer une campagne contre « la libéralisation bourgeoise » et l' »occidentalisation ». Hu Yaobang devint le bouc émissaire et fut forcé de démissionner en janvier 1987. Un compromis fut alors négocié avec la faction plus « progressiste ». Le développement économique serait restauré dans son statut de ‘but premier de la nation’, la politique de réformes et de porte ouverte continuerait, mais tout cela serait soutenu par un engagement ferme vis-à-vis des quatre principes cardinaux. Le treizième plenum du parti communiste en octobre 1987 effectua un autre compromis idéologique quand la formule de Deng – construction du socialisme avec des caractéristiques chinoises – fut adoptée en même temps que l’affirmation suivant laquelle la Chine est encore « au premier stade du socialisme » (15).
Pendant les deux années suivantes, à cause d’une inflation en hausse, de la corruption, de la bureaucratie et du refus d’adopter des réformes démocratiques, les soucis du parti communiste n’étaient plus considérés comme pertinents pour la vie des masses urbaines et il continua aussi à perdre de la popularité dans les campagnes : « De moins en moins de gens veulent s’inscrire au Parti ou dans la ligue de la jeunesse communiste; et pourtant de plus en plus de gens se joignent à des groupes religieux… Alors que la parole des cadres du parti n’a que peu de poids dans les villages, la réponse à celle des chefs religieux est enthousiaste » (16).
Tous ces problèmes sociaux contribuèrent finalement à l’organisation des manifestations étudiantes du printemps 1989, dont le détonateur fut la mort de Hu Yaobang, et qui gagnèrent rapidement du soutien dans toutes les couches de la société. Les manifestations firent tellement peur aux autorités supérieures du gouvernement que, le 4 juin, ils se décidèrent à utiliser la force et envoyèrent des tanks pour réprimer les manifestants et les chasser de la place Tiananmen.
Des purges rappelant la révolution culturelle s’ensuivirent. Leur objet était de nettoyer le Parti, non pas de ses membres corrompus, mais des « criminels contre-révolutionnaires » qu’on avait vu soutenir le mouvement prodémocratique. « Des forces étrangères hostiles » furent elles aussi accusées d’avoir contribué aux « troubles contre-révolutionnairesTout ceci ne servit qu’à aiguiser encore les critiques occidentales accusant la Chine de violer les droits de l’homme.
En commençant sa campagne contre les « six maux », le gouvernement admettait la gravité du problème. A grand renforts de publicité on brûla du matériel pronographique, on chassa les prostituées de la rue, on condamna sévèrement des trafiquants de drogue, des kidnappeurs, des hommes d’affaires corrompus et des charlatans religieux. Même Lei Feng, le super-héro maoïste, fut ressuscité un moment en mars 1990 comme modèle d’abnégation et de sacrifice personnel. « Apprendre de l’exemple passé de Lei Feng » devint l’une des manières de contrer les maux très répandus du présent.
Alors que les économistes préparaient le huitième plan quinquennal, les idéologues se préparaient à construire « un empire spirituelA la conférence nationale de novembre 1990, Wang Renzhi détailla un plan quinquennal pour l’établissement de la civilisation spirituelle (17). Les éléments essentiels en étaient le patriotisme, l’abnégation personnelle et un dévouement total au Parti communiste chinois.
Afin d’organiser les masses autour de la construction d’une civilisation spirituelle, le parti lança une campagne d’introduction destinée à faire d’un milliard de personnes des marxistes loyaux. Le but de cet ambitieux mouvement éducatif était d’immuniser les citoyens contre le dépoiement des « valeurs libérales et bourgeoises
L’accent principal fut mis sur la restauration et le renouvellement des 800 000 cellules du Parti qui étaient le coeur de l’organisation communiste du pays. Les religions principales furent aussi invitées à s’engager dans cette campagne par les organisateurs de la conférence nationale sur le travail religieux à Pékin en décembre 1990.
En dépit de ces initiatives, le parti échoua une fois encore à retrouver la confiance du peuple. Une circulaire du comité central de juin 1991 reconnut cet échec en affirmant que le parti souffrait encore « de la double attaque d’éléments subversifs basés à l’étranger d’un côté, et de forces intérieuses anti-communistes de l’autre côtéOn mit le blâme sur les cadres bourgeois libéraux à qui on avait permis de pénétrer les plus hautes sphères du parti ainsi affaibli par sa propre négligence de la discipline et de l’éducation. La peur d’une « conspiration étrangère » dont le but serait de perturber « l’évolution paisible de la Chine vers le développement » fut aussi mentionnée. En novembre 1991, les autorités gouvernementales publièrent leur propre rapport sur les droits de l’homme en Chine, pour essayer d’éviter les critiques étrangères.
En 1992, les affaires économiques connaissaient une envolée, dûe en partie à la visite bien médiatisée de Deng Xiaoping à la région industrielle du sud, à son éloge de ce qui se passait là. Mais lui aussi, avec beaucoup d’autres, affirme les dangers d’une corruption endémique en déclarant que, si un jour le parti communiste venait à se désintégrer, ce ne serait pas le résultat d’une invasion étrangère ou d’une déstabilisation de la nation par le dehors, mais la conséquence de la corruption intérieure. Dès la fin de 1992, Jiang Zemin demandait de nouvelles directives afin de lancer une offensive idéologique contre les maux sociaux et intensifier la propagande en faveur « du patriotisme, du collectivisme et du socialisme
En 1993, des lois furent votées pour interdire aux cadres d’agir comme intermédiaires dans les affaires, de spéculer à la bourse, ou d’accorder des privilèges à leurs amis et relations. Le Parti établit un bureau de la censure supposé vérifier l’orthodoxie de tous les matériaux préparé pour les médias, s’assurant qu’il seraient libres de tout ce qui pourrait « avoir une mauvaise influence sur les massesAu cours de l’été 1993, le gouvernement blâmait l’influence étrangère pour beaucoup des maux de la société et lançait une attaque contre les occidentaux accusés de perpétuer le mythe du « péril jaune » comme étant une menace pour le monde.
Le Parti débuta l’année 1994 avec un appel à l’orthodoxie idéologique. Beaucoup des vieux thèmes marxistes furent ressuscités, la plupart d’entre eux pour renforcer la discipline et la propagande du parti. Jiang Zemin répéta ses appels contre les maux sociaux et demanda au Parti de « former un peuple à l’esprit noble et de maintenir son rôle dirigeant non seulement avec des mots mais avec l’exemple du bon travail » (18). A l’assemblée nationale du peuple en mars 1994, Li Peng affirmait que « les relations entre la croissance, la réforme et la stabilité » devaient être gérées correctement, et qu’« un développement rapide et sain devait être soutenu par une discipline politique plus stricte; le contrôle des dissidents devait être renforcé et de meilleures mesures de sécurité adoptées afin de prévenir l’infiltration de forces étrangères hostilesAu cours de l’été, une nouvelle campagne fut lancée pour renforcer le patriotisme et les valeurs socialistes dans les masses et plus particluièrement chez les jeunes. Elle fut suivie par une autre campagne destinée à « dynamiser l’esprit, renforcer l’unité, restaurer la dignité et la fierté du peuplePendant toute cette période, la bataille contre la corruption continua. De temps en temps, la presse officielle annonçait une victoire, mais la plupart du temps, les bulletins de victoire étaient prématurés et il n’y avait que peu de signes de succès. A l’intérieur du Parti communiste, la campagne contre la corruption atteignit un sommet avec l’arrestation de Chen Xitung, maire de Pékin. Il était accusé de détournement de fonds publics.
Au cours du cinquième plenum du quatorzième comité central du Parti en septembre 1995, Jiang Zemin a donné une nouvelle impulsion à la construction de la civilisation socialiste spirituelle. Il a demandé l’application immédiate de l’idée de Deng Xiaoping de « construire un socialisme aux caractéristiques chinoisesUne attention spéciale aux jeunes est requise. Ils doivent recevoir une éducation morale et éthique « dans la meilleure tradition d’honnêteté du gouvernement » qui servira à « les renforcer dans la lutte contre la corruption » (19). La ville de Zhangjiangang dans la province du Jiangsu a été choisie comme le paragdime du succès économique et spirituel (20). Cependant, en dépit de tout cela, la bataille semble loin d’être terminée. En fait, elle vient juste de commencer.
Vers une évaluation objective
Si cette analyse de la bataille passée et présente pour la moralité en Chine semble peindre une image négative et si la guerre contre la corruption semble se terminer en défaite pour les forces du bien, il faut cependant se souvenir qu’il est dangereux de s’adonner à des généralisations. Il est vrai que les réformes économiques ont apporté de très importantes opportunités pour les pratiques malhonnêtes, mais ces opportunités sont seulement accessibles à une minorité de personnes, pour la plupart des cadres du Parti. La majorité de la population rurale reste en dehors et maintient son mode de vie traditionnel, simple et honnête. La migration vers les grandes villes pose de graves problèmes sociaux, mais les migrants, à l’exception de quelques-uns, ne se sont pas tournés vers des pratiques criminelles.
Les fonctionnaires chinois ont pris note des lieux plus susceptibles d’offrir des occasions de corruption et ils s’adressent à la classe des cadres du Parti pour un renouvellement et une réforme majeures. Il est dans la tradition historique du gouvernement communiste de toujours chercher à maintenir en priorité la crédibilité morale du Parti aux yeux du peuple. A l’heure actuelle, le parti fait face à « une crise de légitimitéLa modernisation exige, dit-on, une stabilité qui ne peut être atteinte qu’en permettant à la direction du Parti de ne pas être contestée. La perte des valeurs morales et idéologiques parmi les cadres est une source majeure d’inquiétude pour les chefs du parti. Ils constatent que « la crise de confiance » se répand dans les masses et savent que cela n’augure pas bien de l’avenir. « La crise réelle à laquelle doit faire face le Parti en Chine est celle de la légitimité et non celle de la moralité » (21).
C’est pourquoi les autorités dépensent tant d’énergie dans l’éradication de la corruption à l’intérieur du Parti. Ceci explique aussi leur vision de la crise morale présente et pourquoi elles sont si enthousiastes dans leur promotion de la civilisation socialiste spirituelle. La tenue morale et politique des membres du Parti est pour celui-ci une question de vie ou de mort. Malheureusement, les moyens utilisés pour combattre la corruption ne semblent pas avoir beaucoup d’impact sur le problème. Les équipes de cadres chargées de discipliner et de punir ceux qu’ils jugent être corrompus deviennent souvent des officines de fausses accusations et de vengeances personnelles contre des ennemis politiques. Ainsi, la corruption engendre davantage de corruption (22).
L’analyse officielle de la crise morale est habituellement simpliste et superficielle, et elle finit souvent en chasse au bouc émissaire. C’est presque obligatoire dans la mesure où les causes de la corruption se trouvent au seuil de la révolution culturelle et de l’occidentalisation bourgeoise et capitaliste; dans la mesure aussi où on n’accorde pas beaucoup d’attention à la nature pragmatique des réformes économiques.
Un numéro récent du Quotidien du peuple notait que « beaucoup de gens continuent de dénoncer la piété filiale comme une valeur morale dégénérée, comme on le faisait aux plus beaux jours de la révolution culturelle. En même temps, ceux qui se préoccupent d’idées occidentales voient dans l’argent le seul ciment qui puisse maintenir la famille et les autres relations humaines » (23). D’un autre côté, on n’accorde pas beaucoup de sérieux à l’analyse selon laquelle la nature pragmatique de la réforme est une cause majeure de la crise morale. Les avantages et les inconvénients matériels et psychologiques en rapport avec les individus et les groupes, la distinction entre cultures « normatives » et « cognitives », entre maux « sociaux » et « moraux », ne sont pas encore bien évalués.
Voici ce qu’écrivait Ting Wai dans un article qui a paru dans China Review en 1994 : « Le grand leader a réussi à orienter la Chine vers un programme ambitieux de modernisation qui correspond aux désirs du peuple, mais il n’a pas amené une idéologie à la nationIl critique la pensée de Deng Xiaoping parce qu’« elle ne donne pas une idée claire de ce qui doit et ne doit pas être fait dans le cheminement vers ce butCe qui est bien et ce qui est mal sont laissés dans le vague et il manque un élément idéologique fort. Il argue qu’alors même que Deng « a libéré toute la nation des contraintes idéologiques héritées de Mao, ce déplacement de la fin de l’idéologie au pragmatisme est précisément la source des désordres idéologiques qui existent en Chine aujourd’hui » (24).
Une liste d’autres causes possibles, telles que l’ignorance des cadres qui n’ont pas vu la nécessité d’éduquer les jeunes et ont donc mis dans leur poche les fonds destinés à cela, l’absence de facilités pour l’éducation, conséquences des destructions de la révolution culturelle, ou la politique de l’enfant unique qui a produit une génération de « petits empereurs » rejetant les valeurs traditionnelles de contrôle de soi et de discipline individuelle, a été souvent mise en avant par des éducateurs (25), mais ces arguments n’ont pas été reçus en leur temps avec l’attention qu’il fallait.
La « construction de la civilisation socialiste spirituelle » était finalement une réponse à cette « perte des valeurs morales et idéologiques ». La situation en est arrivée à ce point non à cause d’un manque d’éducation mais à cause d’un déficit de confiance dans le Parti communiste. L’idéal communiste et les valeurs socialistes sont tombés devant l’assaut puissant du pragmatisme amené par les réformes économiques et devant l’influence des idées étrangères qui ont envahi le pays après la politique de la porte ouverte. Il fallait une nouvelle idéologie, et la « construction de la civilisation socialiste spirituelle » fut lancée à cet effet. Les gens seraient maintenant jugés bons ou mauvais non plus selon les normes éthiques traditionnelles mais selon leur adhésion ou leur rejet de la ligne du Parti. Ceux qui n’offraient pas leur pleine coopération étaient nombreux, et les autorités leur imputèrent rapidement la responsabilité de la crise morale sérieuse des masses. De cette manière, les autorités déplaçaient la responsabilité du parti vers ceux qui étaient considérés comme « les éléments déstabilisateurs » et les « criminels » de la société.
Cette manière d’analyser le problème de la présente crise morale en Chine porte en elle-même le choix des remèdes et la manière selon laquelle la construction de la civilisation socialiste spirituelle doit être effectuée.
Pour résoudre les problèmes de comportement des « criminelsles remèdes vont des punitions physiques et des fortes amendes à des mesures préventives adoptées pour décourager la dissension individuelle ou les mouvements sociaux de protestation. Pour remédier à « la perte de l’idéologie correcteles autorités mettent l’accent sur « l’éducation socialiste » et l’endoctrinement marxiste. D’autres mesures « éducatives » ont aussi été prises, parmi lesquelles, des lois nouvelles, des campagnes massives d’éducation morale, et la promotion de modèles à imiter.
Les efforts pour promouvoir de nouvelles lois dans le domaine de la répression (26) ont connu des difficultés. Beaucoup de cadres sont réticents à les appliquer, quelques-uns ne les comprennent pas, et d’autres ne savent même pas qu’elles existent. Les campagnes d’éducation morale sont dirigées surtout sur les jeunes. La dernière mettait l’accent sur le nationalisme et le patriotisme comme idéologies appropriées justifiant le rôle central du parti sans pour autant abandonner aucun des éléments du credo communiste. Les vertus traditionnelles, les valeurs morales et religieuses du passé, particulièrement celles de la tradition confucéenne et des grandes religions, ont été elles aussi ressuscitées et sollicitées dans le cadre de la construction d’une civilisation socialiste spirituelle. Naturellement, ces efforts ont dû affronter l’hostilité de beaucoup de cadres haut placés qui viennent du matérialisme et de l’athéisme militants.
On a mis aussi l’accent fortement sur les modèles à imiter. Le produit est vendu avec toute la pompe que la direction politique peut maitriser : émissions spéciales télévisées, livres, liturgies et cérémonies au grand hall du peuple, toute la machinerie spectaculaire est utilisée pour présenter au peuple des modèles qu’il doit honorer et imiter. L’Etat possède une efficacité certaine dans ce domaine (27).
La stabilité de l’ordre social exige, selon les autorités, l’imposition de leurs normes morales au peuple. Elles sont les uniques interprètes de ce qui constitue « un socialisme aux caractéristiques chinoisesCeci ne va pas sans difficulté, dans la mesure où l’Etat se heurte parfois à des habitudes traditionnelles ou à des principes moraux qui ne sont pas ceux promus par le gouvernement. Quelques-unes des valeurs les plus « sensibles » incluent: l’exercice de l’autorité, l’initiation des formes démocratiques de gestion dans le gouvernement et sur les lieux de travail, le degré des autonomies régionales, et le vaste domaine des libertés individuelles et des droits de l’homme. Le gouvernement tend à intervenir lourdement contre ceux qu’il considère comme des transgresseurs ou des criminels. Mais le gouvernement se préoccupe fort peu d’autres questions morales telles que le divorce, le concubinage et l’homosexualité, parce qu’aucun de ces problèmes n’influe sur le maintien de l’ordre et de la stabilité en ce moment présent. Il faut louer les efforts du gouvernement chinois pour construire une civilisation socialiste spirituelle. Cependant, sa motivation principale dans tout ceci semble être l’inquiétude sur l’avenir du parti communiste. La double nécessité de promouvoir la modernisation économique et d’assurer la pureté idéologique réduit « la construction d’une civilisation socialiste spirituelle » à un simple instrument dans le processus de stabilisation sociale. On ne se préoccupe guère d’analyser la valeur de cette construction pour elle-même et l’accent est mis sur son utilisation politique. Ceci pourrait se terminer dans la tragédie: comment le parti communiste, lui-même miné par la
corruption, peut-il donner de la crédibilité chez les masses à des exhortations à résoudre la crise morale, ou bien encore comment peut-il chercher à imposer des valeurs idéologiques au peuple sans paraître ridicule et vide ?